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La Patricienne/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 78-97).

V


On était à la fin du mois d’avril. Un gai soleil éparpillait ses rayons d’or sur la terre qui fermentait. Déjà on apercevait les vertes feuilles des hêtres et, dans les jardins, le lilas épanouissait en grappes violettes ses fleurettes parfumées. L’air était frais et pur ; tout au fond de l’horizon, s’appuyant au ciel d’un azur pâle, les Alpes géantes commençaient à secouer leur épais manteau de neige, d’une blancheur éclatante.

Chaque année, à cette saison, la famille Fininger quittait Berne pour aller habiter les bords du lac de Thoune, dans leur charmante propriété de Beau-Port. On s’y rendait ordinairement aux premiers jours de mai. M. Fininger, qui appréciait l’influence d’un long séjour à la campagne sur la santé de ses enfants, en avait ainsi décidé depuis longtemps. Lui-même, retenu en ville par ses nombreuses occupations, ne rejoignait les siens que le samedi. Il restait à sa villa toute la journée du dimanche et parfois jusqu’au lundi soir. Cette demeure lui plaisait infiniment ; aussi l’avait-il meublée avec goût et non sans un certain luxe.

Dougaldine, seule avec son frère, aurait mené une existence trop solitaire. Heureusement une tante, la sœurdeson père, l’accompagnait tous les ans à Beau-Port. C’était une vieille demoiselle, très aimable, qui avait remplacé, auprès de sa nièce, la mère morte en donnant le jour à Amédée. Personne d’un caractère tranquille, elle passait sans bruit dans la vie, ne laissant après elle qu’un rayon de lumière, le souvenir de sa chaude et sincère affection. Toujours d’accord avec Dougaldine, elle s’occupait des travaux de la maison, surveillait même l’exploitation de la grande ferme attenante à la propriété et distribuait aux domestiques, assez nombreux, les ordres que nécessitaient une existence aisée et l’administration d’un beau domaine. Les deux dames ne s’ennuyaient jamais.

Si, le matin ou l’après-midi, on pouvait disposer de quelques heures de loisir, elles descendaient près du lac, sous de gros platanes où, l’une et l’autre gardant souvent le silence, elles travaillaient à une broderie quelconque ou lisaient des livres nouveaux et des revues. Et la brise, comme Pour les bercer dans leurs rêveries, soulevait lentement de petites vagues, dont le murmure doux et assoupissant venait se mêler aux murmures des roseaux du bord.

D’ailleurs, les distractions ne faisaient pas défaut la villa. Des amies de Dougaldine apparaissaient inopinément à Beau-Port ; d’autres fois, M. Fininger amenait quelques connaissances. Ainsi la monotonie de leurs jours était rompue pour un temps plus ou moins long. Thoune, une ville de militaires, fournissait aussi son contingent de visiteurs, des parents ou des amis de la famille. Quelquefois, le cliquetis des éperons sonnait dans les allées du jardin. Ces officiers acceptaient avec un visible plaisir les invitations que le banquier leur adressait. Dougaldine déployait tant de grâces et les caves de Beau-Port étaient si bien garnies ! Aucun, pourtant, n’avait encore tenté la conquête de la jeune fille. Les uns redoutaient le sourire, nuancé d’ironie, qui se jouait dans les coins de cette jolie petite bouche : il signifiait clairement qu’elle se jugeait supérieure à tous ces fils de Mars, avec lesquels elle daignait causer, et personne, parmi eux, n’eût osé soutenir le contraire. Les autres ne songeaient pas au mariage. Ils étaient de cette race d’hommes qui, aussi longtemps que les cheveux ne s’argentent pas aux tempes, se refusent obstinément à goûter les joies paisibles de la vie à deux. Un séjour d’une année, soit à Paris, soit à Londres, ou un grand voyage, ou bien encore un congé dans une armée étrangère, leur en disait davantage. Au surplus, dans ce monde, il faut avoir vécu pour s’établir. Ils bornaient donc leur cour à quelques propos galants, et Dougaldine conservait avec tous, cousins ou amis d’un jour, l’humeur gaie de la jeune fille heureuse, estimant à sa juste valeur cette flirtation sans aucune portée. Quand la société quittait la villa, Mlle Fininger était toute contente, ainsi que sa tante, de retrouver leur vie tranquille, un moment troublée par la présence de ces invités.

