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La Patricienne/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 31-50).

III


Le lendemain, en effet, Jean Almeneur, qui avait laissé passer le moment convenable où l’on se présente dans le monde, sonnait à la porte de M. Fininger, vers quatre heures de l’après-midi. Il avait eu peine à se décider à cette démarche, malgré la promesse qu’il en avait faite au professeur.

Une jeune fille vint lui ouvrir et le conduisit dans le salon du premier étage. La lumière du dehors, en pénétrant dans cette pièce, permettait au regard d’en observer l’ameublement. Jean était demeuré là seul, la soubrette étant allée prévenir ses maîtres. Le docteur remarqua d’abord, sur la cheminée en marbre et de chaque côté d’une pendule en bronze, ouvrage de grand style, toute une série de verres allongés dans lesquels plongeaient des bulbes de jacinthes en fleurs, dont le parfum imprégnait l’air de la chambre de senteurs alanguissantes. D’épais tapis étouffaient le bruit des pas. Les boiseries étaient en vieux chêne, d’un brun châtain luisant, et relevé de filets d’or. On admirait surtout le plafond en stuc, d’un travail superbe. De lourds rideaux en velours masquaient une partie des hautes fenêtres. Quelques portraits, dans leurs cadres dorés, représentaient sans aucun doute des membres de la famille disparus, hommes et femmes en costumes des siècles passés. À droite et à gauche, semés un peu partout en un désordre qui ne manquait pas d’un certain goût artistique, divers objets de luxe, statuettes, bibelots et autres menues choses, s’harmoniaient merveilleusement avec les gros meubles du salon : ici un fauteuil sculpté, très ancien, comme on n’en fait plus de nos jours ; là un divan fort bas, que l’Orient n’eût pas désavoué ; plus loin une chaise pliante, genre américain. Enfin, une table et des chaises pour le jeu du whist et, près de la paroi, vers la fenêtre, un piano de première marque, qui était ouvert.

L’impression qu’en reçut le docteur, son examen terminé, fut très profonde. Il ne se rappelait pas d’avoir jamais rien vu de semblable. On sentait que dans cette maison il n’y avait pas que la seule ambition de briller par la richesse. Derrière ces tentures, cet arrangement, ou devinait une existence sérieuse, opulente, suivant toujours la même ligne, sans arrêt aucun. L’argent du parvenu ne criait pas à chaque visiteur : Voyez donc comme je suis riche et pliez le genou devant moi. Une nature fine et délicate avait mis la main à cet ameublement ; on y reconnaissait aussi la volonté, le désir de se faire un chez soi, un home pratique et beau. Les heureux mortels qui vivaient dans ce milieu devaient y vivre tranquilles, tout à la joie d’être ensemble. Dehors, on est exposé à tous les caprices du hasard et des rencontres désagréables. Tandis que là, dans ce salon, on aurait pu se croire dans un château perdu, loin des grandes routes, et involontairement le docteur Almeneur murmura : My house is my castel.

Toutefois, ce qui lui parut répondre le mieux à ses plus intimes sentiments, ce furent ces jacinthes, aux couleurs variées, qui jetaient, par leur éclat et leurs parfums, une note printanière de gaîté et de soleil dans l’antique demeure patricienne. Elles le plongèrent, pour ainsi dire, dans une rêverie tout orientale, de sorte qu’il n’entendit ni le bruit de la porte qui s’ouvrait, ni le glissement d’un pas léger sur les tapis. Tout à coup une voix fraîche, jeune et pleine, d’un pur accent cristallin, résonna à ses oreilles :

— Monsieur !…

Brusquement, Jean se retourna, comme mû par un ressort.

Devant lui se tenait la jeune fille qui, depuis la nuit de bal, avait occupé toutes ses pensées.

