La Pêcheuse d’âmes/01-12

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 73-79).

XII

FLÈCHE D’AMOUR

Le monde entier ne vaut point vos appas.
VOLTAIRE (la Pucelle).

Zésim revenait du champ de manœuvre, un peu fatigué et mécontent, et passait avec l’indifférence d’un aveugle le long des brillants magasins, des élégantes, dont les robes l’effleuraient. Tout à coup, une voix claire et charmante retentit de l’autre côté de la rue ; le jeune officier s’arrêta, et Anitta, suivie de sa vieille femme de chambre, vint à lui d’un pas rapide et joyeux.

« Que je suis heureuse de vous rencontrer ! dit-elle, en lui tendant sa petite main, nous allons aujourd’hui à l’Opéra ; vous y viendrez aussi, n’est-ce pas ?

— Pour sûr, du moment que je sais que vous y serez.

— Et vous viendrez nous voir dans notre loge ?

— Puisque vous le permettez.

— Oh ! certainement. »

Zésim fit mine de prendre congé de la jeune fille.

« Avez-vous du service ? demanda Anitta. Pourquoi partez-vous si vite ? Accompagnez-moi au moins jusqu’à la promenade.

— Avec plaisir. »

Ils marchaient l’un à côté de l’autre et causaient sans souci et familièrement. Au milieu de la promenade, là où les bosquets touffus faisaient une espèce d’abri contre les regards curieux, Anitta s’arrêta.

« Maintenant, vous pouvez vous en aller, mais n’oubliez pas de vous trouver à sept heures auprès de l’escalier ; j’ai une si jolie toilette ! »

Zésim lui prit la main, repoussa un peu son manteau, et lui baisa le bras entre le gant et la manche.

« M’aimez-vous ? demanda tout bas Anitta.

— De tout mon cœur.

— Moi aussi, je vous aime bien. »

Elle le regarda d’un regard enchanteur, lui dit adieu d’un charmant petit signe de tête et partit. Zésim la suivit des yeux et soupira ; ce n’était pas la tristesse, mais l’émotion du bonheur qui le faisait soupirer.

Le soir, Zésim se tenait, le cœur palpitant dans le vestibule du théâtre, au bas de l’escalier recouvert de tapis. Les élégants cavaliers et les dames en riche toilette défilaient devant lui. Mais aucune de ces beautés n’obtenait de lui plus qu’un coup d’œil fugitif et indifférent. Cependant, en passant devant le bel officier, l’une redressait fièrement les épaules et la tête, l’autre riait d’un rire forcé, une troisième lui lançait des regards provoquants ; toutes le remarquaient et cherchaient à être remarquées.

Enfin arriva celle qu’il attendait. Elle était avec sa mère. Sa toilette était, en effet, très jolie : elle avait une robe de satin rose, à traîne courte, un manteau de théâtre de soie blanche brochée, garni de renard blanc, une rose blanche au corsage, une autre dans les cheveux. Il ne pouvait y avoir rien de plus ravissant que ce contraste de l’hiver et du printemps. Anitta sourit et fit un signe de tête à Zésim en passant devant lui de son pas léger.

Cependant le comte Soltyk était assis dans sa loge, déjà énervé et ennuyé. Il avait envoyé des fleurs à la prima donna, mais dans le fond elle lui était aussi indifférente que les dames appuyées au balcon de velours, qui braquaient leurs lorgnettes sur lui. Mme Oginska et sa, fille entrèrent dans la loge qui était en face de celle du comte. Le regard de Soltyk effleura la mère ; il la reconnut ; et comme pour le moment il n’avait rien de mieux à faire, il regarda fixement la fille.

Anitta resta debout un instant contre le balcon, sans plus se douter de l’attention du comte que si elle avait été une marchandise vivante dans un marché d’esclaves. Le comte s’était soudain animé ; ses joues se colorèrent, ses lèvres frémirent, Ses yeux ardents dévoraient cette charmante créature, à la grâce presque enfantine, et s’arrêtèrent longtemps sur ce visage si pur et si délicieux. On joua l’ouverture, le chœur chanta et la prima donna fit son entrée. C’est en vain qu’elle essaya, elle si capricieuse et si hautaine d’ordinaire, d’attirer l’attention du comte ; il n’avait d’yeux que pour la loge d’en face. Des sensations qu’il n’avait jamais connues jusqu’alors envahissaient son cœur malgré lui, son sang bouillonnait, et son imagination commençait à travailler violemment. Il était habitué à obtenir immédiatement tout ce qui lui plaisait. Cette fois, les circonstances faisaient que l’objet de ses désirs était séparé de lui par un mur infranchissable ; c’était un attrait de plus. Et ce qui l’excitait presque encore davantage, c’est que la jeune fille n’avait pas même l’air de se douter de sa présence. Lui ! le comte Soltyk, le possesseur de tant de millions, le magnat, le conquérant, l’Adonis, il n’était certes pas facile de ne pas le remarquer ; et cependant, voilà que cette chose incroyable, impossible, se faisait.

