La Pêcheuse d’âmes/02-07
VII
NOUVEAU PAS VERS LE BUT
Pendant trois longs jours, qui lui parurent une éternité, le comte attendit un message de Dragomira. Le soir du troisième jour, Barichar, sous la livrée d’un domestique de grande maison, apparut au noble club où jouait Soltyk et lui remit une lettre. Le comte la parcourut.
« J’y vais, » dit-il. Il glissa une pièce de monnaie dans la main de Barichar, descendit promptement l’escalier, sauta dans sa voiture, rentra chez lui et fit sa toilette avec un soin méticuleux.
Une heure plus tard, sa voiture s’arrêtait devant la maison de Dragomira. Il la renvoya et monta l’escalier conduit par Barichar. Celui-ci ouvrit la porte et Soltyk se trouva dans une chambre de réception. Au moment où il ôtait sa pelisse, Dragomira vint à lui et lui tendit la main.
« Êtes-vous seule ? demanda-t-il en portant la main de la jeune fille à ses lèvres.
— Oui. »
Dragomira retira doucement sa main et s’assit devant la cheminée. Le comte, les deux mains posées sur le dossier du fauteuil qu’elle lui avait indiqué, cherchait à lire sur son visage. Mais ce visage était froid et fermé comme d’habitude, et les beaux yeux bleus avaient pareillement leur éclat glacial.
Malgré son émotion, Soltyk remarqua que Dragomira s’était faite belle pour lui. C’était la première fois qu’il la voyait à la maison en négligé, dans cette mise que les jolies femmes soignent avec un art raffiné. On eût dit qu’elle avait été surprise et dérangée par lui au milieu de son repos, et que, pour le recevoir, elle avait passé à la hâte le premier vêtement venu. Et cependant l’harmonie la plus exquise régnait dans sa toilette, dont toutes les parties allaient ensemble comme les accords de la plus séduisante mélodie. Sous le velours rouge de sang et la zibeline brun-doré de sa jaquette aux larges manches qu’elle avait laissée ouverte, la soie bleue de son peignoir et les dentelles blanches qui le garnissaient apparaissaient légères et vaporeuses comme un duvet de fleur ou comme une neige délicate. Rien de plus délicieux que l’arrangement de sa riche chevelure blonde qui descendait jusque sur ses épaules dans le plus opulent désordre. Ce n’était pas par hasard qu’elle avait choisi de petites pantoufles de satin noir brodées de perles ; ce n’était pas par hasard que son bras avait pour tout ornement un large bracelet d’or tout uni ; ce n’était pas par hasard non plus qu’elle n’avait rien dans les cheveux qu’un camélia rouge.
Elle aussi découvrit immédiatement qu’il avait dû faire une station devant son miroir, si vite qu’il voulût venir chez elle. Mais si la pensée qu’elle avait eu l’intention de lui paraître belle fit concevoir des espérances au comte, Dragomira fut bien près de rire en voyant sa chevelure frisée et sa cravate bizarre et en sentant le parfum que ses vêtements exhalaient avec surabondance. À ce moment, pour la première fois, il lui parut faible, et aussitôt elle se sentit assez forte pour se jouer de lui.
« M’expliquerez-vous enfin l’énigme qui me tourmente depuis dès semaines ? dit Soltyk.
— Oui, répondit-elle avec calme.
— Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais vue, et en même temps la plus étrange. Vous êtes aussi mystérieuse que le Sphinx, peut-être aussi cruelle que lui.
— C’est vrai ; je n’ai pas de cœur. »
Elle promena ses doigts dans la fourrure sombre de sa jaquette, pendant qu’elle arrêtait sur lui son regard pénétrant.
« Vous ne me ferez pourtant jamais croire, dit-il, que vous êtes un démon.
— Je ne suis ni bonne ni mauvaise.
— Qu’êtes-vous donc ?
— Je sers une idée, sans haine et sans amour.
— Et cette idée… ?
— Je me fie à vous, comte Soltyk, quoique j’aie découvert en vous aujourd’hui une mauvaise qualité, doublement mauvaise en ce qu’elle dénote de la mesquinerie et de la faiblesse.
— Quelle est cette qualité ?