Un cri de surprise faillit s’échapper de ses lèvres. Mais, oui, c’était elle ! C’était bien la même jeune fille, blonde, élancée, dont l’expressive physionomie passait si rapidement de l’air sérieux au sourire plein de malice. C’était elle, dans tout l’épanouissement de ses dix-neuf printemps, chaste et cependant déjà provocante comme la femme. C’était le même front obstiné, autour duquel frisottaient quelques boucles dorées, légères, qui caressaient la peau mate ; ses yeux brillaient d’un éclat de turquoise, mais, parfois, les paupières, hâtivement baissées, en adoucissaient le regard. La bouche, aux lèvres à peine retroussées, riait ainsi que celle d’un enfant ; néanmoins, elle pouvait aussi, et on le sentait instinctivement, répondre par un sourire ironique, méprisant, à une parole trop osée.

De même, elle avait reconnu, et non sans autant d’étonnement que lui, le jeune homme avec lequel elle n’avait pas voulu danser.

L’un et l’autre, en se retrouvant ainsi à l’improviste, avaient senti un flot de sang envahir leurs joues. Mais, ils ne furent pas longtemps embarrassés. La patricienne, déjà habituée à la vie mondaine, domina assez vite la première impression pénible qu’évoquait en elle cette rencontre fortuite ; le docteur, dont les forces s’étaient trempées dans la lutte qu’il avait jusque-là soutenue pour l’existence, reprit également bientôt possession de lui-même. Une pensée, pourtant, traversa furtivement son cerveau, en y laissant une traînée de feu : c’était assurément pour son frère qu’on cherchait un précepteur. Car il n’en pouvait douter : cette jeune fille était évidemment Mlle Fininger, autrement elle ne l’aurait pas reçu sans chapeau et en cette toilette, d’un négligé charmant.

— Je voulais… je désirais parler à M. Fininger, balbutia enfin Jean Almeneur.

— Ah ! dans ce cas, Juliette, notre domestique, s’est trompée, observa la demoiselle, sans faire mine de s’asseoir ni d’offrir un siège au visiteur.

Comme elle ne parle que le français, elle n’aura probablement pas compris.

Cette réponse froissa le jeune homme. Aussi il répondit :

— Je vous prie de m’excuser. J’étais à cent lieues de supposer qu’à Berne les filles de chambre n’entendent pas l’allemand.

— Et, pourtant, c’est ainsi dans nos familles, répliqua-t-elle, en appuyant avec intention sur le mot, comme si elle eût voulu élever une haie d’épines entre elle et l’audacieuse intrusion de tout étranger, particulièrement de celui qui était présent.

Mais Jean ne s’avouait pas si facilement vaincu.

— Le français est donc à Berne le langage des filles de chambre des grandes maisons ? fit-il, d’un air naïvement interrogateur.

La jeune patricienne le regarda d’un œil dur, en disant :

— Vous faites erreur, monsieur…

— On m’appelle le docteur Almeneur, interrompit Jean, voyant qu’elle avait oublié son nom. J’ai eu l’honneur, dernièrement, de me présenter moi-même à vous.

— Eh bien, monsieur le docteur, permettez-moi de vous dire que le français est notre langue usuelle et que nos domestiques doivent par conséquent s’en servir également.

— Je trouve cela très naturel.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît ? demanda-t-elle, Piquée au jeu.

— Ah ! parce que chez nous, en ville et à la campagne, on parle un dialecte détestable et que fort peu de monde connaît l’allemand que l’on écrit. Il est donc très compréhensible que le français vous soit plus doux et plus agréable, sans cependant garantir qu’un Parisien se déclare satisfait de celui dont on fait usage ici.

Si hautaine que nous ayons vu Mlle Fininger le soir du bal, il ne faudrait pas trop s’étonner de sa condescendance pour le docteur Almeneur. Elle ne se laissait pas aller à cet entretien pour l’unique plaisir de discuter sur les qualités ou les défauts des langues française et allemande ; elle cherchait simplement à effacer ce que son refus avait eu de trop blessant pour l’amour-propre du jeune homme. Elle était donc restée au salon, bien que la visite ne la concernât point. Aussi, estimant qu’elle avait satisfait aux règles de la politesse, d’autant plus que cet étranger osait encore la contredire, elle indiqua enfin un siège, tout en ajoutant d’un ton indifférent :

— Vous pouvez prendre place, monsieur, car ce n’est guère avant une demi-heure que papa rentrera. Il est vrai qu’on serait plus sûr de le trouver à son bureau, fit-elle, comme pour dire au docteur qu’elle ne souhaitait plus sa présence.

