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La Patricienne/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre César.
Imprimerie Boéchat (p. 51-77).

IV


Les leçons avaient commencé. Tous les jours, à sept heures précises, le docteur arrivait ; le salon, inoccupé durant la matinée, servait de chambre d’étude. À dix heures les leçons étaient terminées. Par leçons, nous entendons des entretiens familiers entre le maître et l’élève. Quinze jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’il fût possible à Jean d’entrevoir seulement la sœur d’Amédée. Quant au père, il l’avait aperçu nne fois ou l’autre, mais il n’avait pas causé avec lui.

Toutefois, quoique le précepteur n’eût aucune relation avec les autres membres de la famille, il n’en était pas moins l’objet de leurs conversations.

À table, lorsqu’il était question d’un sujet scientifique quelconque, toujours le nom du docteur reparaissait dans les paroles qu’échangeaient M. Fininger et ses enfants. Amédée subissait visiblement l’influence du précepteur : les choses du monde physique et celles du monde intellectuel n’eurent bientôt plus d’intérêt pour lui qu’autant qu’elles en avaient pour son maître. Puis, que de faits à citer lui fournissaient ses leçons et la manière originale dont elles étaient données ! Jean procédait vraiment d’une façon toute particulière. Ainsi, pour l’enseignement de la géographie, il avait, dès le début, mis sous les yeux d’Amédée le récit d’une expédition au pôle nord. Et, rattachant à ce voyage tous les incidents qui avaient pu se produire, il lui expliquait la raison des longueurs inégales du jour et de la nuit, l’action du soleil et du froid, les rapports des zones entre elles, les principes élémentaires de la géographie mathématique et physique et enfin l’altitude des neiges éternelles dans les diverses contrées du globe. Et quand il remarquait que l’une ou l’autre de ces notions n’étaient pas bien comprises, ils montaient parfois sur la terrasse de la maison d’où ils pouvaient admirer, au-dessus des toits et des cheminées de la ville, un vaste et superbe horizon que limitait, au sud, les sommets éblouissants des Alpes de l’Oberland.

Jusque-là, l’étude des mots grecs et latins n’avait eu pour résultat que d’éveiller le dégoût de l’enfant. Le docteur lui ordonna de fermer ses grammaires. On allait changer de système. Laissant de côté l’exposé froid des formes compliquées de ces deux langues, il provoqua des dialogues entre lui et son élève, l’intéressant surtout par l’histoire de ces peuples anciens, dont il racontait les batailles et les conquêtes, décrivait les mœurs et les coutumes. Pour mieux graver ces faits dans cette jeune mémoire, il avait recours alors à des illustrations et même lisait, dans une bonne traduction, quelques passages des meilleurs auteurs.

On disputait beaucoup, à cette époque, au sujet des langues anciennes. Il y avait même un mouvement très prononcé contre elles. Le docteur Almeneur ne partageait nullement l’aversion qu’elles inspiraient. Les adversaires du latin et du grec en voulaient surtout à l’esprit et à la culture de l’antiquité. On assistait à des discussions parfois très comiques. Un jour qu’Amédée avait demandé à son maître ce qu’il fallait penser du génie romain, Jean, le lendemain, apporta un morceau de mortier qu’il avait détaché d’une vieille tour dont on avait découvert l’emplacement, quelques années auparavant, dans une petite forêt près de l’Aar. Il démontra à son élève que tous les entrepreneurs de l’Europe et de l’Amérique s’estimeraient très heureux s’ils pouvaient préparer une matière semblable qui, après des siècles, défie encore, par sa solidité, toutes les préparations analogues. Puis, il déroula aussi sous ses regards des copies de ces tableaux à fresque, retrouvés dans les ruines de Pompéi, et dont la belle fraîcheur, les couleurs toujours vives, excitent l’admiration des peintres ; il lui apprit également que les Romains avaient déjà le pétrole, tandis qu’il n’y a pas plus de trente ans qu’on l’a remis à l’usage de nos contemporains. En un mot, il l’amena insensiblement à comprendre que ces attaques dirigées contre le génie de Rome n’avaient pas une bien grande valeur, et il opéra cette merveille que, pendant les heures de l’après-midi, Amédée, sans y être contraint ni invité, reprit de nouveau ses livres latins et commença à étudier les passages où un nom historique, qu’il connaissait par les leçons de son professeur, frappait son esprit attentif.

Il ne faut donc pas s’étonner si cet enfant ne tarissait pas en éloges sur son professeur et qu’il eût un vif plaisir à communiquer à son père et à sa sœur ce que le docteur lui enseignait.

M. Fininger se réjouissait de voir son fils prendre goût à de tels problèmes, s’intéresser ainsi à ses études. La chaleur avec laquelle il parlait de ces choses, était bien la meilleure preuve des progrès qu’il faisait. Ce n’était pas une agglomération de connaissances futiles, jetées pêle-mêle dans sa tête, mais un développement intime et réel de son intelligence : la jeune plante poussait chaque jour de nouvelles feuilles et prospérait à vue d’œil.

Ces explosions d’enthousiasme juvénile exerçaient une tout autre influence sur Dougaldine.

