La Peine de mort (Simon)/Le récit/III

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 65-86).
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III


Je commençais à le croire aussi. Tout en me disant : « Nous les sauverons ! » M. Le Nevé m’avait appris deux ou trois circonstances qui m’avaient jeté dans un doute terrible. Il m’avait dit que le père Nayl était un chouan déterminé, dont l’hostilité au gouvernement était si connue, que le préfet avait mis chez lui un garnisaire pour le surveiller. Jean-Pierre, le troisième fils, qui avait tiré au sort dans l’année et que nous avions cru exonéré du service par son numéro, s’était, au contraire, trouvé appelé par suite des opérations du jury de recensement. Il avait aussitôt quitté la maison paternelle pour se dérober au service, et ses deux frères l’avaient suivi. Cette année-là et la précédente, un quart au moins des jeunes soldats avaient déserté pour ne pas être enrôlés parmi les bleus, et plusieurs bandes de réfractaires couraient les campagnes, traqués de village en village par la gendarmerie mobile. Cette petite troupe, grossie par tous les mécontents et par ceux qui rêvaient de recommencer la chouannerie, se divisait ordinairement par bandes de quinze à vingt, et se réunissait aussi quelquefois au nombre de sept ou huit cents, soit pour se compter, soit pour tenter un coup de main. Tous les paysans étaient pour eux, et quand ils frappaient trois coups à la fenêtre, sur le soir, le fermier s’empressait d’ouvrir la porte, qu’on barricadait à l’intérieur lorsqu’ils étaient entrés ; la fermière mettait sur la table les crêpes, le pain, le lard, un pichet de cidre ; les gars de la ferme leur bourraient des pipes, décrassaient leurs fusils, renouvelaient leurs munitions et cherchaient dans le coffre commun leurs meilleures chaussures, des guêtres, des habits, tout ce qui pouvait leur rendre la vie moins dure. Le souper fini, on disait ensemble la prière ; puis les femmes allaient se coucher, et les hommes, éteignant la chandelle de résine, restaient autour du foyer à maudire le gouvernement et à méditer des projets de vengeance et d’insurrection. Souvent ces conciliabules étaient tout à coup interrompus par l’aboiement d’un chien qui annonçait l’approche d’un étranger. Alors on sautait sur les fusils, et le maître de la ferme s’approchait de la lucarne pour tâcher de voir au dehors. Si l’on apercevait des gendarmes, on les comptait, on se comptait. La plupart du temps on essayait de fuir, de se cacher sous des bottes de foin, de faire un trou dans le toit de chaume afin de s’évader par derrière, tandis que la porte s’ouvrait lentement. Quelquefois aussi on avait recours à la force, et les gendarmes se trouvaient pris dans un piége. Le sang avait coulé dans bien des rencontres, et, comme il arrive dans les guerres civiles, il y avait de la haine des deux côtés, une haine qui s’accroissait tous les jours. Les soldats comptaient ceux de leurs camarades qui avaient péri ; les réfractaires, à force de vivre hors la loi et de porter un fusil sur le dos, prenaient des mœurs plus farouches. Un fait tout récent les avait exaspérés. On avait répété partout dans les campagnes que le gouvernement de juillet avait aboli la peine des galères pour les crimes politiques. Cependant, Nagat et les deux frères Jégu, qui avaient arrêté la malle entre Ploërmel et Malestroit, avaient été condamnés à vingt ans de travaux forcés. Les bleus avaient beau dire qu’il s’agissait d’un vol à main armée commis la nuit de complicité sur la voie publique, les paysans bretons n’entendaient pas de cette oreille : ils savaient que les Jégu étaient des réfractaires, que l’argent du gouvernement avait été religieusement porté à la caisse de la petite armée insurrectionnelle ; c’était donc bien un crime politique qui avait envoyé leurs amis au bagne de Brest. On employait donc à la fois contre eux la ruse et la force. On les tuait et on les trompait. Des incendies et des assassinats répondirent à cette condamnation et à quelques autres du même genre. Il n’aurait peut-être fallu à ce moment-là qu’un homme habile et entreprenant pour donner à l’agitation des proportions redoutables.