Et elle voulut partir.

Mais Jean ne l’entendait pas ainsi.

— Je ne viens pas chez monsieur votre père pour affaires, mademoiselle, reprit-il d’une voix mordante. Il s’agit d’une chose qui intéresse plus spécialement votre famille. En un mot, M. le professeur Grégor m’a annoncé hier que M. votre père cherche un précepteur.

La patricienne avait d’abord eu l’intention de l’arrêter net, ou de s’éloigner sans attendre la fin de sa phrase. Elle s’en allait effectivement. Mais, aux derniers mots du docteur, elle se retourna vivement et, revenant sur ses pas, elle lui dit, d’un accent plus doux :

— Oh ! si c’est pour ce motif que vous venez, papa se réjouira grandement, monsieur le docteur. Et… oui, je puis bien vous le dire, cette affaire me tient beaucoup à cœur. Car c’est moi qui ai conseillé à papa de retirer Amédée des écoles de la ville.

— Vous, mademoiselle ! dit Jean, au comble de l’étonnement.

— Oui, moi-même ! répliqua la patricienne.

Elle déployait, dans ses réponses et dans ses actes, cette maturité et cette sûreté quasi virile que l’on rencontre parfois chez les jeunes filles auxquelles les mères, mortes trop tôt, ont laissé le soin de veiller sur toute la famille.

Asseyons-nous ! ajouta-t-elle, en prenant place cette fois dans une niche de fenêtre et en montrant un tabouret au docteur.

— Eh bien, mademoiselle, reprit celui-ci, si la question m’est permise, oserais-je vous demander la raison pour laquelle votre frère ne fréquente plus nos classes publiques ?

— Eh ! mais, oui ! Il est impossible qu’une telle école, ainsi ouverte à tout le monde, puisse donner une bonne éducation.

Rapidement le docteur répondit :

— En tout cas, il paraît qu’elle contribue à former des maîtres capables de la remplacer.

Mlle Fininger avait la repartie prompte.

— Oui, des maîtres ! fit-elle, avec une nuance de mépris dans la voix. Oui, des maîtres ! Mais ce ne sont pas toujours des éducateurs, des conseillers. On n’est jamais bien élevé, ni bien instruit que par ses semblables.

Jean, durant quelques secondes, observa attentivement son interlocutrice, comme s’il eût douté que les paroles qu’il venait d’entendre, où le vrai et le faux se mêlaient habilement, fussent réellement d’une aussi jeune et aussi jolie personne. Puis, il dit :

— Vous affirmez, mademoiselle, et d’un ton qui ne souffre point de réplique, qu’on n’est bien élevé bien instruit que par ses semblables. À votre point de vue, vous avez peut-être raison. Mais, discutons un peu. Le père et l’enfant se ressemblent-ils ? Est-ce que l’homme intelligent n’exerce pas une influence considérable sur l’homme moins développé ? Et ne découle-t-il pas de là que justement l’inégalité est la condition même de toute éducation ?

— Vous ne voulez pas me comprendre. Je n’ai pas en vue le développement intellectuel de l’enfant, qui, nécessairement, ne sera jamais le même chez tous. J’ai pensé à une autre égalité, à celle que pratiquaient les chevaliers des temps passés, lorsqu’ils envoyaient leurs fils, en qualité de pages, aux cours des ducs, des princes et des rois. Ils ne songeaient pas du tout à les mettre dans la même école que le garçon de leur portier.

