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La Peine de mort (Simon)/Le récit/II

La bibliothèque libre.
Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 59-64).
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II


Ma famille demeurait alors à Belle-Île. Le chasse-marée qui me ramena le jour de la rentrée des classes fut obligé de courir des bordées dans le Morbihan, et ne put entrer dans le canal que vers neuf heures du matin. J’étais en retard pour la messe du Saint-Esprit, et je me rendis à la chapelle sans entrer chez personne. Mon premier soin, dès que je fus arrivé à mon banc, fut de chercher du coin de l’œil mes amis ; mais je ne les aperçus pas et j’en fus fort étonné, car aucun de nous ne prenait de libertés avec le règlement, et il fallait qu’ils fussent malades et alités pour n’être pas là. Plusieurs de mes camarades, à qui je fis un joyeux signe de tête, me répondirent de loin d’un air grave qui augmenta mes inquiétudes. Je fus sur des charbons jusqu’à la fin de la cérémonie, et je n’attendis pas que nous fussions sortis de l’église pour demander à Guyomar ce qu’étaient devenus les Nayl, et s’il y avait quelque chose de nouveau.

« Vous ne savez donc rien, à Belle-Île, de ce qui se passe ? me dit-il.

— Mais non, lui dis-je. Nous avons entendu parler de l’assassinat de Bignan ; mais il ne nous est pas venu d’autre nouvelle du continent.

— Justement, me dit-il, c’est la mort de M. Brossard qui nous met tous dans le chagrin, et nous ne pouvons pas encore comprendre comment les Nayl ont fait ce coup-là.

— Les Nayl ! m’écriai-je. Et qu’ont-ils de commun avec cette horrible histoire ? » Car je ne pouvais pas encore comprendre que Guyomar les accusait d’être les assassins. Lorsqu’il me le répéta, en ajoutant qu’ils étaient en prison tous les trois et qu’ils passeraient aux prochaines assises, je sentis mon sang tourner, mes yeux se voilèrent, et je tombai évanoui sur les marches de la chapelle. On me porta chez moi, où je fus plusieurs heures assez malade. Enfin, je recouvrai assez de force pour me lever et je me rendis chez M. Le Nevé, notre principal, espérant encore qu’on m’avait trompé, et voulant, dans tous les cas, être éclairci et connaître tous les détails.

Je n’eus pas besoin de lui faire de question, car il vint à moi dès qu’il m’aperçut et me tendit les bras en pleurant. « Mais ils sont innocents, me dit-il, je le jurerais, et pourtant toutes les apparences sont contre eux. Je suis assigné comme témoin. Je leur rendrai justice. Je dirai tout le bien que je sais d’eux. Des enfants que j’ai élevés, que je connais depuis dix ans, et qui sont le modèle du collége, ne peuvent pas être des assassins. Soyez tranquille, nous les sauverons. Jourdan m’a promis de les sauver. »

Ces assurances, sans me tranquilliser, me mettaient un peu de baume dans le sang. J’appris que la famille était arrivée à Vannes depuis deux jours. Je courus la voir. Il y avait le père, la mère et la femme du fils aîné qui était déjà marié, quoiqu’il n’eût que vingt-quatre ans. Je trouvai les femmes assises dans un coin, le tablier relevé sur la tête, et pleurant toutes les larmes de leur corps. Le bonhomme était debout, tenant à la main son pen-bach, et regardant fixement devant lui sans rien voir. Quand j’entrai, les cris des deux femmes redoublèrent et devinrent des sanglots qui me navraient. Le père me serra la main et la garda longtemps dans les siennes. Enfin, je l’amenai près de l’unique fenêtre, et faisant un grand effort pour parler, car j’avais des larmes plein le cœur : « Sont-ils coupables ? » lui dis-je. Il remua à peine les lèvres et ne prononça qu’un seul mot ; mais ce mot me fit frissonner. Le père avait dit : « Je le crois. »