La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre II

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Éditions de l’Épi (p. 117-124).
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II

L’Aventure


Et combien ce vous est plus de joie qu’il soit ainsi. Au prix que s’il eût été rompu sur une roue, ou empalé, ou tiré à quatre chevaux, comme tant de bonnes gens.
Béroalde de Verville. — Le Moyen de Parvenir (I-II. Concile).


Ioanna parvint à Orléans sans incident, avec ses deux marchands. Toute la caravane descendit dans une auberge près l’entrée de la ville.

Les deux juifs devaient payer leur protecteur le lendemain, mais, quand la jeune fille se réveilla et descendit pour boire un verre de vin à la mode soldatesque, on lui dit que les deux gaillards avaient fui avant l’aube, évidemment pour ne pas avoir à solder le prix de leur accompagnement.

Ioanna comprit que les routes ne sont pas seulement fréquentées par des brigands avoués, mais par d’autres bandits, qui sont les honnêtes gens. Et elle en rit fort, car elle aimait les histoires aventureuses. La perte faite préoccupait peu l’ancienne mystique de Fulda.

Elle traversa Orléans en flânant et demanda à divers aubergistes s’ils savaient des marchands désireux de se faire accompagner dans un long voyage vers Marseille.

Elle ne trouva rien. Sans doute pensait-on qu’elle dût être plus dangereuse que les détrousseurs professionnels. Car les humains sont perspicaces, elle l’avait constaté…

Elle se mit donc en route au hasard, ne voulant point rester dans un pays sans intérêt à ses yeux.

Mais, sur la route prise et qui devait la mener vers Blois, elle se trouva, à la nuit tombante dans un terroir désertique et peu rassurant.

Il lui restait à se dissimuler dans un buisson, — ils ne manquaient pas, — et à dormir jusqu’à l’aurore.

Peu après s’être cachée, elle entendit le pas d’un cheval, puis des bruits de voix et attendit pour savoir ce que cela pouvait signifier.

Alors elle connut que deux voyageurs, une femme à cheval et un homme à pied, suivaient le même chemin et se trouvaient à cette heure perdus.

Elle appela.

— Ho ! le cavalier, où allez-vous ?

Les deux autres, effrayés, s’arrêtèrent.

— Ne nous faites pas de mal, dit la femme.

— Je ne vous veux ni mal ni bien. Mais où allez-vous ?

— Nous allons au château de Monjers, qui doit se trouver non loin, mais nous ne pouvons plus le retrouver.

— Arrêtez-vous en ce cas !

— Oh ! non. Nous allons bien rencontrer un village, pour passer la nuit.

— Allez donc, fit Ioanna sans s’approcher.

Ils s’éloignèrent en hâte. Il est certain qu’ils pensaient avoir eu affaire à un terrible criminel, mais s’imaginaient l’avoir effarouché.

Toutefois, à peine avaient-ils fait trois cents pas que la jeune fille entendit des cris et des appels, des piaillements et tout un tumulte, témoignant incontestablement qu’on venait de faire un mauvais parti au couple craintif.

Puis, le cheval naguère monté par la femme revint au galop, et passa devant Ioanna.

Si je pouvais m’en emparer, songea-t-elle.

Le coursier s’était arrêté à vingt pas, une fois sa première peur disparue, et il broutait l’herbe dans l’obscurité.

Ioanna s’approcha. Il se laissa prendre et elle lui monta sur l’échine sans plus de façons.

À Fulda, on avait des chevaux pour le labour et pour porter mille choses à Mayence. Dix fois, Ioanna s’était amusée, comme les jeunes moines, à grimper sur les bêtes paisibles. Elle avait parfois fait même des excursions hors du monastère, une fois jusqu’au Rhin, pour remettre des manuscrits copiés à un batelier qui devait les emporter jusqu’à Constance.

Elle savait donc se tenir et poussa sa monture.

Mais, évidemment, il ne fallait point s’en aller donner dans le parti de brigands qui venait d’attaquer, de détrousser, et probablement d’égorger les deux inconnus.

Ioanna hésita, puis prit le parti de revenir vers Orléans. Mais une péripétie inattendue se produisit.

Suivant sans doute les côtés herbus du chemin, les agresseurs de l’instant précédent gardaient un vif désir de reprendre le cheval enfui, et le suivaient.

Et, comme le ciel était clair, ils avaient vu un personnage inconnu enfourcher la monture.