Dès le premier moment où Jean Almeneur était entré dans son existence, c’est-à-dire dès le soir du bal, elle avait été forcée, en dépit d’elle-même, de le remarquer, ou, si l’on préfère, le docteur, par sa seule personnalité, avait excité en elle un vague intérêt. Cependant, cette impression se serait à coup sûr rapidement effacée, si, deux jours après, elle ne l’avait pas retrouvé inopinément dans leur salon. Il est vrai qu’il n’y avait eu aucune insistance déplacée de la part du jeune homme et qu’en toute bonne justice elle ne pouvait pas lui en vouloir. Au contraire, Dougaldine avait observé que, lui aussi, avait été tout surpris de reconnaître, dans la sœur de son futur élève, la patricienne orgueilleuse qui avait refusé si dédaigneusement de danser avec lui.

En outre, depuis quinze jours, et elle devait l’avouer, il n’avait fait aucune démarche, aucune tentative pour se rapprocher d’elle. Si sa pensée — elle le disait — s’occupait souvent, trop souvent même, du jeune docteur, c’est que son frère ne cessait plus d’en parler. Et chose vraiment curieuse, mais néanmoins très naturelle : lorsque Amédée, à table, répétait les belles phrases et les idées originales de son maître, Dougaldine croyait entendre, non la voix de son frère, mais bien celle de Jean, une voix qui ne l’avait déjà que trop contredite. Oui, même dans les opinions personnelles qu’émettait l’élève, elle s’imaginait découvrir la marque de cet homme qui venait brusquement d’éveiller au fond d’elle-même tout un monde de choses troublantes, Et moins elle se rendait compte de ses sentiments plus elle était épeurée en constatant qu’elle tremblait, dès que son frère, d’une question indifférente, ramenait l’entretien sur le docteur.

Quoique douée d’un esprit extraordinairement clair et net, la jeune patricienne ne voulait pas s’expliquer la nature de ce qui l’agitait. Elle attribua ce trouble intérieur à sa tendresse fraternelle qui s’effarouchait de l’influence qu’un étranger avait prise tout à coup sur Amédée, lequel avait toujours été pour ainsi dire sous sa direction exclusive. À partir de cette heure, chaque fois que l’on prononçait seulement le nom de Jean Almeneur, elle raisonna ainsi l’émotion qui s’emparait d’elle, et bientôt, à cause du chagrin qu’elle disait ressentir en se voyant reléguée au second plan dans les affections de son frère, il lui sembla éprouver comme une sorte de haine pour le précepteur.

Mais elle devait faire une autre expérience de même nature, plus surprenante encore. Tous les huit jours, ses amies et elle s’invitaient à tour de rôle pour prendre en commun une tasse de café, assaisonnée de friandises et de gais propos.

Cette fois, c’était Dougaldine qui recevait. Déjà vers deux heures de l’après-midi, toutes ces demoiselles, de noble race, arrivèrent chez M. Fininger, qui à pied, qui dans les élégants cabs de leurs pères. La salon se remplit d’une jolie société de visages frais et roses.

On ne pourrait rien imaginer de plus gracieux que ces belles jeunes filles babillant entre elles ainsi que des oiseaux. Dans ce monde-là, la beauté, chez la femme, n’est pas chose rare. Les parents vivent dans les plus favorables conditions pour avoir de superbes enfants. Toutes ces familles, en outre, passent l’été dans leurs splendides maisons de campagne et ne rentrent à Berne qu’à la fin de l’automne. Naturellement, en menant une telle existence, mi-bourgeoise et mi-campagnarde, le noble seigneur n’a pas l’occasion d’éparpiller ses forces aux quatre vents des cieux. Il ne s’est pas ruiné la santé du corps, et on ose hardiment en conclure que les joues rosées de ces jeunes filles dénotaient la vie sobre et réglée de leurs ancêtres. De plus, le mélange des races gauloise et germaine, grâce à de nombreux mariages, avait produit à travers les générations un type de figure plus fin et plus beau. Et si l’on ajoute que ces demoiselles ignoraient les soucis et les misères, que leur jeunesse s’écoulait paisiblement, sans que l’étude de quelques arts en pût assombrir le cours, on se représentera aisément le groupe charmant que devait former une douzaine de ces filles d’Ève, rassemblées autour d’une table couverte de café odorant et de gâteaux savoureux. C’était comme un coin de paradis.

Dans leurs conversations, toutefois, elles ne s’occupaient pas que des choses du ciel. Loin de là. Elles restaient même très volontiers sur la terre. Ce n’était pas dans leur tempérament de monter aux régions de l’idéal. Les amies de Dougaldine laissaient cette jouissance à quelques dames de leur monde, qui se réunissaient pour lire le Dante, que commentait un professeur. À coup sûr, ces exquises croqueuses de pâtisseries avaient tort de se moquer de leurs aînées. Mais, comme elles savaient jaser, chacune disant ce qui lui venait à l’esprit ! Et l’eau coulait gaiement, en légers clapotis, sur les roues du moulin, une eau limpide, nullement trouble, car, lorsque l’âme est pure, le langage l’est aussi.

Certains bruits, depuis les derniers jours, donnaient beaucoup à parler à ces gentes demoiselles. On racontait qu’un jeune patricien aimait à la folie l’enfant merveilleusement belle d’un simple tailleur. Les parents avaient voulu les séparer. La jeune fille était partie pour un pensionnat de la Suisse française. Mesure inutile ! Lui, avec la permission de son père, s’en était allé à Lausanne pour y continuer ses études. Or, comme le pensionnat n’était pas très éloigné de cette dernière ville, les deux amoureux avaient aussitôt renoué des relations. L’enfant du pauvre tailleur venait de rentrer à Berne, suivie de près par le jeune patricien, et il y avait grande apparence que leur amour finirait par triompher des préjugés qui s’opposaient à leur union.

