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La Patricienne/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 20-30).

II


Le même jour, vers onze heures, quelques professeurs, médecins et avocats étaient assis autour de la table ronde d’une brasserie alors très renommée. Ils s’étaient à coup sûr donné rendez-vous là pour la Frühschoppen. Les fenêtres de ce local s’ouvraient, d’un côté, sur une petite ruelle que l’on ne nommerait pas ainsi, si on la trouvait dans une ville du midi. Elle est formée par les parois de hautes maisons. Jamais le soleil n’y pénètre ; et toute la journée, c’est un va-et-vient perpétuel, un bourdonnement confus de toutes sortes de voix et de cris, surtout les jours de foire et de marché, sans compter que l’air est encore empoisonné par les odeurs souvent malsaines que répandent des débris de légumes, de viande et d’autres choses innommables en décomposition.

Tout à coup, l’un des jeunes gens ayant par hasard jeté un regard dans la rue, s’écria en riant :

— Tenez ! voilà précisément le docteur Almeneur. Ne dirait-on pas qu’il sort seulement de la salle du bal ? Il porte encore le même habit qu’hier au soir, et il se glisse comme un criminel le long des maisons, sans doute pour que son costume n’attire pas trop l’attention.

Et, se levant, celui qui venait de parler s’approcha de la fenêtre :

— Halte ! fit-il. On ne passe pas ainsi. Entre donc, la bière est d’une fraîcheur sans pareille.

Jean n’avait pas eu l’intention de faire une aussi longue promenade. D’ailleurs, ce n’était guère dans ses habitudes de gaspiller ainsi les heures précieuses du matin. Sa pensée, ou plutôt le souvenir de la jeune patricienne l’avait entraîné, et il n’avait calculé ni le chemin qu’il parcourait ni le nombre des heures qui s’enfuyaient.

Dès qu’il avait de nouveau foulé l’asphalte des trottoirs, il n’avait plus eu qu’un désir : rentrer le plus vite possible au logis, car il s’apercevait fort bien qu’on l’observait avec un certain étonnement. L’étrangeté de son costume en était la cause. Il fut donc d’autant plus embarrassé lorsqu’il entendit prononcer son nom, et surtout quand il reconnut le jeune professeur qui l’appelait. Il n’entretenait, il est vrai, que de simples relations avec ce dernier. Aussi pour éviter une conversation qu’il croyait devoir fuir à tout prix, Jean se borna à faire un signe de la main pour montrer qu’il était pressé et qu’il ne pouvait pas accepter l’invitation. Mais on ne voulut pas le comprendre ainsi.

— Il faut pourtant que tu entres un instant, reprit le professeur. J’ai quelque chose à te communiquer.

Le docteur hésitait.

Toutefois, quelques secondes après, il se décida rapidement. Il aurait eu vraiment trop mauvaise grâce à refuser. Au surplus, la perspective de boire un verre de bière mousseuse ne lui répugnait point. On est toujours quelque peu altéré, au lendemain d’une nuit de bal, et le docteur Almeneur, tout philosophe qu’il était, n’échappait pas à ces vulgaires besoins de la pauvre nature humaine.

Faisant donc bonne mine à ce que d’abord il avait envisagé comme un mauvais jeu, il entra dans la brasserie où se trouvaient ses amis. Ceux-ci lui souhaitèrent un bonjour cordial et vidèrent leurs chopes à sa santé. Il répondit à leur bienveillant accueil de la manière la plus flatteuse, avec cet air de franche camaraderie que l’on rencontre dans le monde de nos universités. Puis, les premières paroles échangées, chacun voulut savoir pourquoi il se promenait encore dans les rues de la ville en costume de soirée. Car, eux aussi, presque tous, avaient été à ce bal des professeurs ; mais, dès que l’aube avait blanchi les fenêtres, ils s’étaient éclipsés et avaient dormi assez tard dans la matinée. La plupart venaient seulement de se lever.

Le docteur n’était rien moins que disposé à satisfaire cette curiosité. Cependant, sans autrement s’expliquer, il dit qu’il avait fait une promenade sur le bord de l’Aar et qu’au moment où on l’avait appelé, il rentrait chez lui.

Puis, il ajouta, en s’adressant au jeune homme qui l’avait arrêté au passage :

— Et qu’avais-tu à me dire ?