Soltyk, en proie à une vive agitation, perdit tout empire sur lui-même lorsque après le second acte Zésim apparut dans la loge des Oginski, prit place derrière Anitta, et que celle-ci, tournant le dos à la scène et au comte, engagea une conversation vive et familière avec le jeune officier. Soltyk descendit dans les coulisses, déclara à la prima donna qu’il trouvait sa toilette abominable, puis il alla au buffet, avala d’un seul trait un verre de punch brûlant et demanda sa voiture.

Le jésuite était dans son cabinet de travail tout rempli de livres. Plongé dans un in-folio, il consultait différents Pères de l’Église à propos d’une grave question, lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Le comte Soltyk entra, jeta sur un meuble son vêtement de fourrure, et, sans dire un mot, se mit à aller et venir à grands pas dans l’étroit espace qui restait au milieu de la pièce.

« Est-ce que l’opéra est déjà fini ? demanda le P. Glinski étonné.

— Non.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? vous avez l’air agité. »

Le comte attendit longtemps sans répondre et continua sa promenade. Enfin il s’arrêta devant le jésuite, et le regardant bien en face :

« Je l’ai vue, murmura-t-il.

— Qui ?

— Anitta.

— Ah !… Et c’est ce qui vous a déterminé à quitter le théâtre ?

— Oui, répondit le comte, j’ai horreur, comme vous savez, de toutes les sensations vagues, de tous les états équivoques. Et maintenant je ne peux pas m’empêcher de me demander en vain à moi-même ce qui m’est arrivé, ce qui m’émeut et ce que je veux.

— C’est pourtant bien simple.

— Qu’en pensez-vous ?

— Vous êtes amoureux.

— Moi ?… »

Soltyk le regarda fixement.

« Vous pourriez bien avoir raison. Comme je n’ai jamais encore été amoureux, je ne peux pas en juger. Mais c’est bien possible. Je suis agacé, mécontent, inquiet ; je me fais l’effet d’un enfant maussade.

— Dieu soit loué ! vous êtes amoureux.

— Je commence moi-même à le croire, parce que, sans motif aucun, je me sens une haine ardente contre le jeune officier qui était assis à côté d’elle, et avec qui elle causait d’une si aimable façon.

— Jadewski ? Ah ! quant à celui-là, vous n’avez pas besoin de vous en inquiéter ; il ne tire pas à conséquence.

— Je ne m’en inquiète pas non plus, répondit Soltyk ; s’il me gêne, je m’en débarrasse tout bonnement en lui brûlant la cervelle, et son compte est réglé. Mais elle, la jeune fille, Anitta ? si elle l’aime ?

— Il n’y a pas encore bien longtemps qu’elle aimait ses poupées ; en ce moment, elle aime ses amies. Ce cœur est jusqu’à nouvel ordre une feuille blanche et sans tache. Heureux celui qui y écrira le premier !

— Je veux faire sa connaissance, dit brusquement Soltyk.

— Cela ne vous sera pas difficile, cher comte, on vous recevra à bras ouverts.

— Mais c’est que depuis longtemps j’ai singulièrement négligé les Oginski.

— Vous n’en serez que mieux accueilli.

— Advienne que pourra, s’écria Soltyk, il faut que je fasse la conquête d’Anitta. À quoi me servent mon nom, mon rang, ma richesse sans cet ange ? C’est la première fois que je peux penser à donner ma main à une jeune fille sans avoir envie de rire de moi-même.

— Si vous amenez cette charmante créature comme reine et maîtresse dans votre maison, tout le monde vous enviera, » dit le jésuite.

Soltyk s’assit sur une chaise et respira profondément.

« Que pourrais-je bien faire maintenant ? Je suis incapable de dormir.

— Prenez un peu d’eau gazeuse. »

Soltyk se mit à rire, puis sonna et ordonna de seller son cheval arabe. Quelques minutes plus tard, il s’élançait à travers la nuit claire et froide. Cependant le jésuite restait assis devant ses Pères de l’Église et souriait comme un homme heureux, en prenant avec délices une prise de son excellent tabac d’Espagne.