Un autre scandale soulevait encore plus de poussière. Le rejeton d’une ancienne famille s’était bêtement amouraché d’une petite actrice, non dans une intention coupable, mais avec le sincère désir de l’épouser. L’actrice, sans doute de complicité avec son adorateur, s’était subitement embarquée pour l’Amérique où l’avait aussitôt rejointe le jeune noble, et voilà qu’une dépêche annonçait justement leur mariage dans le nouveau monde.

Dougaldine et ses amies s’entretenaient naturellement de ces faits, mais sans méchanceté aucune. La suave douceur des pâtisseries excluait tout fiel de leurs lèvres. Elles ne songeaient même pas, dans leur innocente naïveté, que le nombre des jeunes gens sur lesquels elles pouvaient compter, comme fiancés et maris, déjà si réduit, devenait encore plus petit de jour en jour par de telles mésalliances. Les riches héritières, à dix-sept, dix-huit, voire même à dix-neuf ans, ne connaissent pas ces sortes de frayeurs ; le sang coule si chaud et si vit dans leurs veines qu’elles n’ont aucun doute sur l’avenir brillant qui les attend.

Elles furent donc d’autant plus étonnées d’entendre Dougaldine qualifier ces nouvelles de ridicules et d’exécrables. La sœur d’Amédée avait mis dans ses paroles une certaine amertume.

— Que veux-tu ? riposta Gisèle, en rejetant, avec un mouvement de duchesse, sa tête de blonde capricieuse en arrière. Que veux-tu, ma chère Dougaldine ? Est-ce qu’on n’a pas vu, de tout temps, des hommes très haut placés, même des princes et des rois, faire des mésalliances ? De tels événements ont cela de bon qu’ils jettent tous les esprits en l’air, ce qui plaide bien un peu, tu l’avoueras aussi, en faveur de notre classe, puisque, aux yeux de tout le monde, on l’envisage comme quelque chose de supérieur, de très élevé. Autrement, on ne s’en occuperait pas tant.

— Je répète encore que je trouve exécrable un semblable oubli de ses devoirs, fit derechef Dougaldine, se servant du même terme et ignorant la cause de son irritation. Comment, ajouta-t-elle aussitôt, comment quelqu’un de notre société peut-il agir ainsi, au mépris de sa famille et du nom que ses ancêtres lui ont laissé ?

Et, en prononçant ces paroles, on eût dit qu’elle avait la vague appréhension qu’un jour elle serait aussi obligée de se défendre elle-même contre une pareille défaillance.

— De notre société ! répliqua Nathalie, la plus jeune de toutes, et très jolie avec ses boucles noires, laquelle n’avait probablement pas compris ce qu’avait voulu dire Dougaldine. De notre société ! Naturellement ! Nous autres, nous ne ferions jamais cela. C’est évident.

Déchiffrera l’énigme du cœur humain qui voudra. Mais Dougaldine, à ces mots, et avec un ton plus acerbe encore, parut se déclarer cette fois pour cette inégalité des classes dans l’amour, car elle dit :

— Tout bien considéré, je ne saurais pas pourquoi, si ces sortes d’unions sont permises aux hommes, elles ne le seraient pas de même aux femmes.

Un joyeux murmure, mais décidément très désapprobateur, éclata à ces paroles. Par bonheur, personne ne remarqua la vive rougeur qui empourpra le visage de Dougaldine. Semblables aux amazones de Penthésilée, auxquelles cette reine avait conseillé de s’allier à une tribu de Scythes sauvages, les amies de Mlle Fininger accablèrent celle-ci de mots piquants, et bientôt, tout en se promenant par la chambre, elles lui nommèrent les heureux mortels sur qui tomberait leur préférence, pour le cas où elles devraient choisir un mari au-dessous de leur rang. L’une prendrait « l’oncle Mathurin » ; l’autre, « le fils d’un épicier » ; la troisième, « un tambour-major ». Bref, la bataille devint générale et prit en quelques secondes d’homériques proportions.

Elle-même, Dougaldine, ne se comprenait plus. Ce qui mettait ainsi ses amies en belle humeur troublait réellement tout son être. En entendant ces éclats de rire, elle trouva que ses compagnes avaient l’air de petites fillettes bien sottes. Et, pourtant, afin de ne pas jeter un froid sur sa réunion, elle essayait de réagir contre elle-même. Mais rien n’excitait plus sa curiosité. Elle écoutait, puis, elle oubliait. Il lui semblait toujours que quelqu’un, — presque encore un inconnu, prenait possession de son cœur. Elle était sous le coup d’une sourde douleur physique, et elle soupirait après un peu de repos, de même que la biche surmenée soupire après un instant de tranquillité sous un toit de feuillage. Aussi, malgré la franche et cordiale amitié qui la liait à toutes ces jeunes filles, elle ressentit un vrai soulagement lorsque, au déclin du jour, elles s’en allèrent en répétant à l’unisson qu’elles venaient de passer une délicieuse après-midi.

La solitude n’apporta pas le calme à Dougaldine. Elle était habituée, ainsi que nous l’avons dit, à se rendre compte de ses propres impressions. Son regard, qui avait des clartés pour tout ce qui l’intéressait, s’ennuageait cette fois et l’empêchait de voir. Et, autant elle avait désiré, un instant auparavant, le départ de ses amies pour être seule avec elle-même, autant à présent elle souhaitait que quelqu’un arrivât pour rompre le fil qui emportait sa pensée vers un horizon au delà duquel elle pressentait un profond mystère.

À ce moment, et comme s’il eût répondu à un appel désespéré de sa fille, M. Fininger rentra. Il avait à causer avec Dougaldine, lui dit-il, dès qu’il fut au salon.