Elle prononça ces derniers mots d’un ton sec, avec une moue dédaigneuse, ce qui donnait à sa physionomie une expression plus piquante. Elle incarnait l’orgueil patricien, et cependant on ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

Au risque de rompre le charme, le docteur reprit :

— Voyez-vous, mademoiselle, moi, je crois que l’on s’instruit, jour après jour, avec tout homme qui entretient des relations avec nous. Nous en sommes la preuve, à cette heure-ci. Le bout de conversation que nous venons d’avoir, nous a obligés d’échanger nos idées ; pendant quelques minutes, nous avons dû passer en revue nos opinions, les formuler et les appuyer de raisons plus ou moins solides ; peut-être même les avons-nous sensiblement modifiées. Est-ce que ce travail purement intellectuel ne concourt point à notre instruction ?

Une rougeur de soleil couchant couvrit le front de la patricienne à cette conclusion inattendue. Décidément, ce jeune homme allait trop loin. Ne voilà-t-il pas qu’à présent il prétendait lui donner une leçon, jouer auprès d’elle le rôle de Mentor, avant même qu’il le joue auprès de son frère ? Et, cependant, malgré qu’elle en eût, elle ne savait comment finir cet entretien, sortir de cette seconde rencontre aussi fièrement que la première fois. Heureusement, on entendit un bruit de pas dans l’allée de la maison.

— C’est papa qui revient, pensa-t-elle. Et, voulant se montrer plus forte qu’elle ne l’était réellement ; d’ailleurs assez embarrassée au milieu du silence qui avait succédé aux paroles du docteur, elle dit de nouveau :

— Nous n’avons aucun prétexte de causer ainsi, d’une manière générale, d’instruction et d’éducation. Chacun a ses propres idées là-dessus.

Si nous avons retiré Amédée des écoles publiques, continua-t-elle, abordant derechef le sujet qui l’intéressait le plus, c’est qu’il y contractait de fort mauvaises habitudes. Il devenait grossier. Et, pourtant, quand il veut, il est si aimable, si bon et si intelligent. Son langage se modifiait ; ses goûts se gâtaient. Il nous rapportait des mots et des expressions qu’il vaut mieux oublier que répéter. Cela nous était très désagréable. En outre, il paraît que parfois les professeurs se permettent de vulgaires plaisanteries, du moins Amédée nous en racontait de temps à autre. Vous comprenez que, dans de telles conditions, il ne nous était guère possible d’envoyer plus longtemps mon frère à l’école. L’air que nous respirons ici, dans notre maison si soucieuse de sa renommée, cet air se corrompait ; ce n’était pas l’air de la rue qui entrait avec lui, mais c’était celui des brasseries. C’est le seul mobile qui m’a conduite à demander qu’Amédée reçoive ses leçons à domicile.

Le docteur avait déjà entendu souvent formuler ces objections contre l’école populaire, mais elles n’avaient jamais produit la moindre impression sur lui. Il n’en fut pas de même cette fois. Il est vrai qu’il se trouvait momentanément dans un autre milieu. Cette jeune fille, qui parlait d’une façon si calme et si sérieuse de la bonne renommée de leur famille, n’exagérait absolument point. Et quelle honnête indignation s’emparait d’elle à la pensée que son frère, qui sans doute lui ressemblait, était exposé à toutes sortes de dangers, même à une déchéance morale, dans ces écoles où tout le monde allait ! Sûrement, ses paroles avaient tout à fait l’accent de la vérité, du plus simple bon sens, dans ce salon meublé richement, en présence de ces aïeux qui, du haut de leurs cadres dorés, paraissaient approuver ces idées et partager ces craintes. Et l’autorité de ces mots était plus grande encore, quand on voyait les lèvres qui les prononçaient, lèvres roses que parfumait l’odeur des jacinthes.

Hâtons-nous cependant de dire que le jeune docteur, malgré les tentations grisantes qui l’enveloppaient, ne faisait aucune concession. Il disait seulement en lui-même : le droit à l’existence de tous les hommes étant admis, il est naturel que les patriciens aiment à vivre comme bon leur plaît, selon leurs goûts et leurs besoins. Le poisson meurt hors de l’eau ; l’oiseau ne peut se priver d’air : le grand, l’unique souci des nobles doit donc être de préserver leurs maisons des atteintes du dehors, des influences pernicieuses qui terniraient infailliblement l’excellente réputation de leurs familles.

