La Pêcheuse d’âmes/02-17

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Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 279-285).

XVII

CŒURS DE MARBRE

Maintenant tu es dans mes serres.
MICKIEWICZ.

Quand Dragomira revint à Chomtschin avec Henryka dans l’après-midi du lendemain, le comte Soltyk était à la chasse. Mme Maloutine jouait aux échecs avec le P. Glinski. Dragomira embrassa sa mère et salua le jésuite avec une froide politesse. D’un coup d’œil elle avait saisi tous les avantages de la situation ; un second coup d’œil lui suffit pour s’entendre avec sa mère. Elle dit encore deux ou trois mots à Henryka ; et un plan fut combiné, et les trois femmes se mirent à tisser un filet pour prendre le Père, qui ne se doutait de rien.

« Vous avez l’air gelé ! dit Mme Maloutine ; je vais voir à vous procurer du thé bien chaud, mes pauvres colombes.

— Permettez-moi de…, dit galamment le jésuite.

— Non, non, reprit Mme Maloutine en l’interrompant, c’est mon affaire ; il y a ici d’autres devoirs de chevalier à remplir, cher père, je vous les abandonne. »

Elle sortit de la chambre, et Glinski s’empressa de débarrasser les deux jeunes filles de leurs manteaux et de leurs bachelicks.

Dragomira remercia d’un léger signe de tête.

« Viens, dit-elle à Henryka, nous allons changer de vêtements. Je ne me sens pas à mon aise.

— Patiente un moment, dit Henryka, je vais t’apporter tout ce dont tu as besoin. »

Sans attendre de réponse, elle sortit d’un pas léger et rapide. Dragomira s’assit près de la cheminée et se chauffa.

« Il fait froid dehors, dit-elle, on est positivement glacé. »

Le P. Glinski alla prendre une peau de tigre et lui enveloppa les pieds.

« Je vous remercie, dit Dragomira en souriant, des ennemis si galants, on peut les accepter.

— Je ne suis pas votre ennemi, répondit Glinski, j’ai seulement en vue le bonheur de Soltyk, que j’aime comme mon fils.

— Croyez-vous que je veuille sa perte ? s’écria Dragomira en le regardant bien en face, je veux son bonheur tout comme vous, et la question est de savoir lequel atteindra plus tôt ce but, vous ou moi.

— Vous avez de l’avance.

— Soit, mais est-ce bien sage de s’attaquer quand on aspire au même but ? Il serait plus simple, ce me semble, de faire alliance. Vous devez pourtant finir par voir bien clairement que ce n’est pas avec Anitta que vous pourrez tenir votre comte en bride.

— Hélas !

— Cherchez donc avec moi ce qu’il y aurait à faire ?

— On peut causer là-dessus. »

Henryka revint, elle avait sur le bras la jaquette de fourrure de Dragomira et tenait ses pantoufles à la main.

« Puis-je t’aider ? demanda-t-elle.

— Non. Pourquoi y aurait-il alors de galants jésuites en ce monde ? répondit Dragomira avec le ton légèrement badin d’une dame du monde coquette. Va, va aussi changer de vêtements, ou tu te rendras malade. »

Henryka baisa la main de Dragomira et se hâta de sortir.

« Eh bien, non, dit Dragomira, je ne peux vraiment pas vous employer. Veuillez passer un instant dans la chambre à côté. »

Glinski obéit. Quand il revint au bout de deux minutes, Dragomira avait ôté son corsage et passé sa jaquette. Elle était de nouveau assise près de la cheminée. Les flammes rouges qui s’élevaient en languettes semblaient caresser sa nuque, son buste virginal d’amazone et ses beaux bras plongés dans la molle fourrure.

Dans la vaste salle, le crépuscule étendait ses ombres grises, au milieu desquelles resplendissaient les bras de la jeune fille, ainsi que son cou blanc et son épaisse chevelure d’or aux souples ondulations.

Le jésuite en était tout surpris ; il le fut bien davantage lorsque Dragomira tourna vers lui ses grands yeux enchanteurs et, avec un sourire ravissant, lui tendit la main. Il ne dit pas un mot, mais se pencha sur cette main froide comme le marbre et la baisa.

« Nous serons donc amis ?

— Cela dépend de vous, répondit Glinski, vous poursuivez des plans… des plans politiques… Soltyk pourrait être entraîné dans d’immenses dangers. Si vous voulez renoncer à vos fréquentations secrètes…

— Je n’en ai pas.