Cette fois, il devait en être autrement. Pendant qu’Amédée fréquentait encore les écoles publiques, il ne passait qu’une partie de l’été à Beau-Port. À présent qu’il avait un précepteur, la famille entière allait s’installer dans cette spacieuse demeure pour toute la durée de la belle saison. Jean avait bien murmuré quelques objections, mais sans succès.

— Pourquoi n’iriez-vous pas avec ? lui avait dit M. Fininger. S’il vous faut des livres, vous n’avez qu’à commander, on vous les expédiera de suite. Vous serez plus à l’aise pour vous livrer à vos études favorites, sur les bords d’un beau lac, que dans la chaleur étouffante de la ville. Et puis, vous m’en avez fait la promesse.

Le jeune homme céda. Il n’y avait pas d’autre issue, puisqu’il s’était engagé à les accompagner. S’il avait, prétexté ses travaux, c’est parce qu’il n’osait ni s’avouer, ni avouer à d’autres, surtout à M. Fininger, le vrai motif de son hésitation. Il se disait, et non sans raison, que cette existence en commun, ces relations quotidiennes avec Dougaldine deviendraient pour lui la source de peines infinies, et, loin de s’affaiblir, l’amour qu’il ressentait déjà pour elle se fortifierait et annihilerait sa volonté. À cette pensée, une peur vague l’assaillait. Où le conduirait-elle, cette passion ? Parfois, à vrai dire, il se flattait que Dougaldine le paierait de retour et qu’alors, encouragé par elle, il triompherait de toutes les difficultés. Mais, l’instant d’après, le doute le reprenait, amer et poignant. Ne connaissait-il pas cette jeune fille ? Il y avait, chez elle, comme deux êtres distincts, deux âmes : l’ange de l’amour, la femme capable de rendre un homme indiciblement heureux ; et, à côté, le démon de l’orgueil, de la caste patricienne, qui se révoltait à la seule idée d’aimer un enfant du peuple. Et, pour elle, ce rang qu’elle occupait dans le monde n’était pas affaire de vanité ; c’était plutôt la résultante de mûres réflexions. Elle avait étudié ces choses de près et croyait fermement à la valeur morale de sa noble origine. De même aussi, elle comprenait les devoirs que lui imposait sa naissance. Sans aucun doute, Dougaldine, à l’occasion, aurait tout sacrifié à ses principes, elle et les autres. Le docteur sentait et voyait tout cela, c’est pourquoi il se reprochait intérieurement de donner tête baissée dans cette passion malheureuse. Mais il était déjà trop tard.

S’il avait encore été possible, Dougaldine se serait opposée à cet arrangement, d’autant plus que depuis leur soirée elle avait deviné le murmure troublant de son cœur. Mais quelle raison aurait-elle avancée ? Voulait-elle dire à son père qu’elle craignait la présence du docteur ? Non, jamais un tel aveu, qu’elle pouvait bien se faire dans le mystère de la nuit, ne monterait jusqu’à ses lèvres ! En outre, de quel droit priverait-elle son frère des leçons d’un maître écouté, auquel sa jeune intelligence semblait s’abandonner avec tant de confiance ? Non, Amédée ne devait pas souffrir de la faiblesse de sa sœur. Il n’y avait donc plus qu’un moyen : être forte et s’armer pour la lutte.

— Qui sait même ? fit-elle tout à coup. Grâce à nos rapports journaliers, je découvrirai peut-être dans son caractère ou dans ses habitudes quelque chose qui me déplaira et étouffera au-dedans de moi le commencement de sympathie que j’ai pour lui.

Et il lui sembla que l’auréole idéale dont elle entourait la mâle physionomie de Jean s’assombrissait déjà.

Hélas ! Dougaldine avait caressé le même espoir lorsqu’ils avaient invité le docteur à souper, mais le contraire de ce qu’elle avait espéré, était arrivé. En serait-il de même cette fois ? Et n’était-ce pas courir au-devant du danger que de renouveler la tentative ?