Almeneur, cependant, n’avait pas eu le temps de répondre. Car, à peine la patricienne avait-elle cessé de parler, que la porte s’ouvrait et livrait passage, non à M. Fininger, mais à un magnifique chien courant, de noble race, qui se précipita en folles gambades sur la jeune fille. Elle le reçut avec beaucoup de caresses.

Et déjà un autre personnage faisait son entrée, un garçon de treize à quatorze ans, à la taille souple, bien prise, au visage intelligent et franchement sympathique :

— Dougaldine ! Dougaldine ! s’écria-t-il d’une voix claire et joyeuse, en courant d’un seul trait vers sa sœur, dont la fine main blanche caressait toujours le bel animal. Dougaldine, il est complètement guéri. Le docteur m’a dit que la blessure est entièrement cicatrisée. Je n’avais pas osé espérer le voir aujourd’hui, à plus forte raison le reprendre. Ah ! mon beau Bruno, te voilà de nouveau chez nous ! Que j’en suis aise ! À l’avenir, et déjà demain, nous te mettrons un collier armé de clous, et ces misérables chiens de laitiers y regarderont à deux fois avant de t’attaquer. Car, je ne voudrais plus être obligé de le conduire à cet hôpital. On n’y respire que la peste, dans cette geôle. Et, cependant, le professeur affirme que l’administration a dépensé dix mille francs pour ça. Non, mon cher Bruno, non, tu n’iras plus dans cette sale baraque.

Il avait parlé si rapidement que sa sœur n’avait pas trouvé l’occasion de l’interrompre. D’ailleurs, ce qu’il disait paraissait vivement intéresser la jeune fille.

Et tandis que, tout en écoutant son frère, elle cherchait à calmer les impatiences de Bruno, Jean se souvint tout à coup qu’il avait, pour la première fois, rencontré Mlle Fininger l’automne dernier, un jour que, tenant ce beau chien en laisse, elle passait dans une promenade publique, droite et fière avec un large chapeau hardiment posé sur ses opulents cheveux blonds. Lui, d’une allée voisine, l’avait à peine entrevue, mais assez, cependant, pour que son regard ait conservé comme un reflet de cette vision et qu’un sentiment étrange lui ait révélé la poésie voluptueuse des fables orientales. Car il avait aussitôt songé aux chasseresses de l’Arioste, ainsi qu’à certains tableaux de l’ancienne école flamande et de maîtres français plus modernes. Telle elle lui était apparue alors, telle elle s’amusait à présent avec Bruno.

Et quel nom singulier lui avait donné son frère ! Dougaldine ! Ces syllabes sonnaient presque mystérieusement aux oreilles du docteur. Sans doute on l’avait appelée ainsi en souvenir d’une noble dame de sa famille, d’origine anglaise ou écossaise. Parfois, les Fininger allaient effectivement chercher leurs femmes à l’étranger.

Mais les dernières paroles, par lesquelles son frère venait de terminer son récit, avaient visiblement déplu à Dougaldine.

— Amédée, pourquoi parles-tu ainsi ? fit-elle, d’un ton de doux reproche.

Et, sans attendre de réponse, elle ajouta :

— Tu aurais dû saluer d’abord monsieur. Fais-le maintenant. C’est le docteur…

Elle s’arrêta, puis se tournant vers Jean, elle dit :

— Excusez-moi, je n’ai pas encore bien compris votre nom.

— Almeneur ! répondit Jean.

M. le docteur Almeneur, reprit-elle. M. le docteur aura la bonté de diriger tes études. Ce sera ton maître.

Le jeune garçon, aux premiers mots de sa sœur, s’était avancé de deux pas et, très gracieusement, avait salué le docteur. Mais, lorsqu’il entendit que Jean allait devenir son précepteur, un beau sourire éclaira soudain son visage et il lui tendit spontanément la main.

