Aller au contenu

La Pêcheuse d’âmes/02-18

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 286-293).

XVIII

LA PÊCHEUSE D’AMES

Pour tout homme vient le moment où le conducteur de son étoile lui remet à lui-même les rênes de sa destinée.
FR. HEBBEL.

Mme Maloutine avait donné son consentement au mariage de sa fille avec Soltyk. Le comte touchait enfin au but ; il allait posséder la belle adorée et jouir de la suprême félicité sur cette terre.

Le lendemain matin, Dragomira prit les dispositions nécessaires. Elle jouait déjà complètement son rôle de maîtresse et de souveraine, et tous lui obéissaient, comme s’il ne pouvait pas en être autrement.

Pendant le déjeuner, alors que le comte pouvait à peine détourner d’elle un moment ses regards enflammés et ravis, elle donna l’ordre d’atteler un traîneau et pria le jésuite de l’accompagner à Kiew. Glinski avait pour mission d’avertir la famille Oginski et de la calmer. Dragomira voulait s’entretenir avec Zésim.

« Vous, restez ici, dit-elle à Soltyk. Ma mère et Henryka vous tiendront compagnie. Je reviendrai ce soir, au plus tard demain matin. »

Le comte soupira, affirma qu’une séparation de quelques heures lui semblait déjà longue comme une éternité, demanda en suppliant la permission d’aller aussi à Kiew, et jura qu’il ne gênerait en rien Dragomira. Mais elle resta inébranlable, et il finit par se soumettre, quoique avec le cœur serré.

Le traîneau était avancé. Dragomira baisa la main de sa mère et descendit l’escalier au bras de Soltyk. Quand elle fut assise à côté de Glinski, au milieu des molles et précieuses fourrures qui garnissaient l’équipage, elle tendit au comte ses lèvres rouges et brûlantes ; un baiser fut échangé ; puis le fouet retentit, et l’attelage partit au galop.

Quand ils furent arrivés à Kiew, Dragomira congédia le jésuite et envoya Barichar à Zésim.

L’officier vint immédiatement.

« Qu’avez-vous à me dire ? demanda-t-il, je suis surpris que vous vous souciiez encore de savoir si je suis ou non de ce monde.

— Toujours des reproches, répondit Dragomira en lui mettant lentement un bras autour du cou, que veux-tu, tu es pourtant à moi, je te tiens et je ne te lâcherai plus.

— Tu te trompes.

— Ah ! si tu ne m’aimes plus ?

— C’est moi que tu veux accuser ? Moi ? Et quand tu viens de passer une série de jours avec Soltyk, dans son château ?

— Oui, en compagnie de ma mère.

— En tout cas, pour me trahir en sa faveur.

— Tu n’as pas le droit de me parler ainsi, répondit Dragomira avec calme ; je ne t’ai jamais trompé ; je t’ai toujours dit sincèrement que je poursuis un plan au sujet du comte ; je t’ai encore déclaré il y a quelque temps que je suis près du but et que rien ne s’oppose plus à notre union. Aie confiance en moi, même maintenant que j’ai fait, parce qu’il fallait le faire, le pas le plus audacieux, le plus risqué en apparence.

— Qu’as-tu encore à m’avouer ?

— Je me suis fiancée hier soir à Soltyk.

— Dragomira !

— Ne m’interromps pas ; écoute-moi jusqu’à la fin. J’ai une grande, une sainte mission à remplir. Il fallait jouer cette comédie pour rassurer complètement le comte. À présent il est en mon pouvoir. Je te donne ma parole que jamais le mariage n’aura lieu. Dans quelques jours je pars avec ma mère et Soltyk pour Bojary. C’est là que tout se décidera. À mon retour je t’appartiendrai et je te suivrai à l’autel.

— Comment croire un pareil conte ? s’écria Zésim en se levant brusquement. Tu veux me tromper, pour que je ne vienne pas gêner ton mariage. Une fois comtesse Soltyk, tu te moqueras du malheureux qui t’aimait, qui t’adorait.

— Si tu te défies de moi, dit Dragomira, alors tout est fini entre nous. »

Elle se leva et alla à la fenêtre :

« Va, je sais maintenant ce que j’ai à attendre de ton amour. Un amour sans confiance n’est qu’une ivresse ; il n’est pas digne d’un nom si noble, si saint.