Elle n’était plus maîtresse de la situation. Il fallait se soumettre aux dispositions qu’avait prises son père. Cependant, au milieu de ce fouillis de pensées plus ou moins défavorables au précepteur, une toute petite voix chantait l’hymne de l’amour, le désir infini des aveux tremblants. Le cœur d’une jeune fille est chose décidément mystérieuse. Qui oserait se flatter de le connaître ? Dougaldine se croyait malheureuse d’être forcée de vivre sous le même toit que l’homme qui la préoccupait sans cesse ; elle se persuadait qu’il lui était maintenant impossible d’éviter cette nécessité désagréable ; et, pourtant, au fond d’elle-même, tout en vaquant aux préparatifs du départ, elle éprouvait une joie évidente, qui rayonnait sur son visage, comme si, cette année-là, le printemps lui eût apporté un bonheur inattendu. M. Fininger, à qui ce changement n’échappait pas, se réjouissait aussi de voir que l’idée seule d’un séjour à la campagne influait déjà si merveilleusement sur son enfant.

Au jour fixé, la famille partit dans un landau attelé de deux pur sang. De Berne à Thoune, la distance est de six lieues. Comme la villa était meublée, on se contentait, chaque fois, de prendre avec soi quelques coffres pour le linge et les habits. Un char les transportait à Beau-Port, et, à la fin de la saison, on venait de même les chercher. Jamais on ne faisait usage du chemin de fer.

Quatre personnes étaient dans la voiture aux armes des Fininger : Dougaldine et sa tante, le banquier et son fils. On avait offert une place au docteur Almeneur, mais il s’était excusé, prétextant quelques dernières affaires à mettre en ordre. Il arriverait seulement le soir.

Jean avait accepté, pour l’après-midi de ce jour, un rendez-vous avec un de ses amis d’études, Oscar Muller, de retour d’Amérique. Ce dernier avait occupé, durant plusieurs années, une chaire de professeur dans la République Argentine ; mais, tort peu robuste pour un tel climat, il venait d’obtenir son congé définitif et rentrait au pays, toutefois avec la mission spéciale de trouver un successeur. Le gouvernement qu’il avait servi ne pouvait guère mieux lui témoigner son estime et sa confiance. C’était un emploi largement rétribué. On avait laissé à M. Muller complète liberté dans le choix du nouveau titulaire. Connaissant les aptitudes de son ami et sa santé de fer, l’Américain avait aussitôt songé au docteur Almeneur. Et c’est bien de cette affaire qu’ils s’entretenaient en se promenant sur la terrasse du Bernerhof, d’où le regard embrasse le panorama grandiose que forme la chaîne oberlandaise.

— Ce sera difficile, continua Oscar Muller, qui achevait d’exposer à Jean les avantages qu’offrait cette place, sans en oublier les désagréments, ce sera difficile, je le comprends, de te décider à partir, surtout ici, en présence de ces monts neigeux, de ces collines verdoyantes qui semblent nous crier : Restez, restez dans votre patrie, où vous êtes né, où vous avez vos affections et vos amours. D’un autre côté, ce voyage et un séjour plus ou moins prolongé dans l’Amérique du Sud seraient pour toi, pour un jeune savant de ta force, un trésor d’inépuisables ressources. C’est un monde merveilleux. Nombreuses seront les expériences que tu feras. Et, avec cela, en occupant un poste honorable et lucratif.

Le docteur se taisait. Son regard erra au loin, sur les Alpes qu’enveloppaient encore les frimas de l’hiver. Là, à droite, il apercevait très nettement une pointe élancée, au pied de laquelle s’élevait l’humble cabane où vivait son père. Puis, plus rapprochée, une autre montagne de moindre dimension déployait son sommet en pyramide. C’est à la base de cette dernière qu’était la maison de campagne de M. Fininger, où allait, tandis qu’il causait arme son ami, celle qui lui avait mis le cœur et les sens enfeu. Sur la grande route, à gauche, le vent soulevait des tourbillons de poussière, et le jeune homme s’imagina hue c’était le landau de la famille de son élève, dans lequel on lui avait réservé une place.

— Eh bien ? demanda Oscar Muller, qui attendait une réponse depuis quelques instants.

