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La Pêcheuse d’âmes/02-13

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 250-255).

XIII

TISSU DE MENSONGES

Le mal s’apprend facilement, le bien difficilement.
Proverbe chinois.

Le lendemain matin, de bonne heure, M. Monkony vint avec sa fille au bureau de police. Henryka, pâle et les yeux enflammés, s’était laissée tomber sur une chaise. Elle déclara que la veille au soir elle était allée à Myschkow avec Bedrosseff et Mirow ; qu’ils avaient été attaqués par des inconnus masqués, et que ceux-ci s’étaient emparés de Bedrosseff et de l’agent.

On lui adressa différentes questions auxquelles elle répondit avec calme et netteté.

À l’occasion d’une visite que Bedrosseff avait faite à Dragomira, dit-elle, les deux amies s’étaient offertes à lui par badinage en qualité d’agents. Ils étaient donc partis tous, habillés en paysans, pour Myschkow, dans le traîneau de Doliva. À peu de distance du cabaret, ils avaient été attaqués par une troupe de cavaliers qui portaient des masques sur la figure ; ils avaient forcé Bedrosseff et l’agent à descendre du traîneau, les avaient garrottés tous les deux et les avaient emmenés, en ordonnant au cocher de retourner à Kiew.

On avait interrogé le paysan Doliva qui avait fait exactement la même déclaration.

Le chef de la police se mit en route avec plusieurs employés, Doliva et un piquet de cosaques. Ils trouvèrent la porte du cabaret fermée et firent sauter la serrure pour entrer. Il n’y avait personne. Évidemment, la cabaretière avait gagné le large. Sur la table était un billet écrit. Le chef de la police le prit et lut ce qui suit :

« Peine perdue. Vous ne découvrirez jamais les juges sévères et équitables. Pikturno était un traître et il a reçu le châtiment qu’il méritait. »

Le chef de la police fit fouiller le bois par ses hommes. On trouva le commissaire de police Bedrosseff et l’agent Mirow pendus tous deux aux branches solides d’un grand chêne. Sur le tronc énorme de l’arbre on avait collé une affiche avec cette inscription :

« Arrêt de mort, Bedrosseff, commissaire de police à Kiew, Mirow, agent de police dans la même ville, condamnés à mort par le tribunal de la révolution, ont été exécutés ici. Le comité secret pour le gouvernement de Kiew. »

Le chef de la police fit détacher les corps. On les plaça sur un traîneau de paysan réquisitionné dans le village et on les rapporta à la ville. Il y revint également avec tout son monde, convaincu que c’était là qu’on pourrait trouver quelque chose touchant les conjurés.

Le P. Glinski, lui-même, fut stupéfait de ces événements. Il vint annoncer à Soltyk qu’on était sur les traces d’une conspiration. Il ajouta qu’on réussirait sans aucun doute à prouver la participation de Dragomira à toutes ces manœuvres criminelles ; par conséquent, il ferait bien de rompre avec elle le plus tôt possible.

Soltyk accueillit ces paroles avec indignation.

« Dragomira, dit-il, n’est pour rien dans de pareils actes. Je le sais mieux que n’importe qui. Cessez donc de l’accuser et de la soupçonner. »

Depuis plusieurs jours il ne l’avait pas vue. Il était décidé maintenant, à ne reprendre sa liberté à aucun prix et il songeait à aller la trouver en toute hâte.

« Il est absolument nécessaire que j’aille avertir Dragomira, dit-il à Tarajewitsch ; dans une heure je serai de retour.

— Non, non, je ne te lâche pas, dit l’allié du jésuite ; si tu veux sortir tout de suite, je t’accompagnerai.

— C’est trop fort ! Je te dis qu’il faut que je lui parle seul.

— Des histoires !

— Bref, tu as la prétention de me tenir en tutelle. C’est bon pour deux ou trois jours ; mais il ne faut pas que cela dure.

— Si tu crois, s’écria Tarajewitsch, que je te laisserai tranquillement aller à ta perte, tu ne me connais pas. Au besoin je convoquerai un conseil de famille, ou je réclamerai le secours des tribunaux.

— Je crois que tu es fou.

— Je connais mon devoir.

— Fais ce que tu veux, je n’en irai pas moins chez elle. »

Soltyk commença à s’habiller. Tarajewitsch réfléchissait.

« Tu m’as pourtant promis, dit-il, de me conduire dans un de tes domaines pour y chasser le loup.