Celui-ci, un juriste déjà distingué, n’avait pas été au bal. Il devait forcément renoncer à ce plaisir mondain, ayant la jambe droite presque paralysée. Aussi, ce matin-là, il n’avait eu garde de manquer le cours du célèbre M. Grégor, le professeur de droit public, qu’il suivait toujours, de même que le docteur Almeneur, bien que l’un et l’autre eussent subi depuis quelques années et avec le plus grand succès leurs examens d’État. À vrai dire, si Jean fréquentait ces leçons, c’était par sympathie pour M. Grégor et pour l’importance de la branche qu’il enseignait, car ses études à lui, ainsi que son titre de docteur en philosophie l’indiquait, avaient plus particulièrement pour objet l’histoire universelle, les langues modernes et les littératures comparées.

— Ce que j’avais à te communiquer ? répondit le jeune homme. M. Grégor, sa leçon terminée, s’est informé si tu n’étais pas dans le bâtiment de l’université. Naturellement, personne ne t’y avait vu. Il nous a ensuite priés, si nous te rencontrions, de te dire qu’il désire causer avec toi, aujourd’hui encore, tu n’as donc qu’à te présenter chez lui, cette après-midi.

Jean remercia d’un signe de tête. Certainement il irait. Puis, la conversation reprit une allure plus générale.

On s’entretint d’abord du bal de la veille. Le docteur brûlait d’apprendre le nom de sa belle patricienne, dont l’image ne voulait plus s’effacer de son esprit. Mais il n’osait hasarder aucune question. Une sorte de gêne, de vague inquiétude le retenait. Le terrain lui semblait trop glissant. Pour la rappeler, en effet, au souvenir de ses amis, il faudrait en faire le portrait ; de plus, on avait peut-être remarqué qu’elle avait refusé de danser avec lui. Il ne pouvait donc guère en parler. Toutefois, il espérait bien qu’on allait aussi s’en occuper. Sa beauté, sa fière démarche, sa taille exquise avaient dû frapper tout le monde. Après la première chope, il en demanda une seconde ; puis, chose inouïe pour lui avant midi, il se laissa aller à en boire une troisième. Il faisait déjà des folies pour celle qu’il aimait. Ce fut en vain. On causa de toutes les autres jeunes filles, et beaucoup des femmes ; on se moqua de la coiffure à l’indienne d’une dame quelque peu fanée, connue d’ailleurs par l’excentricité de ses toilettes, qui dissimulaient à peine la maigreur de ses formes ; on raconta ensuite une histoire très piquante sur la robe en soie pourpre d’une autre femme ; on rit enfin, sans songer à mal, des naïvetés d’une ingénue qui, une fois la première fièvre du bal envolée, avait heureusement retrouvé son franc naturel. En un mot, ce fut un bavardage dans toutes les règles de l’art, et ce bavardage fleurit aussi bien autour de la chope de bière qu’autour de la tasse de café. Mais, on ne mentionna même pas l’inconnue, au grand désespoir de Jean, qui n’attendait qu’un nom, un seul.

Au fond, le docteur ne s’en montra pas trop fâché. Une remarque grivoise de l’un des assistants eût pu lui causer une grande peine. Et lorsque l’entretien, cette fois, roula uniquement sur une des particularités de la mode qu’un des jeunes gens voulut baptiser du qualificatif de callipygique, en mémoire de la Vénus de ce nom, Jean Almeneur se leva tout à coup, craignant sans doute d’entendre parler de celle qui le préoccupait tant, chose qu’un instant auparavant il avait ardemment souhaitée. L’heure du dîner était là. Ils se séparèrent donc, et le docteur put enfin rentrer dans sa chambre, au quatrième étage d’une maison située au centre de la ville.

M. Grégor, ce professeur dont il a été question dans le chapitre précédent, après avoir allumé sa lampe à huile, s’était remis à l’étude dans son cabinet. C’était un travailleur infatigable. Du matin au soir, parfois du soir au matin, lorsque ses cours ne le réclamaient point, il ne quittait pas ses livres. On lui reconnaissait une haute autorité dans toutes les questions de droit. Il était aussi souvent consulté, même par les gouvernements.

Penché sur sa table, où sa main traçait à la hâte un article de journal, il n’entendit pas la porte rouler sur ses gonds. Ce n’est qu’à la voix de la servante qu’il se redressa vivement.