— Je ne puis rien te dire de positif aujourd’hui, fit Jean.

— Ce n’est pas non plus nécessaire. Il suffit que tu m’autorises à écrire en Amérique que j’ai découvert l’homme qu’il leur faut. L’entrée en fonctions aura lieu seulement en automne.

— Jusque-là j’aurai pris une décision, murmura le docteur, avec une expression de mélancolie peinte sur son visage.

Oscar Muller, qui observait Jean à la dérobée, soupçonna bien qu’il y avait une affaire de cœur sous ces hésitations. Il n’insista plus.

Les deux amis dînèrent ensemble au Bernerhof. L’Américain raconta ses voyages, les incidents qui avaient marqué ses pérégrinations en pays étrangers. Jean l’écoutait, de plus en plus silencieux. Puis, le repas terminé, ils se séparèrent, et le maître d’Amédée, ainsi qu’il l’avait promis, partit enfin pour Thoune par l’un des trains de l’après-midi.

Lorsqu’il arriva dans cette ville, le jour tombait. C’était un soir de printemps, doux et chaud. D’un pas léger, une valise à la main, il descendit de wagon et s’avançant sur le bord du lac, il héla un batelier pour passer sur l’autre rivage.

Le paysage était admirable. Les jardins embaumaient et les hautes tourelles du château s’enlevaient vivement sur le fond vert des arbres fruitiers. Toute la féerie de cette belle contrée se développait, aux yeux enchantés du jeune homme dans un rayonnement de soleil couchant. C’était sa patrie !

Avait-il compté le temps qui s’était écoulé, depuis qu’il n’avait plus été là ! Il ne savait pas. Jadis, pendant les premières années de son séjour à Berne, l’époque des vacances le ramenait dans ses montagnes, à la hutte du vieil Almeneur, perchée à quelque six lieues du lac. Mais, voilà quatre ans qu’il ne l’a plus revu, son père. Il doit être cassé, usé par les rudes labeurs. Parfois, il lui a-envoyé de l’argent, un gros sacrifice pour Jean, car il gagne peu. À présent, sa situation s’est améliorée. Aussi retournera-t-il là-haut, dès qu’il en aura les loisirs.

Ces pensées, d’une teinte attristante, le firent songer ensuite à leur pauvreté et au combat incessant qu’il avait dû et devait toujours livrer pour s’assurer une existence plus heureuse. Et il rêva d’une position meilleure qui lui permettrait de vivre plus largement et de secourir son père. La place qu’on lui offrait, dans la République Argentine, était belle et sûre. Elle le tentait. Non pas qu’il l’ambitionnât pour l’argent qu’elle lui rapporterait. Non, pas ça ! Mais, après une jeunesse pénible, de nombreux jours de misère, l’homme ressent le besoin légitime de se reposer et de reposer ses yeux affaiblis par les veilles, en regardant un avenir tranquille, à l’horizon clair et rose.

Il est vrai que depuis son entrée dans la maison Fininger son étoile paraissait monter dans un ciel plus pur. Le père de son élève était généreux : il estimait et payait le talent à sa valeur. Néanmoins, la dépendance dans laquelle Jean se trouvait n’était pas sans lui causer une sorte d’humiliation. Il se souvenait de la rougeur qui avait recouvert son visage, lorsque, deux jours auparavant, la poste lui avait remis ses appointements du premier mois. Il eût été véritablement gêné de tendre la main pour recevoir nette somme et il savait un gré infini à M. Fininger de lui avoir épargné cette épreuve. Ces pièces d’or semblaient lui brûler les doigts. Il s’était aussi empressé d’envoyer à son père tout ce dont il n’avait Pas absolument besoin.

Tenir de l’argent du père de celle qu’il aimait lui était particulièrement désagréable. Ah ! s’il avait osé, comme autrefois Jacob, servir pour gagner la jeune fille ! Mais la situation n’était pas la même. Et, à tous ces doutes, qui le torturaient souvent, se mêlait encore l’idée qu’en restant dans cette famille, il trompait M. Fininger, puisque, tout en remplissant, il est vrai, ses fonctions de précepteur, il se laissait entraîner par une folle passion, avec l’espoir inavoué d’être un jour aimé de la fière patricienne.

