La Pêcheuse d’âmes/02-09

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Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 224-230).

IX

À BAS LE MASQUE

« Oh ! tu es cruelle ! tu fais mourir tout ce qui t’aime. »
LOPE DE VEGA.

M. Oginski remarquait avec chagrin que les joues de sa fille pâlissaient de jour en jour. Elle, qui autrefois badinait, riait, chantait du matin au soir, restait maintenant toujours silencieuse et sérieuse. Il tint conseil avec sa femme qui chercha à le consoler ; mais ils furent aussi heureux l’un que l’autre, lorsque Anitta leur demanda la permission de prendre des leçons de peinture. Ils virent avec plaisir qu’elle cherchait à se distraire. Elle passa ainsi bien des matinées chez son maître, espèce de vieil original polonais. Il ne leur vint pas non plus le moindre soupçon à l’occasion des fréquentes sorties qu’elle fit le soir sous prétexte d’aller visiter le vieux peintre. N’était-ce pas Tarass, le vieux, le fidèle, le sûr Tarass qui l’accompagnait chaque fois ?

Personne ne se doutait que ces leçons notaient pour Anitta qu’un moyen d’être plus libre, et que le temps qu’elle passait hors de chez ses parents, elle l’employait surtout à observer Dragomira, de concert avec son fidèle Cosaque, et à la surveiller dans ses allées et venues.

Un soir, ils l’avaient suivie jusqu’au cabaret Rouge. Dragomira, qui se croyait espionnée par des agents du jésuite, s’arrêta subitement et vint droit à eux.

« Qu’y a-t-il pour votre service ? dit-elle en regardant Anitta bien en face. Depuis quelque temps vous êtes toujours sur mes talons. Que désirez-vous… ? »

Elle s’interrompit tout à coup.

« Serait-ce possible ? s’écria-t-elle. Anitta ? vous ici ?

— Oui, moi ! répondit Anitta, encore tremblante de surprise, mais elle se remit promptement.

— Et vous désirez ?…

— Je veux vous dire, reprit Anitta, de plus en plus décidée et calme, que l’on voit dans votre jeu. Je vous tiens pour une coquette ; je sais maintenant que vous poursuivez des plans qui craignent la lumière, que vous…

— Qu’en savez-vous ? murmura Dragomira en saisissant brusquement Anitta par le poignet.

— Lâchez-moi, dit Anitta avec énergie, vous ne me ferez pas peur. »

Elle repoussa Dragomira et recula d’un pas.

« Que savez-vous de mes plans, demanda de nouveau Dragomira.

— Peu de chose, mais assez pour comprendre que par votre fait Zésim Jadewski court un danger sérieux. Vous avez aussi tendu vos filets autour du comte Soltyk. C’est bien, celui-là je vous l’abandonne ; mais cessez de vouloir faire votre victime de Zésim.

— En vérité ? dit Dragomira d’un ton railleur. Vous me faites cadeau de Soltyk, comme s’il était votre esclave ; et je dois vous donner Zésim en échange. Malheureusement, je ne peux pas plus disposer de lui que vous du comte.

— Ne déplacez pas la question, dit Anitta avec vivacité, vous ne me comprenez que trop bien. Je veux que vous renonciez à Zésim, non pas pour m’être agréable, à moi, mais parce que vous ne pouvez que causer sa perte comme celle de bien d’autres. Il y a quelque chose en jeu, que je ne comprends pas encore ; mais je sens que Zésim est en danger tant qu’il respire le même air que vous.

— Tu prends une peine inutile, répondit Dragomira avec une froide majesté, tu ne comprends pas, pauvre jeune fille, mais il est une chose que tu comprendras peut-être, c’est que je l’aime et qu’alors je veux le sauver, car c’est toi qui perds son âme, et non pas moi.

— Tu l’aimes ? s’écria Anitta. Toi !… toi, autour de qui flotte une odeur de sang !

— Tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas. C’est toi qui a tué Pikturno. Quiconque t’aime, tu le tues. Tu immoleras aussi Zésim. Dans quelle intention ? je ne le sais ; mais tu désires son sang. C’est mon cœur qui me le dit ; aussi je briserai le filet dans lequel tu le tiens prisonnier. Il est encore temps. Délivre-le.

— Jamais.

— Alors prends garde !

— Folle ! C’est à toi à prendre garde.

