La Pêcheuse d’âmes/02-14

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 256-262).

XIV

TRAITÉ D’ALLIANCE

Le voir prisonnier, tel est mon désir.
CALDERON, Sémiramis.

C’était une magnifique journée d’hiver, froide, mais claire et brillante de soleil. Seulement, dans le lointain, autour de la forêt et sur le fleuve, s’étendait une légère brume blanche, pareille à un voile de fée brodé d’or. Le ciel était serein, d’un bleu doux ; le soleil avait un éclat joyeux ; sa chaude lumière ruisselait en millions de gouttes étincelantes sur la neige qui couvrait la terre, les arbres et les toits des chaumières, sur les glaçons suspendus aux gouttières et aux branches. Les rabatteurs, paysans des villages du comte, étaient partis dès l’aube, dirigés par les gardes. Ils cernaient la forêt et avaient allumé de grands feux pour effrayer et repousser les loups et les empêcher de s’échapper.

Dans la cour, les veneurs étaient rassemblés sous la conduite du forestier ; et les grands dogues couplés, étendus çà et là, poussaient de temps en temps un aboiement de joie et d’impatience.

Dans la salle à manger, décorée de bois de cerfs, de têtes d’ours et de loups, de grands hiboux empaillés, d’armes et de tableaux de chasse, la société s’était réunie pour le déjeuner. Mme Maloutine déclara qu’elle aimait mieux rester à la maison. Mme Monkony, jolie femme de trente-six ans au plus et d’une beauté opulente, devait prendre part à la chasse avec sa fille et Dragomira.

On avait décidé d’adjoindre un cavalier à chaque dame et de tirer au sort pour former les couples. Mais Dragomira réclama.

« Laissez-nous choisir nous-mêmes ! s’écria-t-elle, et que le sort décide seulement dans quel ordre nous choisirons. »

Mme Monkony et sa fille appuyèrent vivement la proposition. Les messieurs n’avaient plus qu’à s’incliner. Henryka écrivit les noms des trois dames sur des billets, les jeta dans son bonnet et dit à Tarajewitsch de tirer.

Ce fut le nom de Dragomira qui sortit le premier. Elle choisit Soltyk. Mme Monkony fit à Tarajewitsch l’honneur de le désigner comme son protecteur, et Henryka prit Sessawine pour chevalier.

On but encore un petit verre de kontuschuwka, puis les traîneaux s’avancèrent au milieu des joyeux aboiements des chiens, des claquements des fouets et des hourras des veneurs, et toute la société se mit en route.

Mme Monkony avait un costume de velours vert et une jaquette de même étoffe, bordée et doublée de zibeline. La jupe courte laissait voir ses bottes molles, en cuir noir. Un élégant bonnet de zibeline, à la Catherine II, un fusil et un yatagan complétaient l’équipement de la séduisante amazone. Les deux autres jeunes dames étaient costumées de la même façon ; seulement Henryka avait mis avec intention sur ses cheveux noirs un bonnet de velours rouge foncé garni de renard bleu, tandis que la blonde Dragomira était coiffée d’un bonnet de velours bleu avec du skung. Chacun des trois couples prit un traîneau pour lui. Monkony et les messieurs du voisinage qui prenaient part à la chasse suivaient dans un quatrième, attelé de six chevaux et dont les dimensions faisaient penser à l’arche de Noé.

Le traîneau de Soltyk et de Dragomira représentait un dragon.

« Est-ce un hasard ? demanda Dragomira avec un fin sourire en montrant la terrible bête fabuleuse.

— Non, répondit le comte, c’est un symbole. Il convient à l’enchanteresse qui commande aux éléments et aux forces secrètes de la nature et qui fait des hommes ses esclaves.

— Le comte Soltyk ne sera jamais l’esclave d’une femme.

— Ne raillez pas ; il porte déjà votre joug et ne connaît de volonté que la vôtre.

— C’est ce que l’en verra.

— Faites-en l’épreuve.

— Pas plus tard qu’aujourd’hui, vous pouvez y compter. »

Les traîneaux, rapides comme l’oiseau qui vole, traversaient les plaines couvertes de neige. On arriva bientôt à la lisière de la forêt. On descendit et on prit les places que le forestier indiqua. Dragomira et Soltyk s’enfoncèrent dans le bois et se postèrent devant un grand chêne. Ils avaient devant eux une petite clairière, derrière eux et des deux côtés du tout jeune bois qui permettait à la vue de s’étendre au loin. Soltyk chargea d’abord le fusil à deux coups de Dragomira, ensuite le sien. À une dizaine de pas derrière eux se tenaient un veneur avec une carabine à baïonnette et un paysan avec une pique. On avait à prévoir le cas où un ours pourrait bien être rabattu, et toutes les précautions que la poltronnerie du loup rendaient inutiles, il fallait les prendre contre ce brun personnage, héros velu des solitudes.