— Je serai sur mes gardes — dit-il, en guise de conclusion, tandis que la barque glissait sur le lac. Pas un mot, aucun regard ne doit, trahir mon cœur. Cependant, si Dieu m’a réservé le bonheur inexprimable de conquérir l’amour de Dougaldine, qui est loin de m’être indifférente ; si j’ai la conviction sincère que je puis contribuer à la félicité de sa belle vie ; oui, alors, j’avouerai mes sentiments et j’aurai le courage de lutter pour elle et pour moi contre toutes les forces qui s’opposeront à notre union. Au contraire, si je me trompe, si je n’éveille chez elle qu’un intérêt passager, dont son orgueil aurait facilement raison, je n’hésiterai pas : je partirai, loin, bien loin, jusqu’à l’extrémité du monde… pour oublier… si l’oubli est possible !…

— Dougaldine ! Dougaldine ! voici le docteur Almeneur.

Ces mots, qu’on eût dit prononcés par l’esprit des eaux, résonnèrent tout à coup au-dessus de l’onde tranquille et tirèrent Jean de ses rêves d’avenir. Qui pouvait bien avoir parlé ? C’était, à ne pas s’y méprendre, du moins il le croyait, la voix de son élève. Mais, où était-il ?

À une assez grande distance, près du rivage où il allait bientôt aborder, il distingua la forme d’une petite chaloupe. L’exclamation venait sans doute de là. Et, vraiment, deux personnes sont dans l’embarcation, un garçon qui rame et une femme. L’enfant, malgré l’éloignement, a de suite reconnu son maître. Seulement le docteur est tout étonné de l’avoir entendu d’une manière si distincte. Il n’aurait, pour expliquer ce phénomène, qu’à se rappeler la vitesse du son sur les plaines liquides.

Jean se levait déjà pour saluer la barque, en agitant son chapeau, quand de nouvelles paroles arrivèrent jusqu’à lui :

— Mais, Dougaldine, si tu diriges ainsi, nous ne le rencontrerons jamais.

Cette explosion de regret parut satisfaire le docteur. À partir de ce moment, il suivit avec une certaine curiosité la marche de la chaloupe. C’était évident : elle s’éloignait hâtivement. L’enfant s’écria encore :

— Tu vois, Dougaldine, nous n’allons pas de son côté.

La jeune fille n’écoutait vraisemblablement pas son frère, car la barque ne changea pas de direction. Au contraire, on eut dit qu’elle voulait à tout prix éviter celle qui portait le docteur. Puis, tout à coup, il sembla à ce dernier percevoir encore le murmure de deux voix qui paraissaient n’être pas d’accord. Dougaldine, sans doute, parlait maintenant à Amédée. Que lui disait-elle ? Jean ne le comprit pas… Mais il vit cette fois son élève ramer avec plus de force. Il avait dit obéir à sa sœur ; cela, pour le précepteur, ne faisait pas l’ombre d’un doute. La chaloupe continua sa route, sans, pourtant, s’écarter à une trop grande distance du bord, tandis que le docteur entrait dans le port de la villa.

— Ah ! se dit Jean Almeneur, avec un serrement de cœur, je ne m’explique que trop bien cette insistance à me fuir. Une entrevue ici, sur l’eau, aurait eu un air de rendez-vous. Ce n’est pas de bon augure. Eh bien, soit ! Je me tiendrai aussi dans les limites d’une froide politesse.

Deux minutes après, le batelier virait de bord et poussait l’arrière de son embarcation dans le sable du rivage. On était arrivé. Le docteur sauta lestement à terre, paya le prix convenu et la barque reprit à travers le lac et dans la pâle obscurité qui montait, le chemin qu’elle venait de faire. Les derniers feux du jour empourpraient les hauts sommets.

Jean resta quelques instants à l’endroit même où il était descendu. Du regard, il observait les évolutions de la chaloupe qui portait la femme qu’il aimait le plus au monde. Elle n’était du tout pas disposée à revenir. Le jeune homme en éprouvait une vive amertume.