— Nous recevrons un de ces jours quelques personnes, des messieurs, et c’est à toi qu’incombera le soin de faire les honneurs de la maison. Une fois le café servi et les cigares allumés, tu pourras te retirer. Je tiens beaucoup à donner ce souper, car nous aurons, parmi les invités, un jeune étranger, M. Max de Rosenwelt, qui, à deux reprises déjà, est venu à mon bureau sans m’y rencontrer. Il m’a été recommandé par une maison de Königsberg et il doit entretenir de bonnes relations avec l’ambassade de son Pays.

Cela dit, M. Fininger désigna les personnes qu’il pensait inviter. Il se trouva qu’ils seraient précisément treize à table, lui et sa fille compris.

— C’est trop ou trop peu, reprit en souriant le père de Dougaldine. Non pas que ce chiffre m’effraie ; mais il ne sait jamais si tout le monde est de cet avis. Ne fût-ce, d’ailleurs, que pour éviter toute mauvaise plaisanterie, mon devoir de maître de maison m’ordonnerait de changer ce nombre fatidique.

Il fallait donc le réduire ou l’augmenter. Dans le premier cas, on risquait d’éveiller quelque mécontentement, car chacun avait à peu près le même droit à leur invitation ; et, comme c’était la dernière fois, cet hiver, qu’on ouvrait toutes grandes les portes de la salle à manger, il n’eût pas été prudent d’avoir recours à ce moyen sommaire.

Tandis que M. Fininger et Dougaldine parlaient de ce souper, Amédée s’était glissé dans la chambre et écoutait tranquillement ce qui se décidait. Le père demandait justement si l’on ne pouvait pas aussi inviter M. Molsen, le « professeur de documents », comme on l’appelait, puisque son collègue, M. Grégor, serait parmi leurs hôtes.

C’était un personnage très original que ce M. Molsen. Il avait fait de précieuses découvertes dans les archives de plusieurs pays, notamment en France et en Italie, et il les utilisait avec habileté pour ses leçons sur l’histoire suisse. Parfois il assistait, dans certaines familles patriciennes, à des repas de gala ; mais il avait une si déplorable habitude que Dougaldine osa s’opposer à cette invitation.

— Vois-tu, papa, dit-elle, ce vieux monsieur, je le reconnais, est très intéressant, même très savant, et pour peu qu’il le voulût, il serait un aimable convive. Mais, on n’est jamais sûr avec lui. Au moment où l’on s’y attend le moins, dans sa passion des papiers jaunis, il est capable de dire à son voisin : Oui, précisément, c’était en l’année 1473 que votre ancêtre Jean fut pendu, comme cela peut se voir dans tel ou tel document. Moi-même, j’ai entendu de semblables paroles et je t’assure que ces généalogies qu’il ressuscite ainsi autour d’une table où sont assises plusieurs personnes, produisent toujours le plus fâcheux effet. Pour lui, c’est une manie. Qui nous dit que parmi nos ancêtres il ne s’y trouve pas également un de ces seigneurs de grandes routes dont le professeur nous raconterait peut-être la piquante histoire. Ne l’invitons point.

M. Fininger ne répondit pas. Il partageait évidemment l’opinion de sa fille.

Tout à coup, du coin où il était blotti, Amédée s’écria, de sa belle voix sonore :

— Mais, s’il vous faut un quatorzième convive, pourquoi n’inviteriez-vous pas le docteur Almeneur ?

Le père poussa un hem ! assez équivoque, qu’on pouvait interpréter pour ou contre cette proposition inattendue.

Quant à Dougaldine, elle avait senti une bouffée de révolte monter à ses lèvres. En même temps, une belle rougeur envahit son iront et ses joues. Heureusement, l’obscurité déroba son visage aux yeux perspicaces de son père.

— Qu’en penses-tu, Dougaldine ? interrogea M. Fininger.

Les plus étranges pensées tourbillonnaient dans la tête de la jeune patricienne. Elle ne savait que répondre. À la fin, elle se dit :

— Eh bien, qu’il vienne ! Son infériorité éclatera certainement dans une société comme celle qui va se réunir ici.

Mais, elle se garda bien de justifier ainsi son consentement, car elle se borna à balbutier :

Oh ! si tu crois, papa, qu’on ose recevoir le précepteur d’Amédée, qu’à cela ne tienne ! Pour moi, ce quatorzième-là m’est indifférent.

— C’est un homme tout à fait comme il faut, ajouta M. Fininger.

Il fut donc décidé qu’on enverrait aussi une invitation à Jean Almeneur.

Inutile de peindre la joie du docteur lorsqu’on lui vomit la carte aux armes de la famille Fininger. Décidément on commençait à l’apprécier. Ah ! si on lui eût dit alors qu’il devait cette marque d’estime, comme il la jugeait, seulement au hasard de ce nombre 13 et au caprice de son élève, quel écroulement c’eût été pour son rêve inavoué ! Et combien plus cruelle encore sa peine, si l’on était venu lui annoncer que Dougaldine ne le souffrait chez eux, ce soir-là, que dans la pensée qu’il ferait triste figure au milieu de leurs nobles botes !