Jean observait son futur élève, dont le costume ne manquait pas d’originalité. Il portait un court veston de velours noir et des pantalons de même étoile et de même couleur qui ne descendaient que jusqu’aux genoux. Aussi longtemps qu’il avait fréquenté l’école publique, il avait mis ces habits seulement le dimanche ; mais, à présent, et sur le désir de sa sœur, on l’habillait ainsi durant toute la semaine. Il y a un tableau de Rubens, universellement célèbre, où l’on voit les nobles fils d’un roi anglais vêtus de cette façon.

Le docteur retrouvait, dans le visage légèrement pâle du frère, presque tous les traits de la sœur. Cependant si, comme intelligence, il était tout aussi bien doué que Dougaldine, il paraissait être, comme caractère, plus naïf et moins fier. En tout cas, cet examen sommaire satisfit complètement le futur précepteur, car il lui dit :

— Amédée, je vois déjà que nous serons bientôt de bons amis.

Puis, se rappelant qu’il était venu pour essayer de faire rentrer ce garçon dans les écoles publiques, il ajouta :

— Mais, ne préférerais-tu pas fréquenter le gymnase, avec les autres enfants, plutôt que de recevoir tes leçons à la maison ?

— Dougaldine ne le veut pas, répliqua le garçon, en jetant à sa sœur un regard sympathique, auquel la jeune fille répondit, heureuse de ce qu’elle venait d’entendre.

Le docteur, de même, ne semblait pas trop mécontent. Toutefois, en sa qualité de vrai démocrate, il crut qu’il était encore de son devoir de poursuivre la tentative :

— Ce doit être pourtant très agréable de jouer librement avec tous ses condisciples, fit-il.

— Parfois, oui ! Aussi je pense bien que quelques-uns de mes anciens camarades me feront dès visites de temps en temps. Puis, Bruno est de nouveau ici. Enfin, cet été nous allons à notre maison de campagne, près de Thoune, et, ainsi que le dit papa, il m’aurait fallu quand même bientôt quitter l’école.

Jean Almeneur jugea sans doute que l’épreuve avait été poussée assez loin, car il renonça décidément à ébranler la résolution de Dougaldine. Ce n’eùt été, à ses yeux, ni fort prudent ni bien pédagogique. D’ailleurs les aboiements du chien annonçaient l’arrivée d’une autre personne. Quelques secondes après, M. Fininger entrait au salon.

Dougaldine présenta le docteur à son père. Ensuite, ayant incliné légèrement la tête en signe d’adieu, sans mot dire, elle se retira avec Amédée dans la pièce à côté, d’où elle envoya bientôt Juliette avec une lampe, car la nuit tombait rapidement.

M. Fininger et Jean se trouvaient seuls. Le père de Dougaldine était un homme de haute stature, et, comme nous l’avons dit, il approchait de la cinquantaine. Ses yeux vifs tempéraient l’expression de sévérité qui reposait sur son front et dans les traits presque marmoréens de son visage. De même, une nuance de bonté se remarquait autour de la bouche, Qui semblait contredire la dureté de la physionomie.

Il salua le jeune savant de la manière la plus cordiale.

M. le professeur Grégor vous a donc fait part de mon dessein, commença-t-il, et vous êtes, je n’en Puis douter, disposé à donner quelques leçons à mon fils ?

— En vérité, je dois vous avouer une chose : Je venais chez vous dans l’intention de vous engager à renvoyer votre fils dans nos écoles, qui, à mon humble avis, sont excellentes. S’il s’agissait d’une fille, je n’aurais rien à objecter. La vie publique n’est pas sans danger pour un être sensible, impressionnable. Mais, nous autres hommes, plus tôt nous entrons en rapports fréquents avec le monde, plus nos forces se mesureront avec d’autres forces, plus le frottement…