— Il faudrait que j’eusse perdu le sens pour avoir plus longtemps confiance en toi ! » s’écria Zésim.

Dragomira n’était pas préparée à cette résistance, mais en une seconde elle conçut un nouveau plan. Il lui fallait s’emparer de Zésim à l’instant même, si elle ne voulait pas le perdre pour toujours ; il fallait le garder comme prisonnier pendant quelque temps, jusqu’à ce que les accusations dont Soltyk était la cause eussent perdu toute raison d’être.

Elle n’avait peur de rien, et tout moyen qui la conduisait à son but lui paraissait légitime et bon.

« Et si je te donne des preuves de mon amour ? dit-elle en se tournant tout à coup vers lui ; si je me mets complètement en ton pouvoir ? »

Zésim la regarda fixement, il ne comprenait pas encore.

« Je ne peux pas te recevoir ici, continua-t-elle, nous y sommes entourés d’espions. Mais j’ai une amie intime qui habite, à elle seule, une maison dans le faubourg. C’est là que je t’attendrai ce soir. Veux-tu ? »

Zésim se jeta à ses pieds et couvrit ses mains de baisers.

« Veux-tu venir ?

— Oui.

— Alors, à dix heures, ce soir, trouve-toi dans la rue. »

Elle lui nomma la rue et lui décrivit la maison.

« Une personne de confiance sera là et te conduira auprès de moi.

— Pardonne-moi, » dit Zésim d’une voix suppliante en se relevant pour serrer Dragomira sur sa poitrine. Elle souriait, au milieu de ses baisers, avec la charmante pudeur d’une fiancée.

Quand Zésim fut parti, elle envoya Barichar chez la juive. Bassi vint en prenant toutes les précautions nécessaires, et Dragomira s’enferma avec elle dans sa chambre.

« Cette nuit, dit Dragomira, il faut s’emparer de Jadewski, le jeune officier que tu connais, et le mettre pour quelque temps hors d’état de nous nuire.

— S’il n’y a pas de sang à verser, vous pouvez vous en remettre à moi, répondit la juive.

— Je l’attendrai. Tu seras dans la rue et tu me l’amèneras. Il faut que tes gens soient à leur poste une heure avant et se cachent dans la maison même. Il ôtera son épée. Pendant qu’il m’embrassera, je lui jetterai le lacet autour du cou. On le portera dans le caveau souterrain, et on l’y retiendra prisonnier, jusqu’à ce que je vienne moi-même le délivrer. Mais dis bien à tous qu’on ne doit ni le blesser ni le maltraiter.

— Je comprends. »

Dragomira lui donna encore quelques instructions, et la juive partit.

Le P. Glinski ne vint pas aussi vite à bout de sa mission. Il combina une douzaine de plans qu’il rejeta ; il composa différents discours qu’il se proposait de débiter, et en dernier lieu les trouva communs et insignifiants. Enfin, il trouva ce qu’il fallait. Il se décida à parler d’abord à Anitta, convaincu qu’elle accueillerait son message sans se fâcher, et même avec une certaine joie. Il ne se trompait pas.

Il vint dans l’après-midi chez Oginski. Après bien des circonlocutions et précautions oratoires, il arriva enfin à la grande nouvelle. À l’instant, Anitta lui sauta au cou et l’embrassa ; puis elle courut auprès de ses parents et leur cria d’une voix triomphante :

« Le comte Soltyk vous rend votre parole ! Il a bien vu que jamais il n’obtiendrait ni mon cœur ni mon consentement. Il renonce à ma main et il épouse Dragomira ! »

Oginski fit un visage fort étonné, pendant que Mme Oginska se disposait à adresser des reproches au jésuite, qui s’était glissé doucement dans la chambre. Mais Anitta coupa énergiquement court à tout.