Alors, ils s’élancèrent en poussant des cris forcenés.

— Tue !… tue !…

L’un d’eux empoigna Ioanna par sa botte. Elle répondit par un coup de pied violent qui faillit la désarçonner mais envoya l’ennemi dans la poussière.

L’autre, armé d’un coutelas, attaqua.

Il frappa mal, mais elle sentit la lame percer le cuir de la chaussure sans l’atteindre.

Elle tenait par chance son braquemard à la main et en porta à son tour un coup énergique à l’homme qui chut lourdement.

Puis elle enleva sa bête pour fuir.

Un temps de galop suit, où elle se sent peu certaine de son équilibre. Mais elle se maintient et la voilà libérée des autres escogriffes. Les routes du royaume sont peu sûres…

Maintenant, se croyant en sécurité, elle met le cheval au pas. Mais où aller ?

Elle prend le parti de faire encore un peu de chemin et de descendre dans un lieu où l’abri des arbres permette de sommeiller en paix.

À ce moment elle entend de nouveau des pas. Ce sont plusieurs cavaliers.

Elle est déjà à terre, laisse le cheval libre, puis se sauve. Il est temps. On a entendu quelque chose, et, en un tournemain, quatre hommes arrivent.

Ils s’arrêtent.

— Je vois un cheval dit l’un.

— Seul ?

— Seul et abandonné ce me semble.

— Voyons !

Deux individus descendent et viennent au brave animal qui se laisse prendre.

— C’est la bête que devait monter madame la baronne.

— Alors, fait le second, il lui est arrivé malheur non loin d’ici.

— Et, dit l’autre, un de ses agresseurs n’est pas loin. Le cheval avançait sous un cavalier il n’y a qu’un instant.

— Cherchons-le !

— Oui et ensuite on lui fera passer le goût de monter sur nos chevaux.

Ioanna écoute cela. La vie est décidément fertile en aventures surprenantes. Elle se retient pour ne pas rire, mais tient son poignard à la main, prête à tuer.

À ce moment, un des cavaliers fait flamber un briquet et allume une torche. Voilà l’événement inattendu qui peut transformer en déroute la victoire la plus certaine.

Ioanna sent qu’avec la torche on la découvrira. Elle a le temps de voir quatre personnages, deux valets armés et deux hommes de guerre, dont l’un est âgé et blanc de poil.

Elle glisse derrière le fourré qui l’abrite et se sauve. Les autres entendent son pas.

— À nous ! en voilà un…

Et le plus robuste valet s’élance, suivi par son compagnon qui porte la torche.

— Coquin pense la jeune fille, qui fuit comme un lièvre.

Bientôt elle a devancé ses poursuivants qui abandonnent la chasse. La voilà de nouveau seule et lasse. Elle s’arrête.

— Décidément ce n’est pas une vie, que de prétendre aller seul sur les routes en ce pays, fait-elle à mi-voix.

Mais à peu de distance elle entend alors un sifflement.

Cela est humain, pense Ioanna.

On siffle encore. Elle répond de la même façon. Ce sera peut-être une protection ? Alors elle entend marcher et une forme s’avance dans la demi-ténèbre.

— C’est toi ?

— Oui c’est moi, fait Ioanna à tout hasard.

— Viens !

Elle hésite, puis se lève et suit l’homme.

Ils font cent pas. À ce moment, on entre dans une sorte de broussaille dense, et là, un trou éclairé de souterrain se présente soudain.

La jeune fille y va hardiment.

Elle se trouve alors devant une troupe de huit malandrins sur lesquels règne visiblement un puissant gaillard habillé en gentilhomme, qui lève une corne en criant.

— Le diable nous emporte, c’est l’envoyé du Roi !

Et il boit.

Ensuite il passe la corne à Ioanna, qui y pompe une rasade de vin lourd.

— Il y a longtemps que nous t’attendions, fait le guetteur.

— J’ai dû me cacher de quatre hommes qui cherchent une baronne égarée.

— Nous l’avons justement, répond le capitaine avec un gros rire. Elle est belle et nous nous en sommes servis. Demain, nous en prendrons une autre ration, et nous lui éviterons d’attendre avant de gagner l’enfer.

Ioanna ne comprend pas pourquoi on lui fait si bon accueil, mais elle écoute pour deviner les actes à accomplir et dire les paroles utiles.

Et le chef explique enfin tout.