— Dougaldine n’ignore pas que je suis ici, et elle doit se dire que je les ai reconnus, murmura-t-il. Et il en voulait à Dougaldine, de lui causer ainsi de la peine.

Mais il se trompait. Mlle Fininger croyait que le docteur n’avait rien entendu. Si elle se fût doutée qu’il en était autrement, elle eût aussitôt salué le précepteur et n’eût pas pris une direction opposée. Elle avait simplement calmé la joie exubérante de son frère, en lui disant qu’une rencontre sur le lac n’était pas sans danger.

Cependant, la barque, après avoir décrit une assez grande courbe, se rapprochait maintenant à vue d’œil. En quelques minutes, elle toucherait au bord. L’attendrait-il ? Eh bien, non ! il pouvait, aussi bien qu’elle, avoir l’air de ne pas les connaître.

Tout en admirant les alentours de la villa, qui, en ce soir de printemps, s’endormaient véritablement sous les fleurs et la verdure, il s’engagea dans une belle allée finement sablée et ayant, sur les côtés, deux rangées de platanes et de peupliers que la brise agitait mollement. À l’extrémité de l’avenue se dressait, sur une légère élévation de terrain, la maison d’habitation, à l’aspect luxueux, et dont la construction datait des dernières années du dix-huitième siècle. Bruno accourait déjà à sa rencontre, poussant des aboiements furieux ; mais, dès qu’il fut à quelques pas du précepteur, aux pieds duquel il se couchait souvent, durant les leçons d’Amédée, il changea d’allure et s’avança en agitant la queue. Cet accueil fit du bien au pauvre savant.

— La simple honnêteté et la joie naturelle du revoir ne sont pas au moins éteintes partout, dit-il, en flattant le bel animal, dont les grands yeux bruns le regardaient avec joie.

Cette plainte indirecte de Jean n’était rien moins que juste. Les cris de Bruno avaient attiré sur la terrasse M. Fininger et sa sœur, Mlle Marthe. Le banquier, à la vue du docteur, descendit en toute hâte les escaliers du jardin et alla souhaiter la bienvenue au maître de son fils. Mlle Marthe, de son côté, avait appelé Juliette, qui mettait le couvert pour le souper, et lui avait ordonné de prendre la valise de Jean, ce que la soubrette s’empressa de faire. Et lorsque M. Fininger et le docteur furent sous la vérandah, le père de Dougaldine présenta le jeune homme à sa sœur.

— Les enfants sont sur le lac, dit la vieille demoiselle, d’un ton sympathique, trahissant la bonne réputation que Jean s’était déjà acquise auprès de l’excellente femme. Et, après avoir jeté un coup d’œil dans la direction du rivage, elle ajouta : Non, les voilà qui reviennent. Combien Amédée se réjouira de vous trouver ici ! Il avait l’intention d’aller au-devant de vous, mais il ne vous aura sans doute pas aperçu.

Le docteur se garda bien de dire l’observation qu’il avait faite et les paroles qu’il avait entendues.

— Voulez-vous, lui demanda M. Fininger, prendre possession de la chambre qui vous est destinée ?

— Volontiers ! répliqua Jean.

Et Juliette, l’alerte fille, le conduisit à travers le salon et par un large escalier au premier étage. Au bout du corridor, à l’est de la maison, la servante ouvrit une porte. Le docteur entra dans l’appartement qu’on lui avait réservé.

Il se composait d’une chambre à haute boiserie, de couleur brune, et d’une alcôve avec un lit tout prêt à recevoir son hôte. Les fenêtres, un peu basses, étaient ouvertes, et l’air parfumé du soir pénétrait ainsi dans ce logis modeste, mais agréable. Par la fenêtre de la chambre à coucher, on jouissait d’un magnifique spectacle. Les derniers rayons du soleil rougissaient les pics étincelants de l’Oberland. Il semblait que le jour eût peine à céder la place à la nuit. Le crépuscule couvrait lentement de ses brumes légères les pentes abruptes des monts neigeux. Et, à la base de ce tableau, d’une sublime grandeur, la surface en grisaille du lac s’étendait en une immobilité d’océan.

