La Pêcheuse d’âmes/02-08

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 218-223).

VIII

DE L’AUTRE MONDE

Le monde des esprits n’est pas fermé.
Gœthe, Faust.

Le lendemain matin, le comte Soltyk reçut un billet de Dragomira :

« Je suis chez Monkony ce soir. Venez-y sans faute. Nous pourrons causer ensemble sans être dérangés. »

On préparait chez Monkony une représentation théâtrale. La répétition avait lieu ce soir-là. En dehors des acteurs il n’y avait que Dragomira ; Soltyk pouvait donc facilement s’approcher d’elle. Pendant qu’on jouait un proverbe de Musset, ils se retirèrent dans un coin peu éclairé de la salle où se trouvait un petit divan.

« Qu’avez-vous à me dire ? demanda le comte tout ému.

— Je suis prête à vous conduire dans le monde des esprits, dit Dragomira à voix basse, mais il faut quelque préparation de votre côté. Retirez-vous pour quelque temps du brillant tourbillon de ce monde où vous vivez et tournez votre âme de toutes vos forces vers le ciel.

— Comment ? Que faut-il faire ?

— Allez vous enfermer pendant trois jours dans n’importe quel couvent, et là, loin du monde, des hommes, du luxe et des plaisirs, appliquez-vous à de sérieuses méditations et à la prière ; jeûnez, faites pénitence, et le troisième jour confessez-vous et communiez.

— Quoi ! J’irai trouver un prêtre catholique ?

— Pourquoi non ? La forme n’est rien, le fond est tout. Il faut vous humilier devant Dieu. Il faut éveiller la douleur en votre âme. Ce qui est important et nécessaire, c’est que vous vous repentiez. Où ? peu importe. »

Soltyk, qui était déjà complètement sous l’influence de la belle prêtresse, obéit à ses instructions et se retira pendant trois jours dans le couvent des Carmélites, où il se livra à de sévères exercices de pénitence. Quand il revint chez lui, le quatrième jour, il reçut un billet de Dragomira qui lui donnait rendez-vous, chez elle, à onze heures du soir.

Il arriva à l’heure dite. Barichar se tenait auprès de la porte ouverte et monta devant lui au premier étage. Dragomira était prête. Elle prit son bras, quitta la maison avec lui et le conduisit par plusieurs rues à une petite place assez solitaire où Une voiture les attendait. Une fois montés, la voiture les emmena rapidement à travers la ville dans un faubourg éloigné.

Ils s’arrêtèrent devant un vieux bâtiment isolé et entouré d’un mur élevé. Le cocher descendit et frappa trois fois. Un vieillard en costume de paysan vint ouvrir. Dragomira entra avec Soltyk et renvoya la voiture. Le vieillard fit traverser un jardin inculte pour entrer dans la maison, qui avait l’air complètement inhabitée. On ne voyait aucune lumière ; les fenêtres étaient fermées avec des volets de bois ; on n’entendait rien, pas même un chien. À la lueur douteuse d’une lanterne que le vieux portait à la main, le comte vit des murs blanchis à la chaux, crevassés et couverts de mousse, et un escalier vermoulu et à demi ruiné. Quand ils l’eurent monté, il distingua dans le corridor le portrait d’une dame en toilette rococo. Le tableau accroché au mur n’avait pas de cadre.

Le vieillard poussa la porte d’une petite salle dont le plafond offrait des restes d’ornements en stuc, alluma les bougies d’un candélabre en cuivre placé sur une commode du temps de nos grands-pères, jeta deux énormes bûches dans une grande cheminée hollandaise où flambait un bon feu, et resta ensuite près de la porte, attendant des ordres.

« Tu peux t’en aller, Apollon, dit Dragomira, si j’ai besoin de toi, je sonnerai. »

Le vieillard partit, et Dragomira s’assit sur une chaise, près de la cheminée, telle qu’elle était, avec sa pelisse sombre et son bachelick de soie noire brodé d’or, car l’air de la salle était froid et humide et avait une odeur de moisi. La salle elle-même était presque entièrement vide. Avec la commode qui portait le candélabre et la chaise de Dragomira il y avait en tout une autre chaise et une table. Sur la cheminée se trouvait une pendule qui marquait onze heures et demie. La salle avait trois fenêtres devant lesquelles pendaient d’épais rideaux, et deux portes dont l’une donnait évidemment dans une chambre voisine.