— Halte ! s’écria M. Fininger. Voilà le grand mot lâché. Je savais que vous le prononceriez. Toujours ce frottement ! Et on ne songe pas, quand on enfourche ce dada, que l’enfant va perdre, dans cette existence nouvelle pour lui, les meilleures qualités que cultive la famille. On se donne toutes les peines possibles pour bien élever ses fils, leur inspirer des sentiments nobles et délicats, leur apprendre une politesse aisée, des manières convenables ; et, lorsque toutes ces impressions sont devenues, pour eux, comme une seconde nature, — alors on les envoie à l’école, c’est-à-dire dans un établissement ouvert à tous, aux bons et aux mauvais, et il arrive encore, dit-on, que ces derniers doivent coopérer à l’éducation des premiers. Et, pour ce beau résultat, cet avantage suprême, vous exigez que nous vous en sachions gré ! Allons donc ! Que fait-elle de nos enfants élevés sagement, pieux et bons, votre école populaire ? Des lourdauds et des rustres insupportables, voilà tout !

— Ne vous trompez-vous pas ? Amédée, durant le peu d’instants que j’ai pu l’observer, m’a aisément convaincu que le danger n’est pas si grand. J’ai reçu de votre enfant la meilleure impression.

— Dieu merci ! C’est que Dougaldine a toujours exercé une surveillance maternelle sur son frère et que, dès le premier symptôme, nous avons pris la résolution qui me vaut le plaisir de votre agréable visite. Vous êtes donc décidé, M. le docteur ?

Celui-ci avait bien encore sous la main tout un arsenal d’objections contre l’enseignement privé ; mais si fortes qu’elles fussent, elles ne pouvaient l’empêcher de voir dans un lointain vague une fine taille de blonde qui l’attirait invinciblement. Et non seulement la jeune fille, mais aussi Amédée l’avait séduit. Il éprouvait déjà un commencement de sympathie pour cet aimable garçon. Son cœur parlait en faveur du frère et de la sœur. Et comment résister à la tentation de nouer plus ample connaissance avec eux, et cela par la plus noble faculté de l’homme, l’intelligence ?

Aussi répondit-il sans hésiter :

— Monsieur Fininger, c’est avec honneur que j’entreprendrai cette tâche. Au fond, vous avez peut-être raison : l’instruction donnée en famille pourrait bien être la plus naturelle. Déjà Rousseau le disait. Seulement les difficultés de la vie ont conduit à coup sûr les parents à se séparer pour plusieurs heures de leurs enfants.

— D’accord ! d’accord ! répliqua le patricien, en se frottant les mains. Vous voyez, nous nous comprenons parfaitement. Ah ! je souhaiterais volontiers que chacun fût en mesure de faire instruire ses enfants chez soi. Mais, si un grand nombre n’est pas dans la situation de s’imposer de tels sacrifices, est-ce une raison pour que je me prive et prive aussi mon fils de ce que je juge comme plus conforme à mes vues et à mes goûts ? Nullement ! Et, à présent, veuillez me dire… vos conditions, M. le docteur.

— Je n’en ai qu’une, répondit Jean, ayant peut-être une trop grande opinion de sa dignité.

— Et laquelle ? demanda M. Fininger, très curieux d’entendre la réponse du docteur.

— J’exige simplement qu’on ait en moi la plus absolue confiance.

Le père de Dougaldine ne put arrêter le sourire qui vint effleurer ses lèvres.

— Cela va de soi, lit-il enfin. Seul vous serez le maître, aussi bien dans vos leçons, qui embrasseront sans doute les branches principales, que dans le choix de la méthode et des ouvrages.

— Dans mes leçons ? Mais j’espère bien n’en donner aucune jusqu’au moment où Amédée se sera habitué à son professeur.

M. Fininger regarda avec un certain étonnement ce précepteur d’une nouvelle sorte. Après un instant de silence, il reprit :

— Aucune leçon ? Je croyais, c’est-à-dire M. le professeur Grégor m’avait dit que vous enseigneriez le latin et le grec et l’une ou l’autre branche scientifique. Dougaldine se charge du français. Ou bien aimeriez-vous mieux prendre cette langue et la gymnastique, le dessin et la musique, la religion et que sais-je encore ? Assurément, si votre temps…

— Pour le moment, mon temps est très limité : à peine pourrai-je consacrer trois heures par jour à votre fils. Mais ces heures, il faut que j’aie la liberté de les employer comme bon me semblera, suivant l’occasion, mais toujours d’après un plan bien déterminé à l’avance.

