La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre I

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Éditions de l’Épi (p. 107-116).
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TROISIÈME PARTIE

LES VOYAGES DE IOANNA


…… Ut unda impellitur unda.
Ovide. — Métamorphoses (XV-181.)



I

Paris


La patrie des grands hommes ne s’est pas toujours fait un mérite du leur…
L’utilité des voyages, qui concerne la connaissance des médailles, inscriptions, statues…, etc… par M. Beaudelot de Dairval (1683).


Ioanna avait été élevée sans doute dans la solitude d’une forêt. Toutefois, nantie de toute la science païenne que lui pouvait enseigner un Grec admirateur du passé, elle devait voir Paris dans une sorte de délices.

Certes elle avait appris aussi la prudence et à se méfier de la destinée. Cependant il lui était impossible de ne pas se laisser aller à sentir, en cette ville charmante, la mise en quelque sorte du bonheur à portée de la main.

Elle entra dans la famille du personnage qui l’avait si familièrement accostée dans une ruelle. C’était un officier qui descendait, disait-on, de la reine Frédégonde, morte depuis deux siècles. Il en gardait une sorte de prestige. Ioanna ne demeura que peu de jours dans cette demeure vaste et d’ailleurs hargneuse. La deuxième semaine, sur la dénonciation d’une servante, on soupçonna qu’elle fût femme. Le père des deux enfants qu’elle devait éduquer la fit venir dans sa chambre, puis lui demanda de se dévêtir. Elle refusa, et, comme il prétendait la contraindre, elle put s’esquiver.

Une fois dehors il lui parut enfin que la vie serait moins facile et agréable qu’il ne semblait au premier moment. Mais l’idée de s’adonner à l’enseignement lui demeura présente et elle se mit en quête d’un poste de professeur.

Cela se trouva sans peine chez un membre important de la corporation des bouchers. Il était riche et possédait deux filles auxquelles il espérait faire épouser de nobles hommes.

Ioanna ne fut point questionnée sur son origine et sur la vie qu’elle avait jadis menée. Son vêtement de bure était pourtant en loques, mais le boucher lui en acheta un autre, qui était heureusement moins caractéristique de l’abbaye de Fulda.

Et bientôt se répandit dans Paris la nouvelle d’une merveille de science, qui, à vingt-deux années d’âge, connaissait toutes les langues mortes et mille sciences mystérieuses.

Ioanna devint célèbre en quelques jours. On vint de l’abbaye de Saint-Victor et de Saint-Germain la questionner avec quelques soupçons sur son savoir. Au demeurant, les curieux la jugèrent vite remarquable et presque surnaturelle.

D’où venait donc ce jeune moine, muet sur sa vie, et sur ceux qui l’avaient instruit ?

On se le demanda avec intérêt, et il est possible que mille ennuis lui fussent promis pour cela. Les congrégations parisiennes n’aimaient pas en effet ces inconnus, riches de savoir et d’expérience, qui venaient de temps à autre, en habit monacal, attirés par le renom de la Cité et fascinaient tout le monde.

Mais, sur ces entrefaites, on apprit avec émotion la mort de Louis le Pieux, Empereur. En une matinée toutes autres questions furent oubliées pour le problème passionnant qui se posait : Comment l’Empire allait-il être partagé et entre qui ? Car il était facile de prévoir que si Lothaire, fils aîné de Louis semblait destiné dès l’abord à prendre en mains les rênes impériales, ses frères Louis et Pépin et le bâtard Charles, fils de Judith, n’en resteraient pas là… On oublia Ioanna, qui, de personnage d’actualité, devint aussitôt une des innombrables notoriétés de la veille, portant parfois leur orgueil avec insolence, sans que personne d’ailleurs se souvienne d’elles. Cela lui fut agréable.

Elle instruisait les fils du boucher, mais surtout cherchait à s’instruire elle-même. Bientôt, elle fut au courant des détails les plus minimes de la situation politique occidentale. Elle songea aller à Rome voir le mystère central de la religion chrétienne : le Pape y vivait en une demeure somptueuse, disait-on, et son pouvoir s’étendait tous les jours sur la ville éternelle, encore plus belle et peuplée que Paris.

Un soir qu’elle conversait avec un prêtre de Saint-Germain, aussi jeune qu’elle, et à figure de fille, une servante du boucher, son amie, lui vint dire en secret qu’il fallait s’attendre à avoir le lendemain la visite des archers royaux.

— Pourquoi donc ? demanda Ioanna qui vraiment ne voyait point là matière à émoi, et se croyait rassurée pour son avenir.

— Parce que, dit l’autre, on recherche un moine condamné.

Ioanna eut un serrement de cœur.

— Condamné, où cela ?