À la muraille étaient suspendues deux images : une Mère de Dieu byzantine toute noircie et sainte Olga. Entre les deux se trouvait un crucifix.

Un rideau blanc séparait une partie de la salle de celle où étaient Dragomira et le comte.

Soltyk demanda à sa compagne ce que signifiait ce rideau.

« Il sépare le sanctuaire du monde profane, répondit Dragomira. Dès qu’il est minuit, et que les choses qui ne sont perceptibles ni pour les yeux ni pour les oreilles se font voir et entendre, cet espace qui est là devient leur asile et personne ne doit oser y mettre le pied. En ce moment, vous pouvez encore l’examiner. »

Soltyk ouvrit le rideau et vit un espace entièrement vide, des murs nus, sans fenêtre ni porte ; rien qui pût paraître surprenant ou provoquer le soupçon.

« Vous n’avez pourtant pas pleine confiance en moi, dit Dragomira lorsqu’il revint auprès d’elle.

— J’ai la sérieuse intention, l’ardent désir de me laisser convaincre par vous, répondit le comte, et voilà justement ce qui me détermine à m’enlever à moi-même tout terrain où le doute pourrait plus tard pousser des racines. »

La pendule marquait le quart avant minuit.

Dragomira laissa glisser sa pelisse et ôta son bachelick. Et maintenant, debout, dans sa longue robe de velours noir, elle avait quelque chose de surhumain, de surnaturel. Toute couleur avait disparu de son beau visage sévère ; seuls, ses grands yeux bleus brillaient d’une lueur étrange. Elle se prosterna devant l’image du Christ en croix et pria longtemps avec ferveur ; puis elle se releva subitement, saisit Soltyk par la main et l’entraîna avec elle devant la cheminée. Là, elle s’assit de nouveau ; quant à lui, il resta debout en proie à une émotion indicible.

Les aiguilles étaient sur minuit. Presque au même instant, le bruit lointain de douze coups sonnant à quelque horloge de la ville se fit entendre. Les bougies du candélabre s’éteignirent soudain d’elles-mêmes. Une profonde obscurité et un silence sinistre régnèrent dans la salle.

Quelque chose d’incompréhensible se mit alors à flotter lentement dans la salle et à la remplir. C’était à la fois une scintillation douce et tremblante, un murmure à peine perceptible et un parfum léger et subtil qui caressait les sens. Une brume diaphane montait du sol et se massait peu à peu. Enfin une forme à grands contours indécis se dressa, s’approcha, s’éleva en l’air et s’évanouit.

« Qu’est-ce que cela ? demanda Soltyk à voix basse.

— Je ne sais pas.

— Peut-on forcer les morts qui nous étaient chers à apparaître devant nous ?

— Oui.

— De quelle manière ?

— Concentrez toutes vos pensées, tous vos sentiments, toute votre volonté sur cette personne que vous voulez voir. »

Il y eut un moment de silence, puis le rideau s’ouvrit et l’on distingua une haute forme d’homme.

« Mon père, murmura Soltyk.

— Parlez-lui.

— Puis-je m’approcher de lui ?

— Vous pouvez tout ce que vous voulez. »

Soltyk sortit un revolver de sa poche.

« Me permettez-vous de tirer sur l’apparition ? demanda-t-il.

— Pourquoi non ? répondit Dragomira. Tirez ! »

Un éclair, une détonation, un peu de fumée. La forme était toujours là debout.

« Incrédule ! » s’écria une voix sourde qui semblait venir de la tombe.

Soltyk s’avança d’un pas résolu vers l’apparition et chercha à saisir la blanche et ondoyante draperie ; mais elle fuyait comme un brouillard entre ses doigts, et la figure disparut à ses regards.

« J’ai offensé l’esprit, dit-il.

— Il semble. »

Soltyk revint près de Dragomira.

« C’est en vain que je me mets en défense contre ce que je vois et entends ici, murmurait-il, il faut que j’y croie, malgré moi. Si je ne deviens pas fou auparavant, vous réussirez sans aucun doute à me convertir. »

Alors apparut une deuxième figure, celle d’une femme dont les yeux étaient attachés sur le comte avec l’expression d’un amour céleste.