Juliette avait déposé la valise près de la porte et s’était ensuite éloignée discrètement. Jean ne fut pas longtemps seul. Il venait de réparer sommairement sa toilette lorsqu’Amédée, précédé de son presque inséparable Bruno, se précipita dans la chambre, tout en saluant son maître de là manière la plus affectueuse.

— N’est-ce pas, monsieur le docteur, que c’est bien beau ici ? Que je suis heureux de vous y voir ! Partout il y a des ombrages délicieux ! Je pourrai prendre mes leçons en plein air, même en temps de pluie, car nous avons le pavillon, derrière lequel s’élève déjà la montagne. Regardez ! Toute cette forêt est aussi à nous. Et avez-vous remarqué le kiosque ? Non ? C’est vrai qu’il est caché par des arbres. Une personne qui vient du bord l’aperçoit assez rarement. Mais, comme on domine bien l’autre rivage, de ce lieu. — Et puis, n’est-ce pas, continua-t-il, tout joyeux, les grosses pierres qui sont entourées d’eau, le long du lac, ressemblent beaucoup à des îles. Ah ! je plaindrais le Robinson qui devrait y habiter : sur chaque pierre, il n’y a réellement de place que pour s’asseoir.

Vous vous baignerez aussi, quand le temps le permettra, ou bien ? Dougaldine, elle, s’est fait construire une cabine. Je n’aime pas ça, on n’y a point de soleil. Mais, si l’on ne voit aucune barque sur le lac, elle sort quelquefois de sa maisonnette et nage très loin, comme un poisson. Aujourd’hui, — pensez donc ! — quand vous êtes arrivé, nous n’étions pas bien éloignés de vous. Je voulais ramer de votre côté. Dougaldine n’a pas été d’accord. Elle craignait que notre barque ne heurtât la vôtre. Et elle disait aussi que si vous passiez près de nous, cela pourrait causer un malheur.

— En ceci, je ne puis que donner raison à Mlle votre sœur, répondit le docteur, que les paroles d’Amédée avaient fait sourire. Ce n’eût pas été prudent…

La cloche sonnait pour le souper.

— Ah ! j’oubliais, s’écria l’enfant, on nous attend, je venais vous chercher. Vous descendez, n’est-ce pas ?

— Oui !

Quelques secondes après, Jean Almeneur entrait dans la salle à manger. M. Fininger, Dougaldine et Mlle Marthe étaient déjà à table. Ou n’avait pas encore allumé de lampe ; mais, la flamme de l’esprit de vin, qui enveloppait la machine à thé, éclairait en plein le visage de la jeune fille dont le teint, à cette lumière, paraissait très pâle.

Comme elle était la seule des personnes présentes qu’il n’avait pas saluée, Jean s’approcha d’elle et lui tendit la main, tout en prononçant quelques mots. Ne la vit-elle point, ou lit-elle simplement semblant de ne pas la voir ? Nous ne savons, mais, toujours est-il que, pour éviter la nécessité de lui répondre, elle parut très occupée à verser l’eau bouillante dans la théière et, restant parfaitement mai tresse d’elle-même, elle balbutia, sans daigner le regarder :

— Bonsoir, M. le docteur.

Et ce fut tout.

Jean, péniblement mortifié par cette froide réception, alla s’asseoir près de son élève, en face de Dougaldine, à la place que d’un geste M. Fininger lui avait indiquée.

La première partie du souper fut assez silencieuse. Heureusement, Amédée avait l’éloquence facile et abondante. Il recommença bientôt.

— Dougaldine, songe donc que M. le docteur n’aurait pas voulu monter dans notre barque ! Il est tout à fait de ton avis : on ne peut, dit-il, être jamais trop prudent sur l’eau. Oh ! il ne pensera plus ainsi, une fois qu’il aura fait meilleure connaissance avec notre lac et notre bonne chaloupe.

— Au contraire, répliqua Jean, interrompant le flot de paroles de son élève ; je ne cesserai de te répéter qu’on ne saurait avoir trop de précautions avec des choses d’une nature si trompeuse.

Dougaldine, à ces mots, lui jeta un regard incertain, comme si elle se fût demandé ce qu’il entendait par là. Mais elle baissa rapidement les yeux, dès qu’elle s’aperçut que le visage du jeune homme était d’un calme imperturbable.