— Je ne sais, fit la femme. On affirme qu’une femme, dans un couvent lointain, était entrée et a vécu livrée à la débauche. Surprise, elle fut condamnée à mort mais s’évada. Ce serait bien ignoré si l’Empereur Lothaire n’ordonnait pas depuis quatre jours de se saisir de cette femme où on la trouvera et qu’elle est à Paris.

— Mais, demanda encore Ioanna, pourquoi viendrait-on ici ? On ne cache personne chez nous.

— Oui, repartit naïvement l’autre, mais certains disent que ce pourrait être vous.

Ioanna se mit à rire et se tut.

Restée seule, ensuite, elle médita sur ce qui lui restait à faire.

Évidemment les moines, ignorants et jaloux, pensant qu’elle arrivait de quelque monastère où sa science n’avait pu passer inaperçue, s’étaient enquis partout.

Et maintenant il fallait fuir.

Elle revêtit un habit d’archer, puis, par-dessus un mur bas donnant sur le jardin, elle sortit de la maison du boucher. Cela donnait sur un enclos où se trouvaient deux auberges assez mal famées. Elle s’en alla plus loin.

Mais il fallait, ou bien trouver une cachette, ou bien quitter Paris.

Elle était trop connue déjà pour qu’on ne retrouvât pas sa figure sous n’importe quel vêtement.

Se dissimuler dans les gîtes de bohémiens pouvait la tenter mais Ioanna redoutait ce pis-aller.

Sortir de la ville paraissait toutefois difficile à cette heure car les portes restaient closes.

Elle gagna en réfléchissant le bord de la Seine. La nuit était noire. Il devait être possible de profiter du courant, et, avec une barque, de se laisser mener dans les environs.

Elle chercha et trouva un petit bateau plat, facile à mener, le détacha et prit le large.

Toutefois elle n’avait pas prévu que des soldats, sur les tours du bord de l’eau, pussent, avec leur habitude de la rivière, connaître qu’il passait en ce moment un canot près d’eux. C’est pourquoi, sans s’y attendre, Ioanna entendit, à certain moment, une flèche roidement décochée se planter en tremblant dans le fond de son embarcation.

Elle côtoya un moulin, en pleine Seine, d’où, devinant son passage un meunier lui adressa la parole.

Enfin elle sortit de la cité. Peu d’années auparavant il y avait encore des chaînes en travers du fleuve, mais présentement elles étaient enlevées.

Et la jeune fille prit les avirons pour aider le courant qui la portait.

Une fois de plus elle était libre.

Elle suivit longtemps la Seine et rencontra même deux autres barques qui l’évitèrent avec soin. Cela la fit rire.

Maintenant elle voyageait entre deux rives garnies d’arbres. Elle aborda en un lieu que la lumière des étoiles lui montra orné d’une berge de sable, y tira son bateau, le dissimula et s’en alla devant elle en jouant avec le poignard qu’elle portait à sa ceinture.

Le jour la vit au pied d’une colline que des maisons dominaient. Elle suivait un chemin bien tracé.

Le soir vint. Ioanna trouva une auberge isolée, à un carrefour et entra s’y restaurer. Elle avait de l’argent, paya et obtint un lit.

Au matin le tenancier l’éveilla.

— Bonjour fit-il en riant niaisement.

— Bonjour. Que me voulez-vous ?

— Voilà. Vous êtes armé ?

— Oui. Et habitué à la guerre, fit audacieusement la jeune fille.

— C’est bien cela que j’ai vu, et pourquoi je viens vous demander si…

— Si quoi ?

— Voilà, il y a en bas deux marchands, avec une mule, qui vont à un pays qui se nomme Orléans.

— Bon.

— Ils avaient fait marché avec un soldat. Il devait les accompagner et les défendre, car ils sont peureux et âgés.

— Qu’est-il advenu ?

— Le soldat s’est querellé hier soir, près d’ici, avec un paysan qui lui a passé sa fourche dans le corps, de sorte que les deux marchands n’osent plus se risquer seuls sur la route.

— Ils voudraient que je les sauvegarde ?

— C’est cela. Je leur ai dit votre présence, et ils m’ont assuré qu’ils vous paieraient volontiers.

— Fort bien, dit Ioanna en riant, je suis leur homme.

Trois heures après, reposée et paisible, elle partait avec les deux marchands, des juifs qui, outre leurs marchandises apparentes sur le mulet bâché, devaient porter des choses secrètes, peut-être des plis ou des dépêches, peut-être encore des diamants.

Elle se garda de les interroger et se contenta de faire le guerrier sans peur qui défie les bandits embusqués dans les bois.

Et on gagna, en cet équipage, la ville d’Orléans.