M. le docteur Almeneur demande si M. le professeur est à la maison ?

— Mais, oui ! Faites entrer !

Et, en disant cela, il se leva du vaste fauteuil à bras sculptés et s’élança, de cette allure vive qui le caractérisait, au-devant de son visiteur.

— Vous avez désiré me parler, fit le jeune homme, en entrant.

— D’abord, soyez le bienvenu chez moi ! répondit le professeur, en invitant du geste son hôte à prendre place sur un divan.

J’ai, continua-t-il, une commission assez singulière, qui pourrait peut-être vous concerner. Un riche banquier de Berne cherche un précepteur pour son fils, âgé de treize ans. Que le nom ne vous effraie point ! Car il ne s’agit pas, pour vous, d’un rôle subalterne à remplir dans la maison. On veut un homme sérieux, très capable et formé par l’Université ; spécialement doué de connaissances scientifiques, qui aurait deux ou trois heures à consacrer à cet enfant et lui donnerait des leçons dans les branches principales de l’instruction moderne. Comme je vous l’ai dit, c’est une des plus riches familles de la ville. Vos appointements seront naturellement très élevés. Aussi j’ai pensé à vous, monsieur Almeneur. Eh bien, à votre tour, qu’en dites-vous ? Vous ne serez pas forcé de rompre le cours de vos études, de telle sorte que les avantages qu’offre cette place…

— Je vous remercie, interrompit Jean, voyant que le professeur hésitait à achever sa phrase. Vous avez en premier lieu pensé à ma misère.

— Pardon, répliqua M. Grégor, entendons-nous bien. J’ai surtout songé à vos hautes capacités que je connais par votre œuvre qui a été couronnée l’année dernière et vous a valu un si brillant et si légitime succès.

Le jeune homme s’inclina sans rien dire.

Le professeur reprit :

— Vous êtes un de ceux — un tout petit nombre — qui, en ces temps de matérialisme, n’ont pas renié tout idéal. Vous comprenez encore ce que signifient les mots : instruction et éducation. Quoique votre position vous commande d’achever vos études le plus tôt possible, vous préférez les continuer, avide que vous êtes d’acquérir des connaissances scientifiques et solides dans tous les domaines. Et en cela je vous approuve pleinement. Vous pouvez, sans rougir, vous appliquer le mot du poète : Nil humani… Rien d’humain ne vous est étranger ! Et, par là, vous entendez ce qu’il y a de plus beau, de plus grand dans l’humanité, l’éducation parfaite de l’homme.

Et le célèbre professeur, entraîné par un ordre d’idées qui lui était familier, continua sur ce ton, sans avoir l’intention de froisser la modestie de celui qu’il louait ainsi.

— Je vois avec le plus profond regret que nos étudiants poursuivent bientôt tous le même but : gagner sa vie le plus tôt et le plus rapidement possible. L’ambition — et par ce mot je désigne celle de ce siècle — est une manifestation déplorable de l’activité humaine quand elle ne recherche que jouissances et sensations ; elle devient un malheur public et un danger pour l’avenir, si elle s’empare de la jeunesse. Quel sera donc le sort des vieux, si les jeunes n’ont déjà plus la notion de l’idéal ? Dans un petit pays comme le nôtre, entourés de puissantes nations comme nous le sommes, nous n’aurons plus de raison d’exister si nous n’avons pas toujours devant nous un but supérieur à atteindre. La paix dont nous jouissons, depuis si longtemps, nous a rendus égoïstes. Sous plusieurs rapports, la guerre serait pour nous… Qu’allais-je dire ? Vous tout le premier avez le moins besoin de suivre mes cours. J’agis un peu à votre égard comme un pasteur de ma connaissance, lequel adressait aux braves gens qui fréquentaient son église des reproches pour ceux de ses paroissiens qui n’y mettaient pas les pieds.

Puis il termina :

— Eh bien, mon cher docteur, quelle est votre résolution ? Voulez-vous accepter cette place ?

En souriant, Jean fit observer au professeur qu’il ignorait encore le nom de la famille dont il s’agissait.