Le lendemain, dans la matinée, il vint en cachette chez M. Oginski, et, fort content de lui-même, il annonça la visite de Soltyk. Anitta ne fut pas peu surprise lorsque sa mère, après le dîner, fit une inspection méticuleuse de sa toilette, et la baisa ensuite au front avec une expression d’orgueil.

Quand l’équipage du comte arriva devant la porte, la chère jeune fille était dans le jardin avec Livia et ne se doutait de rien. Soltyk vint accompagné du jésuite. Après qu’on eut échangé quelques mots de politesse, il demanda où était Anitta.

« Elle joue sur la prairie avec une amie, dit Mme Oginska, c’est encore une enfant, monsieur le comte.

— Nous pourrions bien faire une petite promenade, proposa le P. Glinski.

— Certainement. »

Le comte aida Mme Oginska à mettre sa mantille et lui offrit le bras pour descendre l’escalier.

« Ne vous attendez pas à des merveilles, lui chuchota-t-elle, on sait combien vous êtes difficile.

— J’ai vu mademoiselle votre fille au théâtre, répondit Soltyk, et j’ai été ravi de voir à la fois tant de beauté, de noblesse et de pureté.

— Vous êtes trop indulgent. »

Le P. Glinski marchait en avant, et quand les jeunes filles l’aperçurent, elles accoururent à sa rencontre.

« Vous allez jouer au loup avec nous ! dit Anitta.

— Une autre fois, mon enfant, répondit le père, aujourd’hui le comte Soltyk est venu ; il désire vous être présenté. »

Déjà Mme Oginska et le comte approchaient.

« Voici ma fille, dit-elle avec des yeux rayonnants ; le comte Soltyk désire faire ta connaissance… mais quel air tu as, avec tes cheveux ébouriffés et tes joues rouges comme celles d’une paysanne ! »

Anitta se tenait debout, la tête baissée, devant Soltyk ; elle respirait avec une certaine gêne sous la fourrure de sa kazabaïka, et ses mains serraient fortement le cerceau avec lequel elle venait de jouer.

« Je suis bien heureux de faire votre connaissance, » dit le comte.

Anitta jeta un regard craintif du côté de sa mère. Celle-ci avait pris le bras de Glinski et proposait au comte de faire la visite du jardin. Soltyk était tout disposé et il suivit avec les deux jeunes filles la maîtresse de la maison qui avait pris les devants.

« On ne vous a pas encore vue jusqu’à présent, mademoiselle, dit Soltyk reprenant la parole ; vous semblez fuir nos réunions.

— J’étais hier au théâtre, pour la première fois, répondit Anitta, c’était très joli, n’est-ce pas ? J’irai probablement aussi à un bal.

— Ce serait une injustice de la part de vos parents que de vous dérober à nous, continua Soltyk.

— Anitta est encore si jeune ! dit la mère en se mêlant à la conversation, elle a bien le temps de faire connaissance avec le grand monde. Mais j’espère que maintenant vos visites seront moins rares, monsieur le comte.

— Certainement. J’apprécie à sa valeur tout l’honneur de votre aimable permission.

— Ce que vous pouvez faire de mieux, dit le jésuite en s’adressant à Anitta, c’est de proclamer mon cher comte votre Maître de plaisir. Personne n’approche de lui pour arranger des fêtes.

— Vraiment ?

— Je me mets entièrement à votre disposition, mademoiselle. »

Après avoir parcouru le jardin, ils regagnèrent tous ensemble la maison. M. Oginski était encore absent, en vertu d’une combinaison de sa femme, pour que le comte ne fût pas forcé de causer avec lui. Mme Oginska proposa une partie de dominos au jésuite, et pria Livia de se mettre au piano. Soltyk resta ainsi seul avec Anitta dans un coin à moitié sombre. Il fit des efforts inutiles pour l’amener à parler ; à côté de lui elle se sentait gênée et intimidée, et ne fut vraiment à son aise qu’au moment où il partit.

« Elle est merveilleusement jolie, dit Soltyk, lorsqu’il se te trouva dans la voiture à côté du jésuite, mais elle est encore remarquablement timide, pour ne pas dire peureuse.

— Elle a entendu trop parler de vous, mais cela ne peut que vous être utile ; les hommes que les femmes aiment le plus facilement sont ceux dont on leur dit de se méfier. »

« Eh bien ! que dis-tu de Soltyk ? demanda Mme Oginska à sa fille quand elles se trouvèrent seules.

— C’est un bel homme. »

Mme Oginska la menaça du doigt en souriant.

« Non, maman, non, reprit Anitta, cela n’empêche pas que je ne pourrais jamais l’aimer ; il a quelque chose qui me fait peur.

— Cela se passera, mon enfant.

— Jamais, maman, jamais ! »