— Et pendant que vous ne serez pas là, Amédée doit-il demeurer inactif ?

— Nullement. Mlle votre fille lui enseignera alors le français. Pour le reste, ainsi que Jéhova, je ne souffrirai pas d’autres dieux à mes côtés. Car, voyez-vous, M. Fininger, s’il y a un fait qui parle contre l’instruction que l’on dispense à l’école, et qui, par contre, est tout à l’avantage de celle que l’on distribue en famille, c’est que, pour cette dernière, une seule personnalité exerce toute son influence, en suivant toujours la même ligne, sur l’enfant confié à sa direction. La multiplicité des maîtres nuit autant à l’éducation qu’elle contribue peut-être à l’instruction de la jeunesse.

— Dans ce cas, il vous faudra loger chez moi et surveiller mon garçon pendant ses loisirs.

Le docteur réfléchit un instant, puis répondit :

— Cela n’est pas possible maintenant. Mes autres travaux ne me le permettent pas. Cependant, je vous prierais de ne donner aucun autre maître à votre enfant avant le commencement de l’été, ou, si vous voulez, dès qu’il sera un peu familiarisé avec mon enseignement…

— Soit !… Mais, en été ?… Alors, vous devez vous résoudre à devenir tout à fait le nôtre, M. le docteur. Nous allons à la campagne. Si vous nous promettez de venir avec nous, je me soumettrai à votre unique condition, bien que je craigne qu’avec trois heures de leçons par jour, Amédée ne perde le goût de l’étude.

— N’ayez aucune inquiétude à cet égard. Je crois, au contraire, que sous peu il travaillera sans avoir besoin d’impulsion étrangère, comme l’un de nous le fait par goût ou par inclination naturelle.

— Et, pendant l’été, vous ne nous quitterez pas ?

— Je vous le promets.

Il ne restait plus qu’un point à régler : les honoraires. Mais, M. Fininger n’abordait pas volontiers cette question en présence d’un homme dont le caractère, tout de noblesse et d’idéalisme, s’affirmait si hautement. Toutefois, il fut bien obligé de le faire lorsqu’il vit que le docteur se levait pour prendre congé. Il invita donc le jeune savant à fixer la somme de ses appointements ; mais Jean s’y refusa, tout en déclarant qu’il en laissait le soin à M. Fininger. Alors, ce dernier prononça un tel chiffre que le nouveau précepteur voulut protester. Mais le père de Dougaldine coupa lestement toute discussion sur ce sujet, en disant :

— Et à quel temps de la journée pensez-vous donner vos leçons ?

— De sept à dix heures du matin.

— Vous êtes matinal, plaisanta M. Fininger. Soit. Cela ne nuira pas à mon garçon. Mais, à cette heure, vous risquez bien de ne rencontrer personne de la famille. Dois-je annoncer à Amédée que, dès demain, cet arrangement entre aussitôt en vigueur ?

— Oui, je vous en prie.

Le docteur s’inclinait déjà pour partir. Mais M. Fininger s’empara de sa main, la serra cordialement et l’accompagna jusqu’à la porte, où il prit seulement congé de lui.

— Ce sont de braves gens, murmura Jean Almeneur, en sortant de la maison. S’il l’eût osé, il aurait traduit cette impression, qui ne marquait pas un trop grand enthousiasme, par d’autres mots, plus vrais à ses yeux, du moins il se l’imaginait, peut-être par ceux-ci :

— Ce sont réellement de nobles caractères. Et ils sont encore bien plus nobles que leurs opinions. Dougaldine m’apparaît comme le soleil de cette antique demeure. Elle en est l’âme, et la lumière. Le père et le frère ne sont certainement pas indignes d’elle.

Il ne lui vint pas à l’esprit que lui, également, avait autant de valeur morale que cette famille patricienne. Il pensait aux autres sans songer à lui. N’était-ce pas l’indice infaillible que l’amour épanouissait sa première fleur au fond de son cœur ?