— Il fait réellement très sombre, dit-elle ensuite, et elle donna l’ordre à Juliette, qui était près d’elle, d’allumer enfin la lampe.

Puis, se tournant cette fois vers le docteur, elle lui adressa brusquement la parole :

— Je suis fort heureuse de voir que vous enseignez de si bons principes à Amédée. Il en a besoin, car ici, à Beau-Port, les occasions ne sont pas rares, et il est toujours sage de ne pas être trop téméraire.

Ce fut à présent au tour de Jean de réfléchir au dernier mot qu’elle venait de prononcer. Il ne s’y arrêta cependant pas longtemps, car il répondit :

— J’approuve votre avis, bien que je ne sois nullement peureux. Au surplus, ce lac est un des plus tranquilles de la Suisse. En parlant ainsi, j’avais seulement en vue le passage d’une barque dans une autre…

— Et vous aviez raison, riposta de nouveau la patricienne, tandis qu’un sourire équivoque planait sur ses lèvres.

Ce sourire et le regard qui l’accompagnait, disaient clairement au précepteur :

— Prends garde, jeune homme ! Ne cherche pas à mêler ton existence à la mienne. Prends garde encore une fois ! Le danger est plus grand que tu ne penses. Le docteur Almeneur sentit bien, à l’échange de ces quelques idées, que désormais, entre la sœur de son élève et lui, existerait une guerre sourde, une lutte sans pitié, qui éclaterait à chaque instant, à tout propos, sans qu’il en parût rien aux yeux du monde. Les hostilités commençaient dès le premier soir.

Amédée, qui n’entendait point qu’on calomniât, son lac, avait dit à son père :

— N’est-ce pas, papa, que nous avons aussi des orages ? Raconte donc à M. le docteur cette tempête épouvantable, arrivée il y a deux ans, l’après-midi d’un dimanche. Les vagues mesuraient au moins quatre pieds de hauteur. Tu te le rappelles encore ! Une chaloupe étrangère, avec un monsieur et deux enfants, entra dans notre port, lis eurent juste le temps de sauter sur le rivage, avant que les flots n’engloutissent leur embarcation qui, heureusement, ne fut pas perdue, car tu leur aidas, et Jacques aussi, à la repêcher et à la remettre debout. Nous étions là, Dougaldine et moi.

— Là, là, lit en riant M. Fininger, à qui la vivacité d’Amédée ne déplaisait pas, je n’ai plus besoin de raconter cette histoire. Tu t’en es chargé toi-même.

Assurément, ajouta-t-il, nous-avons aussi des orages, comme le dit Amédée. Les bateaux à vapeur l’ont déjà éprouvé quelquefois.

Et il cita deux ou trois accidents qui avaient mis en émoi les passagers. Puis, le banquier, sa sœur et son fils parlèrent de certaines particularités du lac, de la pêche, des riverains et d’autres choses semblables qui pouvaient offrir quelque intérêt. Dougaldine et Jean se bornaient à répondre aux questions qu’on leur adressait directement. Ainsi que deux adversaires qui n’osent pas avouer leur sourde animosité, ils s’observaient à la dérobée, mais avec tant de précaution que les regards de l’un ne rencontraient jamais ceux de l’autre.

Le souper terminé, M. Fininger proposa au docteur de fumer encore un cigare sur la terrasse. Mlle Marthe conduisit Amédée dans sa chambre à coucher. Elle le mit au lit, borda ses couvertures et ne le quitta qu’après qu’il se fut endormi. Quant à Dougaldine, elle était descendue au bord du lac où elle se promena longtemps, toujours en lutte contre son cœur et les pensées nouvelles qui la troublaient. Lorsqu’elle entendit le précepteur de son frère se retirer, elle rejoignit son père et causa quelques instants avec lui. Ensuite, ils allèrent à leur tour chercher le repos et, une heure après, toutes les lumières de la maison étaient éteintes. Seul, dans un ciel d’azur foncé, tout piqué d’étoiles d’or, montait lentement le croissant de la lune qui projetait sa pâle clarté sur le sable jaune des allées du jardin.