« Oh ! ma mère ! s’écria-t-il.

— M’entends-tu, mon enfant ?

— Oui.

— Pourquoi t’es-tu détourné de Dieu ? Retourne à lui, pendant qu’il en est encore temps. Je prie pour toi auprès du Tout-Puissant. Il aura pitié de toi.

— D’où viens-tu ? demanda Soltyk d’une voix tremblante.

— De bien loin.

— Et où vas-tu ?

— Dans les sphères supérieures. Je suis emportée loin des lourdes vapeurs de la terre vers les espaces sacrés des étoiles. Adieu, mon enfant, adieu !

— Adieu ! »

L’apparition s’évanouit et avec elle la lueur mystérieuse et le parfum. De nouveau régnèrent l’obscurité et le silence.

« À quoi pensez-vous maintenant ? demanda Dragomira.

— À ma sœur. »

Soudain la lueur apparut de nouveau, et l’on eût dit qu’un jardin en fleurs exhalait tous ses parfums dans la salle. Un petit nuage était étendu sur le sol, devant le rideau. Il s’entr’ouvrit doucement et un enfant en sortit, une petite fille d’environ dix ans, vêtue d’une robe blanche garnie de rubans bleus. Elle levait d’un air joyeux sa jolie tête entourée de boucles noires flottantes, et attachait sur Soltyk ses grands yeux sombres. Elle lui tendit ses bras nus, et, avec un charmant sourire, lui cria d’une voix fraîche et mélodieuse :

« Boguslaw, tu es là ! Il y a si longtemps que tu n’as joué avec moi ! Viens, viens donc ! Il faut que je parte bientôt. »

L’effet fut tout puissant. Le comte fit deux pas en avant, tomba à genoux, se cacha le visage dans les mains et se mit à pleurer. Il sentit deux bras qui l’entouraient légèrement, comme dans un rêve où les corps n’existent pas, et deux petites mains qui le touchaient, parfumées et froides comme des feuilles de roses couvertes du givre du printemps. Un frisson lui parcourut le corps ; ce n’était pas un frisson d’épouvante, mais un doux frémissement de joie et d’espérance.

« Reste près de moi, dit-il en suppliant.

— Je ne peux pas, répondit l’apparition, mais tu as là celle qui ne t’abandonnera pas.

— Dragomira ?

— Oui. Elle te montrera la route du bonheur terrestre et celle du salut éternel. Adieu. Ne m’oublie pas. Je pense souvent à toi. »

L’apparition s’éleva lentement, comme un nuage qui plane. C’est en vain que Soltyk cherchait à l’atteindre et à la serrer dans ses bras. Elle riait doucement et lui échappait comme un insaisissable papillon. Sa robe flottait toujours ; ses boucles ondulaient encore vaguement. Puis tout se retrouva soudain plongé dans les ténèbres, La mélodie mystérieuse qui vibrait doucement dans la salle s’arrêta, le parfum des fleurs s’évanouit.

« C’est assez, dit le comte, en revenant lentement et pas à pas vers Dragomira. Je suis dans un état qui touche à la folie.

— Cela ne dépend pas de moi.

— Faites apporter de la lumière. »

Dragomira sonna. Le vieillard arriva aussitôt avec sa lanterne et ralluma les bougies du candélabre qui donnèrent de nouveau une lumière tranquille et claire.

— Écarte le rideau, ordonna le comte.

Le vieillard échangea un regard imperceptible avec Dragomira et fit ce qu’on lui avait commandé.

— Va-t-en maintenant.

À peine le vieillard s’était-il éloigné qu’une musique douce et plaintive recommençait à vibrer dans la salle. Une blanche figure s’éleva du sol à la lueur brillante des bougies.

— Doutes-tu encore ? demanda une belle voix, pleine et majestueuse comme les notes d’un orgue.

— Non ! non ! « répondit Soltyk d’une voix étouffée.

L’apparition s’était au même instant dissipée comme une vapeur.

« Croyez-vous en moi, maintenant ? » demanda Dragomira.

Au lieu de répondre, le comte tomba à genoux devant elle et cacha son visage tout pâle dans le sein de la jeune fille. Dragomira le regarda paisiblement, sans raillerie, mais aussi sans pitié.