Est-ce que vraiment la fière patricienne caressait un aussi noir espoir dans sa jolie tête blonde ? Elle le croyait, du moins. Toutefois, nous sommes bien en droit d’en douter à la vue de l’excitation que lui cause ce souper, qui ne l’eût pas autrement intéressée sans la présence du docteur. Pendant qu’elle dirige et surveille les préparatifs, sans le vouloir elle se pose souvent ces deux questions : Que dira-t-il ? comment s’en tirera-t-il dans notre monde qui lui est étranger ? Ah ! ces questions, qu’elle se faisait ainsi, Dougaldine les mettait sur le compte d’une réelle antipathie ; mais, vraiment, elles avaient plutôt l’air d’exprimer l’inquiétude que la jeune fille éprouvait à l’idée que Jean pourrait se montrer inférieur en savoir-vivre aux autres convives.

À l’heure indiquée, les invités se présentèrent et furent reçus au salon par M. Fininger et sa fille avec cette exquise politesse qui était un attribut de la famille. Pour la plupart, c’étaient des messieurs déjà âgés, des veufs et des célibataires ; seuls, Max de Rosenwelt et le docteur Almeneur auraient osé revendiquer les avantages de la jeunesse.

Le premier regard de Dougaldine fut pour celui qui l’avait tant préoccupée durant les derniers jours. La tenue de Jean était irréprochable. Il s’inclina devant elle peut-être avec moins de souplesse que les autres messieurs ; on voyait bien qu’il n’avait pas appris de bonne heure à ployer l’échine. En tout cas, son entrée ne prêtait à aucun reproche. Il les remercia, en quelques mots, son père et elle, de ce qu’on avait eu la bonté de songer à lui ; puis, la présentation fuite, il avait aussitôt accepté le bras du professeur Grégor, avec lequel il entama un entretien discret, pendant que les invités se formaient en groupes, en attendant le souper.

Cependant, Max de Rosenwelt, que M. Fininger avait présenté sous ce nom, s’était emparé de Dougaldine et avait engagé une conversation avec elle. D’une taille forte, d’une beauté mâle, presque brutale, telle enfin qu’on la rencontre dans le corps des officiers d’une armée permanente, quand on le regardait on pensait involontairement au cheval fougueux sur lequel il devait parader. Il existe toujours de ces individus-là, dans la société contemporaine. Sa moustache, audacieusement relevée, donnait à sa physionomie un air martial, tout militaire, et rappelait à plusieurs le schah de Perse qu’on avait vu quelques années avant, lors de son voyage à travers l’Europe. Ses yeux noirs et son nez en bec d’aigle achevaient cette comparaison et enorgueillissaient encore l’expression de son visage qui, sans doute, s’adoucissait extrêmement, tandis qu’il causait avec Dougaldine et commençait, avec une habileté de roué, à lui faire une cour en règle.

Dès les premiers mots, la jeune patricienne ne put étouffer un vif sentiment de répulsion pour l’étranger, bien qu’elle reconnût parfaitement les qualités physiques qui le distinguaient. Mais elle sut imposer silence à cette aversion naissante et fut très aimable avec Max de Rosenwelt. D’ailleurs, ce n’était que son devoir de maîtresse de maison. Elle ne paraissait même pas se souvenir de la présence du docteur. Il est vrai qu’elle n’en eut d’abord pas le temps, car, bientôt après, on annonça que le souper était servi. Les invités passèrent dans la salle à manger.

M. Fininger et Dougaldine avaient leurs places aux deux extrémités de la longue table, l’un en face de l’autre. Max de Rosenwelt était à la droite de la sœur d’Amédée ; à sa gauche, elle avait un vieux colonel. Le docteur Almeneur était à côté de M. Fininger. C’est ainsi que l’avait voulu la jeune fille.

Le colonel, qu’embarrassait déjà un commencement d’asthme, était un aimable convive, mais il ne se dégelait réellement qu’après les repas. Dougaldine l’avait placé près d’elle, parce que son rang et son âge lui assignaient cet honneur. Elle ne pouvait donc guère compter sur son voisin de gauche pour la distraire.

Quant à l’étranger, il ne tenait pas ce que son entrée promettait. Ayant, dès le début, épuisé ses flatteries et ses compliments ; ne connaissant encore que fort peu de monde en ville, il lui fut impossible, malgré les efforts de Dougaldine, de soutenir longtemps la conversation, soit qu’il n’eût plus rien à dire de son pays, soit qu’un intérêt personnel lui conseillât de taire ce qui le concernait.

Dougaldine aurait cependant réussi à répandre quelque animation autour d’elle si, de l’autre extrémité de la table, une belle voix de ténor n’avait pas continuellement résonné à ses oreilles. C’était le docteur Almeneur qui parlait, selon son habitude et sans pédanterie aucune, de choses à coup sûr sérieuses et captivantes, car elle remarqua souvent que tout le monde l’écoutait. À un certain moment, le voisin de Jean, un patricien, prétextant qu’à son arrivée il n’avait pas entendu son nom, le pria de bien vouloir le lui répéter, afin qu’il sût avec qui il avait l’honneur de s’entretenir. Jean se nomma. Et le patricien, sans doute dans l’intention de flatter le docteur, déclara que ce nom ne manquait pas de noblesse.