— À bas le masque ! s’écria Anitta, laisse le monde voir ce visage avec lequel tu te glisses la nuit comme une louve à travers les rues. Avoue donc tes actes ! »

Dragomira se demanda un moment si elle n’étendrait pas à l’instant même Anitta à ses pieds, si elle ne fermerait pas d’un coup du froid acier la bouche qui l’accusait avec tant de violence. Mais elle se dit qu’Anitta ne savait rien et ne pouvait rien savoir, que rien n’était encore perdu, que cette jeune fille ne faisait qu’obéir à un vague pressentiment, tandis qu’un coup de poignard, trop prompt, donné en pleine rue, perdrait tout et pourrait bien la livrer elle-même au couteau de l’exécuteur.

« Quels actes ? répondit-elle d’un ton redevenu tout à coup froid et tranquille. Quelles folles idées te tourmentent ? Si j’appartenais par hasard à une société secrète qui veuille le bien de notre peuple, serait-il généreux de me trahir ? Qui peut affirmer que c’est moi qui ai entraîné Pikturno à la mort ? S’il m’avait aimée ; si, désespéré de ma froideur, il avait mis fin à sa vie, en serais-je responsable ? Il peut tout aussi bien avoir été un traître que ses compagnons ont jugé.

— C’est possible, dit Anitta, je veux bien le croire et respecter ton secret ; mais rends la liberté à Zésim.

— Je ne le peux pas.

— Alors je le sauverai, malgré toi.

— Essaye.

— Tu veux la guerre ? continua Anitta, soit ! Tu ne me connais pas ; je ne crains rien, pas même la mort. Une de nous périra, moi ou toi.

— Dieu est avec moi ! s’écria Dragomira.

— Ne blasphème pas ! »

Anitta se retournait pour s’en aller.

« Encore un mot ! »

Dragomira la suivit et la prit par la main.

« Ne dis rien ; j’ai pitié de toi ; ce serait une douleur pour moi si tu devenais la victime de ton amour.

— Tu ne m’intimideras pas, dit Anitta ; j’ai autant à perdre que toi, pas plus, pas moins. »

Elle s’éloigna avec Tarass. Dragomira la suivit longtemps du regard ; puis, au lieu d’entrer dans le cabaret Rouge comme elle en avait eu le dessein, elle revint chez Sergitsch, en faisant un détour. Là elle redevint la brillante et coquette femme du monde aux pieds de laquelle se prosternait toute la jeunesse de Kiew. Anitta rentra chez elle, quelque peu émue et animée, mais satisfaite d’elle-même. Elle sentait tout d’un coup toute sa force. La courageuse et pure enfant n’eût pas peur un seul instant à l’idée de la lutte qu’elle avait engagée. Mais elle était prudente ; elle examina toutes les chances, pour ou contre, et songea à ses alliés. Avant tout, il y avait le P. Glinski. Elle lui écrivit immédiatement un billet qu’elle confia à Tarass, et le lendemain, pendant que ses parents étaient en soirée, elle attendit son vieil ami dans son petit boudoir.

« Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ? demanda le jésuite en souriant, t’es-tu enfin convertie ? Puis-je féliciter mon cher comte ?

— Féliciter le comte ?… Mais il ne pense plus à moi.

— À qui donc ?

— Ne plaisantez pas, reprit Anitta, j’ai à vous parler sérieusement. Il faut nous donner la main, agir d’un commun accord.

— Dans quelle intention ?

— Contre une ennemie commune, contre Dragomira Maloutine. »

Glinski resta muet de surprise un moment.

« Que sais-tu sur son compte ?

— Elle a tendu ses filets autour de Soltyk et de Zésim en même temps. Il s’agit pour vous de sauver le comte, pour moi de sauver Zésim à qui appartiennent mon cœur et ma vie. Si Dragomira était tout simplement une coquette, je serais trop fière pour le lui disputer, Mais elle appartient à une société secrète, qui poursuit l’exécution de plans politiques considérables et dangereux. Elle ensorcelle les hommes qui l’approchent, uniquement pour les faire servir aux desseins de sa société. Pikturno est devenu la victime de cette association mystérieuse, et Dragomira n’hésitera pas davantage à faire périr le comte et Zésim, si elle le juge nécessaire à ses projets.

— D’où sais-tu que Pikturno est mort de la main de Dragomira ?

— Je ne dis pas cela ; mais elle est pour quelque chose dans sa fin sanglante.

— Ce sont des idées que tu te fais.

— Non, j’en suis convaincue. Un hasard m’a mise sur la voie, et Dragomira me l’a pour ainsi dire avoué elle-même.

— C’est bon à retenir.

— J’ai encore plus que cela à vous dire, mais je désire que vous ne fassiez rien sans moi ; et, avant tout, il faut que vous me promettiez de ne plus me tourmenter avec Soltyk.