— Vous êtes vaniteux, mon cher comte, vous vous donnez la peine de me plaire ; cela m’inspire de la gaieté. »
Un sourire fugitif passa sur son visage de marbre.
Soltyk était devenu rouge.
« Ah ! vous êtes cruelle, murmura-t-il, cruelle comme une belle tigresse, qui joue avec la victime dont elle est sûre.
— Oui, vous êtes vaniteux, continua Dragomira, et malgré cela, au milieu des poupées du monde, vous êtes un homme ; au milieu des masques, vous êtes une figure humaine. Aussi, je crois en vous et je me fie à vous.
— Vous le pouvez. Je n’ai pas besoin de vous dire quel pouvoir incompréhensible, surnaturel, vous avez sur moi. Vous n’êtes pas la jeune fille à qui l’on fait des aveux. Vous devinez la pensée, vous lisez les émotions sur les visages. Vous savez depuis longtemps que je vous aime.
— Oui, je le sais.
— Et savez-vous aussi combien je vous aime ?
— Oui, je le sais aussi.
— Savez-vous, Dragomira, qu’il n’y a pas un mouvement de mon âme qui ne vous appartienne, que je ne m’occupe que de vous, que je rêve de vous, que votre pensée me fait délirer ? Savez-vous que je suis prêt à tout abandonner, tout sacrifier pour vous ? »
Elle fit un léger signe de tête pour dire qu’elle le savait.
« Et savez-vous que votre froideur, votre ironie me rendent fou ?
— Mon ironie ? interrompit-elle, comment pourrais-je me moquer de votre passion, quand je veux que vous m’aimiez ardemment, follement, comme à cette heure ? Non, je ne ris pas de vous ; je me réjouis de cette flamme que j’ai allumée.
— Dans quelle intention ?
— Vous l’apprendrez.
— Pour faire de moi votre instrument ? s’écria Soltyk, soit ! Je veux vous servir ; je veux servir vos plans ; mais à une seule condition, c’est que vous serez à moi, Vous ne m’aimez pas. Vous n’avez pas de cœur. C’est bien ; je ne vous demande pas d’éprouver quoi que ce soit à mon égard ; mais dites-moi que vous consentez à devenir ma femme.
— Jamais.
— Vous êtes donc absolument insensible ? »
Le comte se jeta à ses pieds et la serra passionnément dans ses bras, cachant son visage en feu dans les flots de soie, de dentelle, de fourrure et de velours qui enveloppaient cette froide créature. Dragomira irritée se dégagea brusquement de son étreinte.
« Comte, murmura-t-elle, si vous vous approchez de moi encore une fois, une seule fois, tout est fini entre nous.
— Pardon ! dit-il d’une voix suppliante et toujours à genoux devant elle, je ne voulais pas vous offenser. Vous êtes injuste envers moi, si vous m’attribuez quelque intention qui pût blesser votre orgueil. Je le jure devant Dieu, je n’ai rien dans l’esprit qui puisse vous offenser.
— Vous n’avez pas besoin de le dire.
— Je n’ai qu’une pensée, faire de vous la maîtresse de tout ce qui m’appartient, faire de vous ma femme.
— Je le sais, dit Dragomira, et c’est là précisément l’erreur fatale qui est entre nous comme un abîme. Vous voyez en moi une femme ordinaire. Je ne suis pas cette femme-là. Jamais, je ne donnerai à un homme mon cœur, et encore moins ma main.
— Quelle fantaisie ?
— C’est absolument sérieux.
— Et vous êtes réellement inflexible ?
— Vous le voyez. Relevez-vous donc, cher comte, vous attendririez une vieille statue de saint avant de m’attendrir. Relevez-vous. »
Soltyk se releva.
« Et maintenant, asseyez-vous près de moi et écoutez-moi. »
Soltyk obéit.
« Oubliez ce milieu dans lequel vous me voyez, continua Dragomira, oubliez ces meubles modernes, ce poêle russe, supprimez par la pensée cette toilette, ces vêtements sarmates, ces dentelles, ces pantoufles qui rappellent le sérail ; imaginez-vous que je porte une longue robe blanche, un voile, des sandales aux pieds, et vous comprendrez ce que je suis.