« Je ne l’aurais jamais accepté, s’écria-t-elle ; j’aime Zésim Jadewski, et je serai sa femme ou j’irai dans un couvent. Dites au comte, mon révérend père, que je lui suis très reconnaissante et que j’espère que nous resterons bons amis. »

L’affaire était donc réglée, et Glinski pouvait, le cœur léger, se hâter d’aller retrouver Dragomira. Anitta s’efforça d’obtenir alors le consentement de ses parents à son mariage avec Zésim. Son père semblait disposé à consentir, mais sa mère persistait à opposer à ses vœux tout l’orgueil des magnats polonais. Cependant Anitta ne se découragea pas. Maintenant, elle était libre, et les plus douces espérances remplissaient son cœur. Elle pensa que la première chose à faire, c’était de s’entendre avec Zésim. Elle lui écrivit et fit porter sa lettre chez lui par le vieux cosaque Tarass. Quand Tarass revint, il était nuit. M. Oginski était au Casino, Mme Oginska au théâtre. Anitta se trouvait donc seule.

Tarass rapporta, avec un visage sérieux et soucieux, qu’il n’avait pas rencontré Zésim et que le domestique du jeune officier avait fini par lui avouer que son maître était ce soir-là attendu par une dame.

« Par Dragomira ! s’écria Anitta.

— Il n’y a plus qu’à la suivre à la piste, dit le vieux cosaque ; elle est en ce moment au cabaret Rouge, et j’ai appris de plus que la juive est venue chez elle aujourd’hui. J’ai peur pour M. Jadewski, car par ailleurs, on raconte que Mlle Maloutine s’est fiancée au comte Soltyk.

— Oui, il faut la suivre, dit Anitta, je vais avec toi. »

Quelques minutes après, vêtue en paysanne et accompagnée de Tarass qui s’était transformé en paysan petit-russien, Anitta quittait le palais de ses parents. Elle était pâle, mais décidée et courageuse.

« Elle a pris la précaution d’éviter les rues, dit Tarass ; elle est venue dans un canot et ne peut manquer de s’en retourner par le même chemin. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de louer aussi une embarcation. »

Ils descendirent donc vers le fleuve qui était débarrassé de ses glaces. L’hiver touchait à sa fin. Le printemps s’annonçait, non par des violettes et des perce-neige, ni par le ramage des oiseaux, mais par des tempêtes furieuses, de la neige et des pluies froides. Ce soir-là, cependant, le ciel était clair et sans nuages, la lune éblouissante. Le fleuve roulait ses flots écumeux sur lesquels le vent soufflait en hurlant.

« Faut-il nous y risquer ? demanda Tarass.

— Pour lui, je brave tout, » répondit Anitta.

Ils trouvèrent un canot, s’embarquèrent et longèrent lentement la rive. Quand ils furent arrivés près du cabaret Rouge, ils remarquèrent une barque retenue par une chaîne, qui se balançait sur l’eau avec un bruit plaintif. Les fenêtres du cabaret étaient éclairées.

« Elle est encore là, dit Tarass, nous allons nous poster dans l’obscurité, et l’attendre. »

Il rama jusqu’au mur le plus proche et s’arrêta là. Tous les deux restèrent immobiles et silencieux ; Pendant longtemps on n’entendit que le murmure des flots et le mugissement de la tempête autour des vieilles tours de l’ancienne ville des czars.

Enfin deux formes humaines sortirent du cabaret et s’approchèrent du bateau retenu par une chaîne. L’un était un homme à tournure de pêcheur. Il détacha le bateau et prit les rames. L’autre personne s’embarqua aussi. C’était une femme d’une taille haute et élancée portant la pelisse en peau d’agneau à broderies de couleurs des paysannes de la Petite-Russie. Elle tourna son visage du côté de la lune, et, malgré le mouchoir de tête blanc qui enveloppait sa chevelure blonde, Anitta reconnut Dragomira. Le bateau s’éloigna de la rive et descendit le fleuve. Tarass le suivit à une certaine distance. Au bout de peu de temps, Dragomira aborda au faubourg. Tarass se hâta pareillement de gagner la rive, attacha le canot au poteau le plus proche et aida sa jeune maîtresse à débarquer.