— Dame ! répliqua le maître d’Amédée, d’un ton légèrement ironique, je ne sais trop qu’en dire. Toutefois, ce dont je puis vous assurer, c’est qu’il indique parfaitement l’occupation de mes ancêtres, de génération en génération…

Ces derniers mots : ancêtres, de génération en génération, étaient les mieux compris de la société réunie chez M. Fininger. On fut donc très attentif à l’explication qu’annonçait la phrase du docteur Almeneur. Il continua :

— J’imagine qu’une lettre de notre nom s’est perdue à travers les âges. Après Almen, qui signifie l’alpe, il y avait probablement heuer, l’homme qui récolte, qui fauche le foin, de sorte que, primitivement, ce même nom devait s’écrire Almenheuer, c’est-à-dire un homme qui s’en va ramasser le foin sur les hauts sommets. Rappelez-vous ce passage de Guillaume Tell où Rodolphe de Harras parle « de la vie pauvre et misérable » de ces sauvages montagnards qui osent s’aventurer, pour une poignée d’herbes, jusqu’au-dessus des plus profonds abîmes, où les chèvres elles-mêmes ne se risquent point. Non seulement c’était l’occupation de mes ancêtres ; mais elle devait devenir aussi la mienne, car j’étais destiné à ce rude labeur. On peut donc nous appliquer l’expression : Nomen et omen !

Il ne faut pas être grandement versé dans la connaissance des hommes pour affirmer que l’histoire de cette humble origine, telle que l’expliquait le docteur, produisit une singulière impression sur les invités de M. Fininger, presque tous gens dont l’une des gloires, peut-être l’unique, était l’antique renommée de leurs familles. Quelques-uns ne se sentaient pas à l’aise ; d’autres voyaient, dans ces paroles, l’orgueil du peuple se dresser en face de leur orgueil de patriciens. Dougaldine était de ce nombre. Mais elle avait bien deviné aussi que Jean, tout en rabaissant sa naissance, avait voulu l’entourer d’un cadre éminemment poétique. Ce n’est pas la pauvre hutte de la montagne qu’il venait d’évoquer sous les yeux de ses auditeurs, mais l’alpe sublime, les dangers qu’elle cache sous son rayonnement, le soir, quand le soleil des étés la caresse de ses lueurs pourprées. Aurait-il été si sincère, s’il avait eu pour père un vulgaire savetier, dont l’échoppe se fût ouverte dans une sombre ruelle de la ville ?

Elle eut aussitôt l’envie cruelle de le mettre à l’épreuve, et elle en possédait le moyen, son frère lui ayant dit que le père du docteur vivait assez pauvrement dans sa montagne.

Prenant donc le ton de la pitié, afin de mieux faire sentir la différence qui existait entre son monde et celui de Jean, elle l’apostropha de cette façon ;

— Et votre père, monsieur le docteur, se livre-t-il encore à ce travail pénible et dangereux ?

Cette question passa comme une flèche à travers le silence de la salle. Le docteur, sans broncher, la reçut aussi comme un trait, mais un trait que lançait une jeune fille qu’au fond de lui-même il aimait.

Il la regarda tranquillement, sans rancune. Elle se détourna, toute troublée. Puis, il répondit, d’une voix lente :

— Non, mademoiselle. Mon père, dans son jeune âge, avait appris l’état de cordonnier, ce qui lui est très utile pour ses vieux jours. Il ne va plus à la montagne.

— Bravo ! murmura le professeur Grégor, qui voyait toujours avec plaisir un homme de cœur se tirer prestement d’une situation difficile.

Dougaldine se repentit d’avoir été si loin. Elle avait obligé leur hôte, le maître aimé de son frère, à s’humilier devant des étrangers, des inconnus. Mais, aussi, elle était heureuse, sans vouloir s’en expliquer la cause.

Tout à coup, Max de Rosenwelt s’écria :

— Alors, j’ai bien l’honneur de saluer en vous un des démocrates de ce pays. Depuis longtemps, je souhaitais cette occasion.

Et, sans attendre une réponse, il ajouta :

— Vous avez sans doute, chez vous, une très mauvaise opinion de la noblesse ?

Cette question était faite sur un ton provocateur. Dougaldine en fut péniblement froissée. Toutefois, la curiosité l’emporta. Qu’allait dire le docteur ? Comment s’y prendrait-il pour respecter les principes des personnes présentes sans renier les siens ? Le problème ne manquait pas d’intérêt. Il excitait l’attention.

Jean, après une seconde de réflexion, regarda fixement son interlocuteur, dont l’accent avait trahi l’étranger, puis, sans aucune hésitation dans la voix, il répondit :

— Ce n’est vraisemblablement pas pour savoir ce que je pense de la noblesse que vous m’adressez la parole, monsieur, mais, plutôt pour connaître l’idée que l’on s’en lait dans notre pays.

— L’un et l’autre ! répliqua de Rosenwelt. Vous vous êtes déclaré avec tant de netteté l’enfant du peuple que votre jugement ne m’est pas indifférent.

— Il me semble que nous sommes tous les enfants de quelqu’un, riposta le docteur, en souriant finement. Ce serait vraiment regrettable qu’une classe entière se séparât du peuple et renonçât au droit de diriger aussi les affaires de l’État.

— Soit ! Mais vous n’ignorez pas ce que j’entends par ce mot : le peuple, fit négligemment l’étranger, non sans laisser paraître une certaine irritation.

— Je le sais, en effet, dit Jean, inébranlable, oui, je ne le sais que trop. Néanmoins, permettez-moi de ne pas partager votre manière de voir.

— Vous ne voulez pas répondre à ma question, reprit avec plus d’opiniâtreté Max de Rosenwelt, qui sentait s’accroître en lui l’aversion qu’il avait, dès le premier regard, éprouvé pour le jeune savant, dont la présence, en une telle société, l’étonnait beaucoup. Vous devriez bien nous dire, en votre qualité de démocrate, car vous en êtes un, puisque vous l’avouez, ce que la noblesse est encore pour vous et pour vos compatriotes. Cela nous intéresserait tous, j’en suis sûr.