Pendant quelque temps le silence le plus complet régna dans la forêt et sous les branches dépouillées du vieux chêne. Personne ne bougeait, personne ne soufflait mot. Dans le lointain brillait un des feux allumés par les paysans. Un grand corbeau planait dans les airs en silence, ses ailes noires étendues sur le ciel, d’un bleu éblouissant. Il disparut entre les cimes des chênes et des hêtres.

Enfin le signal fut donné ; c’était une sonnerie de trompette. Alors commença le vacarme des rabatteurs ; leurs cris retentissaient à travers la forêt, accompagnés du claquement des fouets, du bruit des grelots et du tapage des coups de bâton contre les arbres. On lâcha alors les chiens. Deux d’entre eux arrivèrent en faisant des bonds magnifiques de souplesse et disparurent dans l’épaisseur du bois. Il y eut de nouveau un court silence, puis une tête fauve se montra au milieu des feuilles sèches. Un grand renard approchait lentement, en se glissant à travers les branchages et les broussailles.

Dragomira se préparait à tirer, mais le comte l’arrêta.

« Il est défendu de tirer sur les renards, lui dit-il tout bas.

— Et pourquoi ? demanda-t-elle toute frémissante.

— Parce que les loups seraient avertis par des coups de feu prématurés ; et alors, au lieu de venir dans notre direction, ils pourraient s’échapper d’un autre côté ou à travers les rabatteurs. »

Le renard avait l’air de savoir qu’il était en sûreté, car il passa lentement, sans s’occuper beaucoup des chasseurs. Quelques instants après un grand animal gris et velu, à poils sauvages et hérissés, avec des yeux étincelants, arrivait par bonds précipités.

« Est-ce un loup ? » demanda Dragomira.

Soltyk fit signe que oui.

La belle jeune fille se prépara. L’animal féroce fit encore deux ou trois bonds ; on vit un éclair, on entendit une détonation, et le loup roula dans son sang. Il se releva presque immédiatement sur ses pattes de devant et poussa un hurlement épouvantable.

Soltyk s’avança vers lui.

« Que voulez-vous faire ? demanda Dragomira.

— Je veux l’achever d’un second coup.

— Non, laissez-moi ! » dit Dragomira.

Et, suivie de Soltyk, elle s’approcha rapidement du loup qui mourait. D’un mouvement presque sauvage elle tira du fourreau le yatagan qu’elle portait au côté et l’enfonça dans le corps de la vilaine bête, qui montrait des dents menaçantes. Presque aussitôt le loup tombait à ses pieds et exhalait son dernier souffle.

Le comte Soltyk contemplait le beau visage de Dragomira avec un ravissement indescriptible auquel se mêlait un vague effroi. Les joues de la jeune fille étaient brillantes ; dans ses yeux étincelait une joie homicide d’une expression étrange.

« La chasse semble vous faire plaisir, dit le comte.

— Oh ! oui ! répondit-elle en mettant une nouvelle cartouche dans son fusil. Je crois qu’au fond de tout homme il y a quelque chose de divin et quelque chose de diabolique. Voilà pourquoi nous éprouvons un tout aussi grand plaisir à tuer, à anéantir, qu’à créer.

— Quels grands, quels extraordinaires sentiments vous avez !

— Découvrez-vous aujourd’hui pour la première fois que je ne suis pas une jeune fille comme on en voit tous les jours ?

— Non, certes non.

— Je ne rougis pas non plus de vous avouer, continua Dragomira, que cette manière de tuer une bête me fait moins de plaisir que la chasse à courre. Avant tout, c’est trop vite fini. Un coup de fusil, un coup de couteau tout au plus, et voilà la bête à bas ; tandis qu’autrement on jouit du plaisir de dépister d’abord l’animal, puis de le poursuivre et enfin de le réduire aux abois.

— Vous êtes cruelle.

— Non. Souffrir des supplices me paraît au moins aussi beau que d’ordonner le supplice des autres. Je serais capable de descendre sur le sable brûlant de l’arène et de braver les bêtes féroces du désert, l’enthousiasme au cœur et l’hymne du triomphe sur les lèvres, comme jadis les martyrs chrétiens. La mort n’est effrayante qu’autant que nous la craignons. Je ris de son horreur et de ses menaces. »

À ce moment on entendit un coup de feu, puis un second. Une bande de loups arrivait, emportée par une course furibonde. Les chiens les poursuivaient et les forçaient à passer devant la ligne des chasseurs. Le comte et Dragomira leur barrèrent le chemin et firent feu sur eux ; le veneur du comte suivit leur exemple lorsque ces animaux, traqués de tous côtés, cherchèrent à s’échapper du bois. Le plus grand nombre réussit à se sauver. Trois grands loups teignirent la neige de leur sang. Les autres, poursuivis par les chiens, disparurent bientôt dans le lointain.