— C’est parbleu ! vrai, dit M. Grégor. Le père de cet enfant est un M. Fininger, un de nos patriciens les plus cultivés. Je le crois même fortement teinté de libéralisme, car il oublie opiniâtrement de mettre le « de » au bas de ses lettres, quoique sa famille soit certainement une des plus anciennes de Berne. Je suppose que ses ancêtres, comme d’ailleurs ce même nom semble l’indiquer, ont dû jadis défendre quelque frontière. M. Fininger est un grand et richissime banquier, vous le savez peut-être.

— Je ne le connais pas, répliqua le docteur. Mais, une chose m’étonne ! Si ce patricien est si intelligent, si moderne — l’expression est admise, je crois — que vous voulez le dire, comment se fait-il qu’il n’envoie pas son fils dans les écoles de la ville ? Ce serait, cependant, pour ce dernier, beaucoup plus avantageux. Nos écoles, et avec raison, passent pour très bonnes. On a même l’embarras du choix : si le gymnase ne lui convient pas, à cause de son enseignement trop libéral, il lui reste toujours le grand institut conservateur de monsieur…

— Je vous arrête. Cette dernière école lui déplaît particulièrement. On y pousse trop loin le piétisme. Il n’a jamais voulu envoyer son fils dans cet établissement. Pourquoi le retire-t-il du gymnase ? Je ne saurais vous le dire. En tout cas, il a nécessairement ses raisons. Et, ce qu’il y a de certain, c’est que ce garçon doit être une excellente nature, à l’esprit ouvert et très éveillé. Il vous fera plaisir, j’en suis sûr.

— Et avez-vous déjà parlé de moi à M. Fininger ?

— J’ai pris la liberté de lui annoncer que j’en causerais avec vous.

Le docteur parut réfléchir un instant.

M. Grégor ajouta, négligemment :

— Hier soir, au bal, je m’entretenais encore avec lui de cette affaire, qui a bien quelque gravité pour un père soucieux de l’avenir de son fils.

Jean n’entendit pas ces derniers mots. Un doute venait, de se poser dans son esprit. Était-ce vraiment, dans ses principes de prêter la main au projet qu’on lui soumettait ? Car, lui, il croyait la deviner, la raison pour laquelle on enlevait cet enfant à l’école publique. Parbleu ! Elle sautait aux yeux. C’était par simple prévention aristocratique. L’héritier d’un patricien ne devait pas s’asseoir sur le même banc que les fils des bourgeois.

Cependant, il dit :

— Je vous remercie bien sincèrement, M. le professeur, d’avoir pensé à moi pour cette place. En outre, l’opinion que vous avez de mes moyens, de ma Petite personnalité enfin me paraît trop favorable. Mais, pour en revenir à ce qui nous occupe, il me semble que nous ne sommes pas logiques lorsque l’un de nous, d’une manière ou d’une autre, favorise cet enseignement privé, une plante qui pousse déjà bien dans notre ville.

— Vous refusez ! s’écria M. Grégor, presque avec tristesse. Réfléchissez encore, je vous en prie. Vous ignorez comme moi les motifs qui engagent M. Fininger à agir ainsi.

— Ce garçon serait-il malade, ou chétif ? interrogea Almeneur.

— Je ne crois pas. Cependant, je n’affirme rien.

Savez-vous quoi ?

Allez demain chez M. Fininger. Rue des Gentilshommes, n°… C’est facile à trouver. Tout en causant avec lui, vous lui dites que vous n’êtes pas sûr de pouvoir consacrer tant de temps à l’instruction de son fils. Et de fil en aiguille, tout naturellement, vous apprendrez les raisons qui lui font préférer un enseignement à domicile à celui qui se donne dans nos écoles publiques. Suivant l’impression que vous en recevrez, vous accepterez ou vous refuserez ce poste. Cela vous va-t-il ?

Le docteur était toujours indécis. Certes, il saurait déjà bien employer les gros appointements qu’on lui promettait. Il en avait un besoin presque urgent. En outre, par un refus trop brusque, il craignait de déplaire au professeur Grégor, qui lui avait sans cesse témoigné la plus sympathique estime. Aussi, quand ce dernier, remarquant son hésitation chancelante, insista de nouveau, Jean déclara enfin qu’il se rendrait le lendemain chez M. Fininger, ne fût-ce que dans le but de détruire peut-être le préjugé d’un patricien contre la plus grande des créations modernes, l’école populaire.