— Oui ! oui ! s’écrièrent quelques-uns des convives, tandis que les autres, et parmi ceux-ci M. Fininger, regrettaient déjà le tour qu’avait pris la conversation.

— Si je ne craignais de vous ennuyer, objecta le docteur, comme hésitant.

— Non ! Non ! entendit-on de divers côtés. Dites toujours.

Les messieurs qui insistaient de cette façon, espéraient que Jean ne sortirait pas facilement de l’impasse où l’avait poussé de Rosenwelt.

— Eh bien, commença le docteur, qu’il en soit comme vous le désirez. Mais excusez-moisi je prends légèrement le ton du professeur et procède avec quelque méthode. Au point de vue purement historique, j’ai, en premier lieu, une grande estime pour la noblesse. Il n’est toutefois pas absolument nécessaire, pour les besoins de notre discussion, de développer ici cette idée. Surtout je ne le ferai jamais en présence de mon respectable maître, M. Grégor — ce dernier s’inclina, avec un aimable sourire — car il pourrait infiniment mieux que moi vous dire le rôle que la chevalerie a joué dans l’histoire de l’humanité, la poésie qu’elle a inspirée, les mœurs qu’elle a affinées et répandues et quelles luttes elle a osé entreprendre contre la tyrannie des monarques absolus. Tout le moyen âge raconte ses hauts faits. D’ailleurs plus d’un, parmi vous, connaît ces choses par tradition de famille.

Il s’arrêta un instant. Les hôtes de M. Fininger avaient l’air d’être très satisfaits de ce début. Quant à Dougaldine, elle lui envoya un regard presque attendri.

— Mais voici d’autres temps qui arrivent, reprit Jean, non pas encore pour tous les peuples, ce qu’il importe de faire observer. Les grands États monarchiques, et en particulier la Prusse — oui, oui, ce dernier, plutôt que la Russie, est l’idéal de la noblesse, — ces grands États ont conservé cette classe privilégiée, bien que l’esprit de la Révolution française ait pénétré jusqu’au cœur des masses populaires. Elle est même devenue chez eux la colonne principale qui soutient le trône et l’armée. Si j’avais l’honneur, par devoir et par principe, d’être membre de l’un de ces gouvernements, je laisserais les nobles dans tous leurs droits, selon la mesure du possible, à la seule fin de protéger l’État militairement organisé ; et cela d’autant plus volontiers que la noblesse prussienne, quoique de mœurs souvent grossières, s’est acquis à travers les siècles, par quelques-unes de ses nombreuses familles, des droits sacrés à la reconnaissance de la royauté. Je n’en fais un secret pour personne, mais je souhaite la fin de toutes les vieilles monarchies en Europe, parce que mon idéal social est la négation des institutions sur lesquelles elles reposent. Je sais aussi respecter un noble adversaire, même les derniers chevaliers que la Prusse nous montre dans ses hobereaux, bien que, avant de leur accorder à tous mon estime et ma confiance, j’aime assez à les regarder de très près.

À ces mots, Max de Rosenwelt ne put réprimer un léger mouvement nerveux. Cependant, il se tut et le docteur continua :

— Il en est tout autrement dans les pays où, comme en Suisse, les idées de la Révolution française sont devenues les bases de l’organisation politique. Vous savez, en effet, aussi bien que moi, que chez nous les privilèges de la noblesse sont éteints. Mais, ce n’est pas tout. Comme elle a voulu, en s’inspirant du passé, résister quand même au courant social qui entraîne les peuples vers l’avenir, et se renfermer dans une caste à part, il en est résulté que son nom, loin de lui être utile, est à présent un obstacle sérieux qui, parfois, s’oppose à son entrée aux affaires de l’État. Personnellement je le regrette, car, de cette façon, une partie des forces vives de la nation se trouvent perdues ou s’épuisent dans une lutte sans heureuse issue pour elles. À Berne, le cas est encore plus frappant qu’ailleurs. Dans les autres villes, les descendants des anciens nobles se sont rapidement décidés à supprimer la particule, s’apercevant avec raison qu’elle effrayait les électeurs et froissait les instincts égalitaires de notre peuple. Ici, on n’a pas jugé opportun de le faire et, pourtant, je ne crois rien dire de blessant si j’ajoute que ce petit mot, « de », signifiera bientôt que tous ceux qui le portent sont exclus par le fait même des charges publiques. Vous n’ignorez pas ce qui se prépare dans notre ville.

M. Fininger, d’un signe de tête, approuva ces paroles. Il y avait longtemps que lui-même, ainsi qu’il a été dit plus haut, oubliait volontairement la particule.

Mais le vieux colonel, le voisin de Dougaldine, dont l’estomac s’était insensiblement calmé, s’écria d’une voix asthmatique :

— Que diable ! monsieur, noblesse oblige ! Vous me concéderez bien qu’il est de notre devoir de garder intacts les noms que nous ont transmis nos ancêtres.

— À la rigueur, répliqua Jean, je comprendrais encore le culte de cette tradition dans le sein de la famille, mais sans qu’il en parût rien au dehors. Oui, même je verrais avec satisfaction que chaque famille conservât le souvenir de ses aïeux. Je ne voudrais pas vous conseiller d’imiter les Chinois en toutes choses. Mais la piété dont ils entourent la mémoire de leurs pères exerce une grande influence sur l’état moral de ce peuple. Quant à nous autres démocrates, messieurs, nous avons encore beaucoup à apprendre chez vous.