La chasse était terminée.

Soltyk donna un signal. Son traîneau apparut. Le comte aida rapidement Dragomira à monter, et l’attelage partit au galop pour le château. Ils étaient arrivés, que les autres, le fusil sur le bras, attendaient encore le signal qui devait annoncer la fin de l’expédition. Et quand le forestier le donna, le comte et Dragomira s’étaient déjà mis à leur aise et étaient assis en face l’un de l’autre, près de la cheminée, savourant du thé bien chaud. Ils offraient l’aspect d’un jeune couple princier des pays orientaux, tous deux beaux, tous deux fiers et dominateurs, les pieds posés sur une grande peau d’ours blanc, Enveloppé d’une longue robe de chambre fourrée, en étoffe de Perse, brodée d’or et garnie d’hermine, il avait un fez sur ses cheveux noirs et bouclés. Elle avait une kazabaïka de velours rouge ornée de zibeline dorée ; ses cheveux blonds étaient ceints d’un mouchoir de soie rouge enroulé en façon de turban.

« Nous sommes donc d’accord ? » dit-il doucement. Elle fit un léger signe de la tête.

« Ce côté de votre caractère que j’ai découvert aujourd’hui nous a rapprochés.

— Je vous répète, dit Dragomira, qu’il n’y a rien de diabolique en moi. Je ne suis pas cruelle.

— Si, vous l’êtes. Combien ce devrait être merveilleux de vous voir, si vous aviez en votre puissance un ennemi que vous haïriez !

— Fournissez-moi cette occasion.

— Vous songez à… Tarajewitsch ?

— Oui… à lui, votre ennemi et le mien. J’aimerais à l’avoir entre mes mains.

— Ce sera facile, Dragomira ; vous n’aurez qu’à vouloir.

— Non, je ne veux rien entreprendre contre lui ; on pourrait avoir des soupçons. Mais vous… c’est vous qui me le livrerez.

— Volontiers, répondit le comte avec un regard presque sinistre, mais comment ?

— C’est votre affaire. »

Il réfléchissait.

« Notre alliance, dit Dragomira au bout d’un instant, est donc conclue contre Tarajewitsch…

— Contre l’univers entier, dit Soltyk en saisissant la main qu’elle étendait. Comptez en tout sur moi.

— Il faut que Tarajewitsch soit mis aujourd’hui même hors d’état de nuire.

— J’ai une idée, dit Soltyk ; on peut en tirer un plan pour l’exécution de nos projets. Reposez-vous-en sur moi.

— Je veux bien.

— Et si je vous livre Tarajewitsch, qu’en ferez-vous ? »

En adressant cette question à Dragomira, il était comme aux aguets. Sa nature de Néron s’éveillait tout à coup dans son infernale grandeur.

« Je ne sais pas encore, répondit-elle.

— Dragomira sait toujours ce qu’elle veut.

— Alors, c’est que je ne veux peut-être pas le dire. »

On entendit le bruit des grelots et le claquement des fouets. Les chasseurs revenaient.

« Je vous demande bien pardon, mesdames, dit Soltyk, en baisant la main de Mme Monkony et en s’inclinant devant Henryka, nous étions absolument gelés et nous nous sommes enveloppés aussi chaudement que possible. Je ne me croirai justifié que si vous vous mettez à votre aise exactement de la même façon.

— C’est entendu ! » dit la belle Mme Monkony.

Et tous se retirèrent pour changer de costume.

Quand toute la société s’assit ensuite autour de la table richement servie, personne ne se serait douté que de ténébreuses et infernales puissances tissaient les fils invisibles et menaçants de la fatalité, au milieu de ces plaisirs brillants et de cette gaieté si naturelle.

On badinait, on riait, on causait sans souci ; et le soir arrivait, et la nuit arriva à son tour.

Les messieurs du voisinage étaient partis depuis longtemps ; les dames étaient réunies dans le salon. Les hommes étaient encore assis autour de la table et buvaient.

Tout à coup, Tarajewitsch, passablement échauffé par le vin, se leva et s’écria :

« Jouons ! »

Soltyk le regarda.

« Pourquoi pas ? dit-il. Jouons ! »