— Pardonnez-moi ; j’en sais là-dessus plus que qui que ce soit en dehors de vos conjurés.

— Alors vous nous avez livrés à la police ?

— Non… seulement j’ai… donné quelques avis… par précaution.

— Père Glinski, dit Dragomira tranquillement, en le menaçant du doigt, ne vous occupez pas de choses qui ne vous regardent pas, si vous tenez à votre tête. »

Glinski pâlit.

« Vous ne me livrerez pourtant pas au couteau, murmura-t-il, je sais que je puis me confier à vous.

— Vous pouvez être sans crainte, répondit Dragomira, mais renoncez à vos intrigues.

— Je vous le promets.

— Et je vous promets de me retirer de toutes machinations politiques.

— Alors, rien ne s’oppose plus à notre alliance.

— Vous renoncez à Anitta ?

— Oui.

— Et vous me choisissez comme votre alliée ; vous m’entendez bien, père Glinski, comme votre alliée et non pas comme votre instrument ?

— J’entends bien. »

Dragomira sentit un léger frisson.

« Je vous en prie, appelez quelqu’un, dit-elle subitement, il faut que je quitte ces vilaines bottes humides ; je me refroidirai si j’attends encore.

— Veuillez me permettre…

— Et pourquoi pas ? »

Elle lui tendit un pied, puis l’autre, et le P. Glinski, avec un empressement tout à fait galant, lui tira ses larges bottes de maroquin ; puis, comme un page amoureux, il plia un genou à terre devant elle et lui mit ses chaudes petites pantoufles de fourrure. Au moment où il venait de terminer son service d’esclave, un sonore éclat de rire retentit, et Henryka entra conduisant le comte, qui fit au jésuite une ironique révérence.

« Voilà, s’écria-t-il, vous prêchiez dans le désert. Si j’avais pu deviner que vous étiez un si bon appréciateur de la beauté et que vous saviez lui rendre de si chevaleresques hommages, j’aurais certainement écouté vos conseils avec de meilleures dispositions. »

Le jésuite, rouge et tremblant, s’était relevé, et d’un air anéanti regardait tantôt Dragomira, tantôt le comte.

La jeune fille eut l’habileté de venir à son aide quand il en était encore temps.

« Laissez donc le Père en repos, s’écria-t-elle ; je l’aime bien mieux que vous ; nous nous entendons maintenant parfaitement, n’est-ce pas ? et rien ne pourra troubler notre amitié, ni vos railleries, cher comte, ni votre jalousie.

— Oui, pour vous faire enrager, dit Glinski, je veux me mettre à faire sérieusement la cour à Dragomira. »

Il lui prit la main, et y appuya deux fois ses lèvres avec passion.

Dragomira se leva, prit son bras, et le conduisit à la fenêtre.

« Laissez-nous, dit-elle à Soltyk, nous avons un petit secret entre nous.

— Vous ordonnez ?… demanda doucement Glinski.

— Ce qui est convenu est convenu.

— Dans un mois, vous serez comtesse Soltyk. »

Dragomira serra la main de Glinski.

« Et, maintenant, lui murmura-t-elle à l’oreille, occupez ma mère et Henryka : jouez aux échecs avec ma mère ; quant à Henryka, dites-lui de réciter son chapelet.

— Comptez sur moi. »

Glinski baisa encore cette charmante main qu’il pressait maintenant dans les siennes, et conduisit Henryka hors de la chambre.

Dragomira resta seule avec le comte.

Sans avoir l’air de le remarquer, elle alla lentement vers la cheminée, s’assit sur la chaise, posa ses pieds sur la peau de tigre et regarda fixement le feu.

« Dragomira, dit le comte qui s’était avancé doucement derrière elle.

— Vous êtes encore là ?

— Quelle question ! Quand je suis resté si longtemps, sans vous voir, quand vous me faites si cruellement languir…

— Des phrases ! murmura Dragomira en jetant sa tête de côté.

— Vous êtes de mauvaise humeur.

— Au contraire. »

Soltyk s’assit en face d’elle et prit ses mains dans les siennes.

« Tarajewitsch vous a peut-être échappé ?

— Oh ! on ne m’échappe pas si facilement !

— Qu’avez-vous donc fait de lui ? »

Dragomira garda le silence, seulement un sourire erra sur son beau et froid visage, un sourire qui donna le frisson à Soltyk.

« Vous l’avez tué ? »

Dragomira fit signe que oui.