— Une vestale ?
— Une prêtresse.
— Vous avez raison. Il ne vous manque que le couteau du sacrifice ; la victime est prête. »
Qu’y eut-il dans les paroles du comte qui fit tressaillir ce marbre virginal et passer un éclair dans ces yeux fiers et froids ? Ce fut un regard que Soltyk ne comprit pas. Tel devait être le regard de la lionne au milieu de l’arène brûlante, quand le martyr chrétien désarmé allait au devant d’elle.
« Qu’avez-vous donc ? demanda Soltyk.
— Rien, rien. »
Elle se pencha en arrière, et ferma les yeux à demi.
« Vous appartenez donc à une secte religieuse ? dit le comte, au bout de quelques instants.
— J’appartiens à une petite communauté, répondit Dragomira en ouvrant lentement les yeux, et cette communauté a une grande et sainte mission à remplir.
Représentez-vous le monde d’aujourd’hui, reprit Dragomira, l’état général des esprits. D’un côté vous avez la foi religieuse aveugle, morte, qui s’attache à des formes dénuées de sens, qui murmure des prières que personne n’entend et qui confie les âmes à des prêtres dont toute la vocation consiste à songer à leur bien-être corporel. De l’autre côté vous voyez l’incrédulité, pour laquelle il n’y a plus rien de sacré ; l’incrédulité qui applique son compas aux étoiles comme aux crânes des animaux et des hommes, qui pèse tout, calcule tout, analyse tout ; qui suit de l’œil la croissance des plantes ; qui connaît les pierres, les planètes et qui ne sait rien de Dieu parce qu’elle ne l’a pas découvert au bout de son télescope. Eh bien, au milieu de cette hypocrisie et de cette adoration qui s’adresse à la lettre et non à l’esprit ; en présence de cet avilissement de l’homme, ravalé au niveau de la bête, et de cet amoindrissement de la nature dépouillée de Dieu, à la vue du dégoût, du vide, du désespoir d’ici-bas, ne comprenez-vous pas qu’il y ait des âmes qui aspirent à Dieu, qui le cherchent au delà des étoiles, au delà de la cellule et du mucus primitifs, et qui s’efforcent d’entrer en relation avec le monde des esprits dont elles ont le pressentiment ?
— Vous croyez qu’il y a un Dieu ?
— Oui, je le crois.
— Et qu’il y a un monde supérieur au-dessus de ce monde terrestre ?
— Oui.
— Et qu’il est possible de pénétrer dans ce monde-là ?
— Non seulement je le crois, mais je le sais, j’en suis convaincue.
— Alors vous êtes spirite ?
— Non, on ne joue pas avec de pareilles choses. Malheur à celui qui étend une main téméraire vers le voile qui nous sépare de l’autre monde ! La foi seule peut nous montrer le chemin qui conduit à la lumière éternelle.
— Et vous avez cette foi ?
— Oui, je l’ai.
— Vous croyez que Dieu vous a choisie ?
— Oui.
— Qu’il vous révèle à vous des choses qui demeurent cachées pour les autres yeux mortels ?
— Oui.
— Maintenant je commence à vous comprendre, dit Soltyk que la surprise rendait pâle, pendant que ses yeux apparaissaient plus grands et plus brillants. Et vous voulez que je vous aime uniquement pour que je me confie à vous, pour que je suive avec vous la route qui seule, d’après vous, conduit au salut ?
— Oui.
— Prouvez-moi donc qu’il y a un Dieu.
— Je ne le puis pas.
— Qu’il y a un monde en dehors de celui où nous respirons ; des esprits qui obéissent à l’Éternel et avec qui nous pouvons entrer en relation, grâce à votre foi.
— Je le puis.
— Je vous en conjure, Dragomira, ne me trompez pas. Ce serait affreux de badiner avec de pareilles choses.
— Je ne badine pas, répondit-elle avec calme, vous me demandez des preuves ; je vous les donnerai.
— Quand ?
— Bientôt ; peut-être dès demain.
— Votre parole ?
— Ma parole ! Je la tiendrai, et… ?
— Alors je vous appartiendrai, Dragomira. »