— Oui.

— Alors, c’est bien. Va chez cette sirène. Je ne m’y oppose pas. Mais demain nous partons pour Chomtschin et nous chasserons pendant deux ou trois jours.

— Convenu, » dit Soltyk.

Un quart d’heure plus tard, il était auprès de Dragomira.

« Il y a une véritable conspiration contre nous, dit-il ; Tarajewitsch est devenu l’allié de Glinski. Je suis gardé comme un malfaiteur, et l’on me tient en tutelle comme un enfant. Demain on veut m’emmener à Chomtschin où j’ai un château. Nous y chasserons. Cela me fournit un excellent motif pour vous inviter. J’inviterai aussi Monkony. Venez avec lui ou avec votre tante. Si vous acceptez seulement mon hospitalité à Chomtschin, nous trouverons bien le moyen de nous entendre.

— J’ai horreur de toute espèce d’intrigues, répondit Dragomira ; pourquoi ne renvoyez-vous pas tout bonnement Tarajewitsch ?

— Je ne le peux pas. C’est un homme à me mettre sur le dos tous mes parents et même la justice. »

Dragomira réfléchissait.

« Cela veut dire qu’il faut tout simplement le mettre hors d’état de nuire, et le plus tôt possible.

— Avez-vous un plan ?

— On en trouvera un, une fois que nous serons à Chomtschin. Si vous avez autant de courage et d’énergie que moi, nous n’avons rien à craindre.

— Vous pouvez compter sur moi.

— Alors, à demain.

— Je vous remercie. »

Soltyk baisa sa belle main, qui était froide comme du marbre, et laissa Dragomira pour aller prendre les dispositions nécessaires.

Dragomira jeta à la hâte quelques lignes sur un papier, et les envoya à Henryka par Barichar.

Un quart d’heure après, un messager à cheval partait avec une lettre de Dragomira pour Mme Maloutine.

En l’état des choses, Dragomira avait besoin de sa mère. Elle ne pouvait pas aller seule à Chomtschin ; et si elle y allait avec Monkony, elle était obligée de revenir aussi avec lui et sa femme. Mais n’y avait-il pas telles circonstances qui devaient absolument la forcer de rester à Chomtschin ? Elle attendit avec une impatience fébrile la réponse de sa mère, et passa une nuit très agitée.

Le lendemain matin, Soltyk partit avec Tarajewitsch pour son vieux château qui n’était qu’à deux lieues de Kiew. Il y avait tout autour de grandes et magnifiques forêts. Soltyk eut immédiatement une consultation avec son forestier et donna les ordres nécessaires pour qu’on pût chasser le lendemain. Les deux messieurs passèrent le reste de la journée à visiter le domaine qui était très étendu, et à jouer aux cartes. Tarajewitsch était un joueur passionné, au point d’en perdre la raison. Soltyk restait toujours froid et calme ; mais cette fois il était distrait, ce qui fit gagner Tarajewitsch sans interruption et le mit en belle humeur.

Cependant Dragomira avait un entretien avec Zésim. Elle lui déclara qu’elle devait aller à Chomtschin ; quant à lui, dans le cas où il serait invité, il n’avait pas à profiter de cette invitation. Zésim lui fit de vifs reproches, mais finit par se laisser calmer. Quand elle l’eut seulement entouré de ses beaux bras comme d’un lacet magique, il fut complètement dompté et fit tout ce qu’elle voulut. Le messager revint, annonçant que Mme Maloutine le suivait de près. En effet, elle arriva au bout d’une heure et elle eut encore le temps de s’entendre avec sa fille sur les points essentiels. Dans l’après-midi, Monkony et Mme Maloutine, Sessawine et Mme Monkony, Dragomira et Henryka partirent pour Chomtschin dans trois traîneaux. Il faisait noir quand ils arrivèrent. Le comte Soltyk les reçut au bas du perron. Après avoir salué les dames et serré la main aux hommes, il offrit le bras à Mme Maloutine pour monter l’escalier. Les autres suivaient. Tarajewitsch devint pâle quand il aperçut Dragomira. Un mauvais pressentiment lui vint et ne le quitta plus.