« Pourquoi ne pouvais-je pas être là ?

— Parce que vous faites souffrir par cruauté, tandis que moi je châtie et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais sans haine.

— Je suis donc condamné pour toujours à rester à la porte du sanctuaire ?

— Avec quelle ardeur vous désirez qu’on vous livre une victime !

— Non, je voudrais seulement être là, quand vous remplissez votre office de prêtresse et de juge.

— Cela même est un désir inhumain, répondit Dragomira. Vous auriez dû naître au temps des invasions des Tartares ; vous eussiez été un de ces khans qui poussaient devant eux des nations comme des troupeaux, faisant des hommes leurs esclaves et enfermant les femmes dans leurs harems. Alors on faisait des tambours avec des peaux humaines et l’on élevait des pyramides de crânes.

— Je ne peux pas le nier ; je vous aime encore plus, depuis que je sais que vous avez du sang aux mains.

— C’est de la pure folie !

— Nommez cela comme vous voudrez, c’est pourtant ce qui fait que je vous aime, et j’aime en vous la Scythe et la tigresse plus encore que le pur et virginal ange de la mort.

— Mais moi, je ne vous aimerai jamais, dit Dragomira, tant que vous serez dominé par d’aussi abominables passions. On vous a dépeint à moi comme un démon ; vous êtes encore pire : vous avez un cœur de pierre.

— Comme vous !

— Comme moi ?

— Oui, comme vous, Dragomira, continua le comte ; ne jouons pas plus longtemps l’un pour l’autre cette ridicule comédie. Je vous connais maintenant aussi bien que vous me connaissez. Soyez sincère comme je le suis. Vous avez comme moi dans le fond de votre être les aspirations d’un Néron ; comme moi vous êtes possédée par un désir titanique de dominer, d’assujettir les hommes, de les fouler sous vos pieds, et d’anéantir ceux qui résistent. Tous les deux nous avons des cœurs de marbre, et, à vous parler franchement, je suis aussi peu capable d’aimer que vous. Je ne vous fais pas une déclaration d’amour. Ce que j’éprouve pour vous, c’est plus que de l’amour. C’est l’admiration, c’est la voix du sang, c’est l’harmonie des âmes qui m’entraîne vers vous. La langue des hommes n’a pas de mots pour exprimer ce que je ressens pour vous. J’ai trouvé en vous une compagne de ma race ; une créature capable comme moi de braver Dieu et l’univers et d’étendre la main vers les étoiles sans craindre d’être frappée par la foudre du vengeur éternel. »

Dragomira, pour la première fois de sa vie bouleversée jusqu’au fond de l’âme, restait frémissante et ravie sous le regard de cet homme. Et lorsque le comte se jeta à genoux devant elle et la serra dans ses bras avec une volonté sauvage, elle ne résista pas, elle ne le repoussa pas. Les sensations les plus contraires faisaient palpiter son cœur. Mais aucune parole, aucun son ne sortait de sa bouche, et lorsque le comte appliqua ses lèvres brûlantes de désirs sur celles de Dragomira, elle aussi l’entoura de ses bras et lui rendit baiser pour baiser. Elle oubliait et elle-même et l’univers.

« À moi ? murmura Soltyk, revenant à lui.

— Oui.

— Pour toujours ?

— Pour toujours.

— Vous voulez bien être ma femme ?

— Oui.

— Vous me permettez de parler aujourd’hui même à votre mère ?

— Je vous en prie.

— Ah ! Dragomira, quel bonheur vous m’avez donné ! »

Elle le regarda, prit sa belle tête de despote dans ses mains et lui donna encore un baiser. Elle était tout à coup métamorphosée.

Soltyk se releva vivement et sortit pour aller parler à Mme Maloutine.

Dragomira resta seule.

« Que s’est-il passé ? se demanda-t-elle. Est-ce que je l’aime ? Non, non. Qu’est-ce alors ? Qu’est-ce donc qui lui a donné cette puissance sur moi ? A-t-il vu dans la nuit de mon âme, là où jamais n’avait pénétré un rayon de lumière ? M’a-t-il révélé à moi-même ce dont je n’avais jamais eu conscience ? Était-ce cela ? Je ne sais pas ; je sais seulement que j’étais calme et sans crainte et qu’il m’a emportée avec lui dans un tourbillon au-dessus d’abîmes qui me donnent le vertige. Où suis-je entraînée ? Mon Dieu ! mon Dieu ! ne m’abandonne pas ! »