Cette dernière phrase, flatteuse comme une caresse, mit tout le monde à l’aise, sauf Max de Rosenwelt qui avait évidemment attendu une autre fin de ce débat. Aussi fit-il de nouveau, en guise de réflexion :

— Ces idées sont peut-être à leur place dans ce pays, que je ne connais qu’imparfaitement. Mais, je vous le demande un peu : que deviendraient les nobles si, en Prusse, nous n’avions pas un État militaire où ils occupent toujours les premiers postes ? Heureusement, les choses resteront encore longtemps comme elles sont.

— Là-dessus, il y aurait beaucoup à dire, répliqua Jean, presque irrité par les observations de plus en plus insidieuses de l’étranger qu’il commençait aussi à détester réellement. Si les nobles de la Prusse, monsieur, ont appris quelque chose, toutes les portes, toutes les carrières leur sont ouvertes, même plus largement ouvertes qu’au vulgaire mortel. Au surplus, un célèbre professeur de théologie, un Allemand, Richard Rothe, a répondu à votre question, il est vrai avec une pointe d’ironie : Les nobles, a-t-il écrit, grâce à leurs manières distinguées, à leur langage correct et de bon ton, grâce aussi à la beauté de leur race, sont nés pour devenir de parfaits comédiens.

Max de Rosenwelt pâlit. Mais le docteur n’avait pas terminé :

— Remarquez que cette observation est de Richard Rothe ; je n’en prends aucunement la responsabilité, car, chez nous, quelle que soit la différence qui puisse exister entre les gens de haute et obscure origine, le talent pour les planches est en général fort peu répandu.

— Et voyez cependant comme l’on se trompe quelquefois, s’écria de Rosenwelt, emporté par la colère. En entrant dans cette maison hospitalière, lorsque l’on nous a présentés l’un à l’autre, je vous ai justement pris pour un homme de théâtre.

— Mais, j’espère au moins pour un acteur toujours prompt à la riposte, fit Almeneur, un soupçon de mépris flottant sur ses lèvres.

Déjà on avait servi le café et Dougaldine le versait maintenant dans les tasses en fine porcelaine. Puis, dès qu’elle eut absorbé son moka, elle se leva et, avant de disparaître, elle exprima l’espoir de revoir ces messieurs au salon.

La conversation, après son départ, effleura d’autres sujets, le thème monotone des choses indifférentes. Il en était ainsi autrefois : quand la princesse quittait le champ clos où se donnait le tournoi, le combat perdait aussitôt tout attrait. Max de Rosenwelt n’avait poursuivi le docteur de ses questions que dans l’intention de l’humilier devant Dougaldine ; et Jean eût mis, par quelques brèves réponses, très lestement fin à la discussion, s’il n’avait pas deviné que la sœur de son élève était comme suspendue à ses lèvres.

Et, pendant que les invités, encouragés par le maître de la maison, fumaient de délicieux havanes, Dougaldine, seule au salon, se promenait, agitée, sur le tapis qui amortissait le bruit de ses pas. Elle n’avait nullement prévu ce qui venait d’arriver. L’homme du peuple s’était révélé homme de cœur ; les paroles discordantes qu’on avait prononcées n’étaient pas de lui. On l’avait provoqué, on l’avait attiré sur un terrain glissant, dans un chemin hérissé de surprises, et il s’était conduit avec une merveilleuse sûreté, conséquence naturelle de sa haute instruction et de sa mâle énergie. Son humble origine, il ne l’avait pas reniée ; ni ses principes républicains. D’une manière très délicate, il avait su respecter les plus intimes sentiments des convives. Un seul avait reçu une verte leçon, et il la méritait.

— Pourquoi ? se disait Dougaldine, avec un profond soupir ; pourquoi n’est-il pas un des nôtres ?

Elle s’effraya, à cette pensée.

Puis, plus calme, elle se demanda :

— Et s’il était de notre monde ?

La réponse suivit aussitôt :

— Oh ! oui, oui, je l’aimerais ! je l’aimerais !… Mais… non ! c’est impossible ! Jamais ! Jamais ! Et elle cacha dans ses mains la rougeur de son beau et clair visage.

La pauvre enfant ! Elle se laissa tomber dans un fauteuil, brisée par l’émotion, et un grand trouble remuant son âme. Dans la salle à manger éclataient des voix d’hommes, parfois des rires sonores…

Les invités venaient de rentrer au salon pour prendre congé de Dougaldine. Pour tous, elle eut un mot aimable. Les politesses mièvres de Max de Rosenwelt n’en finissaient pas : la jeune fille dut lui abandonner la main, qu’il porta à ses lèvres. Le docteur Almeneur passa le dernier devant elle. D’une voix à peine compréhensible, il lui souhaita une bonne nuit. Elle le regarda franchement. Sa fierté paraissait s’amollir. Son regard n’avait plus la dureté de la première rencontre. Et elle crut lire aussi, dans les yeux de Jean, un tel mélange d’adoration infinie et de tristesse angoissante qu’elle en fut tout émue jusqu’au moment où le sommeil lui ferma les paupières…

Durant les quinze jours qui suivirent cette soirée, aucun incident notable ne se produisit dans l’existence de nos divers personnages. Comme précédemment, le docteur arrivait de bonne heure pour donner ses leçons. Amédée s’attachait de plus en plus à son maître, il ne cessait d’en parler à sa sœur. Parfois, ils sortaient ensemble et faisaient une promenade dans les environs, pendant laquelle le précepteur expliquait à son élève les merveilles contenues dans l’inimitable livre de la nature. Jean et Dougaldine ne se rencontrèrent jamais.