Dragomira descendit la rue à grands pas. L’endroit était complètement solitaire. Il n’y avait pas une seule lanterne allumée ; aucun être humain ne se montrait ; les maisons avaient l’air d’être abandonnées. Quand elle fut devant la maison d’aspect sinistre où elle avait évoqué avec Soltyk les âmes de ses chers morts, Dragomira s’arrêta et frappa trois fois dans ses mains. La porte s’ouvrit, mais au même moment Anitta saisit Dragomira par le bras.

« Que voulez-vous ? demanda cette dernière avec calme et fierté.

— Enfin je te tiens, s’écria Anitta ; ton masque est tombé ; tu as pris dans tes filets Soltyk et Zésim. Faut-il te dire dans quelle intention ?

— Vous êtes folle, ce me semble, répliqua Dragomira.

— Tu aimes Zésim, dis-tu ? continua Anitta, non, tu ne l’aimes pas ; tu as seulement soif de son sang, tigresse ; tes complices t’attendent pour le livrer au couteau.

— Lâchez-moi ! »

Dragomira essaya de se dégager, mais Anitta la retint solidement.

« Oseras-tu nier ? s’écria-t-elle. C’est toi qui as tué Pikturno ! C’est toi qui as jeté Tarajewitsch aux bêtes féroces, à Myschkow ? C’est toi qui égorgeras encore Soltyk et Zésim, si je ne t’en empêche pas ! Ton cœur ne désire que le meurtre et le sang, prêtresse de l’enfer, pêcheuse d’âmes ! »

Dragomira frémit des pieds à la tête et poussa un cri sauvage inarticulé, le cri d’une lionne blessée. Puis, rapide comme l’éclair, elle tira son yatagan et rassembla toutes ses forces pour frapper Anitta à la poitrine.

Mais au même moment Tarass se précipita entre elle et Anitta et la désarma.

Dragomira, se voyant perdue, se sauva de l’autre côté du mur protecteur. La porte se ferma derrière elle. Pour le moment, elle était en sûreté.

La situation était des plus dangereuses, mais Dragomira ne perdit pas la tête un seul instant. Elle rassembla en toute hâte tous les gens de la maison et leur donna les ordres nécessaires.

Elle fit passer Juri par dessus les murs du jardin voisin et l’envoya à Bassi pour l’avertir. Dschika s’esquiva par la porte de derrière et partit à la rencontre de Zésim pour le conduire à l’Image de la Mère de Dieu, sur la route de Chomtschin, pendant que Tabisch sellait le cheval préparé pour Dragomira.

Juri arriva sans encombre auprès de la juive, qui faisait le guet à l’angle de la rue, et tous les deux gagnèrent le cabaret en faisant un détour. En revanche, le traîneau de Zésim arriva avant que Dschika eût pu le rencontrer, et fut arrêté par Tarass.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le jeune officier avec impatience.

— On a découvert un complot dirigé contre votre vie, répondit le vieux cosaque ; dans cette maison qui est là, la prêtresse et le couteau du sacrifice vous attendent.

— De qui parles-tu ?

— De Dragomira. »

Une femme à la taille svelte s’approcha.

« C’est moi, dit une douce et aimable voix, je l’ai démasquée ; et j’ai failli expier par ma mort mon amour pour vous.

— C’est avec ce poignard qu’elle a voulu tuer ma chère demoiselle, dit Tarass, en présentant le yatagan à Zésim.

— Tarass a paré le coup.

— Dragomira ! est-ce possible ? murmurait Zésim. Elle ? Une prêtresse de cette secte abominable ?

— Oui, Dragomira, répondit Anitta, ce démon à figure d’ange. Elle ne vous a attiré à elle que pour vous immoler sur l’autel de son dieu. Vous vous croyiez aimé et vous étiez dans les mains sanglantes d’une pêcheuse d’âmes.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Zésim, et il cacha sa tête dans ses mains.

— Il nous faut partir d’ici, dit Tarass, ses gens sont dans le voisinage. Qui sait ce qui peut arriver ? »

Anitta monta rapidement dans le traîneau, près de Zésim, et Tarass monta sur le siège à côté du cocher.

« Ou dois-je aller ? demanda ce dernier.

— Chez mes parents, dit Anitta.

— Non, à la police, s’écria Tarass, et le plus vite possible ; sans quoi cette bande de meurtriers nous échappe. »