Une fois la première installation terminée, les nouveaux hôtes se rassemblèrent tous dans le salon pour prendre le thé et causer. Soltyk se tenait loin de Dragomira. Deux mots qu’elle lui avait dits tout bas, au moment de son arrivée, lui avaient indiqué la conduite à tenir. Personne ne fut étonné, en revanche, de le voir s’approcher d’Henryka et avoir avec elle une conversation animée. On ne remarqua pas non plus qu’Henryka lui glissait un petit billet dans la main.

Pendant le souper, Soltyk trouva un prétexte pour sortir de la salle à manger. Il alla s’enfermer dans sa chambre à coucher et lut ce que Dragomira lui avait fait remettre.

« Il faut que je vous parle aujourd’hui et en secret. Comment faire ? »

Soltyk réfléchit un moment, puis il fit venir le régisseur du château et lui ordonna de changer, sans qu’on s’en aperçût, les chambres de Mme Maloutine et de sa fille. Quand ce fut réglé, il écrivit un mot pour Dragomira, retourna à table, et glissa avec précaution sous la nappe le billet à Henryka, qui était assise à côté de lui.

On repassa au salon. Henryka alla pour un instant à la fenêtre avec Dragomira et lui glissa à son tour le billet dans la main.

Mme Maloutine, en considération de la chasse du lendemain, proposa d’aller se coucher de bonne heure. Tous furent de son avis et l’on se sépara en se souhaitant une excellente nuit.

Une fois dans leur appartement, Mme Maloutine et Dragomira se concertèrent en quelques mots. La première resta dans sa chambre, pendant que Dragomira s’enfermait dans la sienne. Les deux chambres étaient séparées par un petit salon dont Dragomira ferma également la porte à clef.

On frappa doucement.

« Qui est là ? demanda Dragomira.

— Moi, Henryka, ta servante. »

Dragomira ouvrit. Henryka entra et donna un tour de clef.

« Je viens pour te déshabiller.

— Je ne me couche pas encore, j’attends Soltyk.

— Faut-il m’en aller ?

— Je veux me mettre à mon aise, dit Dragomira, tu peux m’aider et te tenir ensuite dans la chambre à côté. »

Henryka aida Dragomira à ôter sa robe de velours. Elle lui présenta ensuite un peignoir de soie à queue, une jaquette de fourrure et s’agenouilla pour lui mettre ses pantoufles. Pendant ce temps-là ; les lumières s’éteignaient et le silence se faisait dans le château. On frappa de nouveau très doucement, cette fois derrière la boiserie de la chambre. Dragomira mit un doigt sur sa bouche et Henryka sortit sans faire aucun bruit. Dragomira pressa alors un bouton caché que Soltyk lui avait indiqué dans son billet ; une porte secrète s’ouvrit et le comte se trouva devant elle.

« Puis-je entrer ?

— Certainement. »

Il entra et ferma la porte derrière lui.

« Qu’avez-vous à me dire ? » demanda-t-il.

Dragomira s’assit auprès de la cheminée et lui en face d’elle.

« Vous m’aimez, dit-elle, et vous voulez m’obtenir à tout prix ?

— Oui.

— Voici ma main. Je vous permets d’espérer ce que vous souhaitez, tout ce que vous souhaitez, dès que vous m’aurez prouvé que vous êtes un homme comme je suis une femme, et que vous ne reculez devant rien quand il s’agit d’atteindre un but élevé et saint.

— Je vous donnerai toutes les preuves que vous exigez de moi, dit Soltyk ; et alors cette main sera à moi ?

— Oui.

— Que désirez-vous donc de moi ?

— J’ai appris et je sais positivement que Tarajewitsch manœuvre par l’ordre de votre famille et dans l’intérêt des jésuites. On fera tout ce qu’il est possible de faire pour vous séparer de moi et vous marier avec Anitta. Si cela ne réussit pas, on aura recours aux pires moyens. On vous dénoncera d’abord comme dissipateur, et l’on vous interdira la libre disposition de vos biens.

— Ce n’est pas possible !

— Si, c’est même certain, croyez-moi, et si alors vous ne renoncez pas à moi, on vous déclarera fou et on vous enfermera dans une maison de santé. »

Soltyk bondit tout indigné.

« Mais, c’est un plan diabolique ! s’écria-t-il.

— Il nous faut prendre les devants, continua Dragomira ; vous avez en moi une alliée fidèle et courageuse. Nous devons agir sans tarder et anéantir vos ennemis.

— Oh ! vous êtes mon bon ange ! » murmura Soltyk en tombant à genoux devant Dragomira dont il couvrit les mains de baisers.