— Je t’en donne ma parole. »

Le jésuite tendit sa main à Anitta, et elle la lui baisa dans un transport de joie enfantine.

Le P. Glinski, attentif à en perdre la respiration, écouta le récit qu’elle lui fit de son étrange aventure, et quand elle eut terminé, il se félicita d’avoir trouvé une alliée si avisée et si énergique.

De retour à la maison, le P. Glinski, résolut de faire une dernière tentative auprès du comte.

« Permettez-moi, lui dit-il, d’appeler votre attention sur le danger où vous êtes.

— Vieilles histoires.

— Je vous ai déjà dit que Dragomira avait des plans bien arrêtés par rapport à votre personne.

— Pouvez-vous me dire quelque chose de plus sur ces plans ? dit Soltyk d’un ton moqueur.

— Oui.

— Eh bien, éclairez-moi.

— Dragomira appartient à une société secrète. »

Soltyk fronça le sourcil.

« Il faut que je vous rende avertissement pour avertissement, cher père Glinski, dit-il d’un air sérieux ; il n’est pas bon de parler de ces choses-là, et il est encore plus dangereux de chercher à pénétrer dans les secrets d’autrui. Si Dragomira, ce que je ne crois pas, est réellement mêlée à une entreprise de ce genre, cela prouve qu’elle n’est pas une jeune fille ordinaire, et nous n’avons aucune raison de la trahir et de provoquer la vengeance de ses associés.

— Comme Pikturno.

— Eh bien, Pikturno ?…

— On l’a tué, parce qu’il ne savait pas se taire. Peut-être son sang a-t-il souillé cette petite main blanche que vous aimez tant à baiser.

— Quelle absurdité !

— Je ne suis pas seul à connaître ces ténébreux manèges. On en chuchote déjà çà et là. Ce serait effrayant si vous tombiez dans ces pièges.

— Eh bien, que dit-on ?

— On parle d’une conspiration ? »

Soltyk regarda le jésuite et se mit à rire.

« Pourquoi riez-vous ?

— Je ris de vous voir si bien informé.

— Ce n’est donc pas une conspiration.

— Vous me tenez pour initié, à ce que je vois, dit le comte : je ne le suis pas, mais je puis vous dire que Dragomira n’est engagée dans aucune affaire qui puisse la mettre en conflit avec les lois existantes. En voilà assez sur ce sujet. »

Le comte le congédia fièrement d’un signe de la main, et le jésuite se retira.

« Donc, pas de conspiration, se disait-il à lui-même. Alors, qu’est-ce ? Oui, qu’est-ce ? »

Glinski s’assit près de sa cheminée et se mit à réfléchir. Tout à coup, il lui vint une pensée dont il eut lui-même peur. Il appuya sa main sur son front. Et pourquoi pas ? Dans ce pays, où l’on voit les plus incroyables contrastes, les plus singulières aberrations, où la nature semble un sphinx qui propose tous les jours aux hommes de nouvelles énigmes, tout est possible.

Mais une jeune fille d’ancienne et bonne famille, une jeune fille distinguée, riche, belle, bien douée, faite pour être heureuse et rendre heureux, était-ce possible qu’elle eût adopté ces doctrines extravagantes, confinant à la folie, qu’elle se fût engagée dans cette route ténébreuse et souillée de sang ? Non, ce n’était pas possible. Et pourtant ? N’avait-on pas vu, au milieu de ce siècle, une noble dame, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, devenir la Mère de Dieu des Adamites de Hlistow, cette secte de fous frénétiques ? Dragomira pouvait suivre la même voie. Mais n’était-il pas dangereux de soulever une si effroyable accusation avant d’avoir des preuves précises ? Et pour le moment ces preuves manquaient.

Le P. Glinski pesa tout ; il ne laissa de côté aucune circonstance, si petite qu’elle fût. Il en arriva finalement à cette conclusion que rien n’était perdu, et il s’arrêta à l’opinion d’Anitta.

Une conspiration ? N’était-ce pas suffisant pour exciter la vigilance de la police et pour faire entourer Dragomira et ses associés d’un réseau d’espions prêts, quand viendrait le moment décisif, à les livrer tous aux tribunaux ?

Le but pouvait de cette façon être atteint sûrement et promptement. Il ne fallait donc pas avoir recours à d’autres moyens qui seraient peut-être illusoires et dangereux.

Il était désormais bien décidé. Il écrivit à la hâte l’indispensable sur une feuille de papier et l’envoya immédiatement par un homme sûr au commissaire de police Bedrosseff.