Ordre avait été donné à tous les maires de dénoncer à l’autorité les réfractaires qui se cachaient dans leurs communes ; cet ordre avait été affiché à la porte de toutes les mairies. Une heure après, au-dessous de la pancarte officielle, on en lisait une autre qui menaçait de mort tous les maires qui obéiraient aux ordres du gouvernement. À Landévant, petite commune des environs de Hennebon, cette audacieuse menace fut affichée publiquement, à la sortie des vêpres, en présence de tout le village et de l’adjoint du maire qui n’osa pas souffler un mot. Rien n’était plus précaire que la position de ces magistrats municipaux, dont la plupart n’avaient à leurs ordres ni un gendarme, ni un douanier, ni un garde champêtre. Quelques-uns étaient de cœur avec les insurgés et les avertissaient d’avance de la marche des gendarmes. Il n’était pas facile de trouver un bleu dans certains villages ; ailleurs il n’y avait que le maire en fonction qui sût lire. M. Lorois, le préfet, avait cru bien faire en choisissant, partout où il avait pu, d’anciens soldats de la république ou de l’empire ; mais ces proscrits de la veille, devenus inopinément magistrats, manquaient d’autorité et de confiance en eux-mêmes. Il fallut user de menaces et de promesses pour obtenir d’eux quelques avertissements timides. Une ou deux fois le procureur du roi connut, par leur moyen, le rendez-vous d’une bande, et put opérer des arrestations. Les chouans résolurent de se venger des dénonciateurs d’une manière éclatante. Je dis les chouans, et j’ai peut-être tort ; mais enfin ils prenaient ce nom, jadis illustré par de grands courages, et que plusieurs d’entre eux, venus là pour faire le mal, sans aucune croyance politique, étaient indignes de porter.

Bignan est un gros bourg du canton de Saint-Jean-Brévelay, dans les environs de Locminé. On y fait un assez grand commerce de chanvre et de bestiaux, de sorte qu’il y a là une demi-douzaine de gros marchands, moitié paysans, moitié bourgeois, qui ne vont qu’à la première messe le dimanche, et qui passent, non sans raison, pour des bleus enragés. M. Brossard, ancien receveur de l’enregistrement destitué sous Charles X, était l’homme le plus lettré de ce petit groupe. Il avait été nommé maire après le 24 juillet, et s’était signalé, dès la première année de son administration, en refusant de marcher derrière le dais avec son écharpe, à la procession de la Fête-Dieu, ce qui, par une conséquence nécessaire, en avait fait l’oracle de tous les bleus de Bignan et des environs, et l’objet de l’exécration des chouans. Ses amis l’avertissaient de prendre garde à lui ; mais il n’avait pas souci de leurs conseils, et on le trouvait toujours seul, aux environs du bourg, dans des chemins creux, où il est aussi facile de tuer un homme que de tirer à la cible.

Quand l’avertissement de la préfecture relatif aux réfractaires lui parvint, il résolut de l’afficher lui-même après la grand’messe, et de faire un discours à ses administrés. C’était assez sa coutume, car il était grand orateur, et il aimait à parler, comme tous ceux qui se savent éloquents. Il attendit donc que la grand’messe fût finie, et quand on eut sonné l’Angelus, que l’on dit toujours en Bretagne après l’Ite missa est avant de se séparer, il sortit solennellement de la mairie, précédé du tambour de ville et d’un petit garçon d’une douzaine d’années qu’il appelait son secrétaire. Il fit d’abord battre un ban, puis il ôta sa casquette, monta sur une pierre, lut à haute voix la proclamation du préfet, se vanta de l’avoir lui-même provoquée, et finit par une déclaration la plus énergique de son empressement à obéir, et de sa volonté de purger la commune des brigands qui l’infestaient. Ces brigands, au nombre de huit, étaient là tout près de lui, avec leurs amis et leurs parents, et il ne tenait qu’à eux d’en finir sur-le-champ avec M. le maire. Il le savait parfaitement ; mais les regards farouches qui tombaient sur lui ne lui firent pas un instant baisser les yeux. Il colla lui-même la pancarte sur la muraille, descendit de son siége, ploya proprement son écharpe tricolore, la mit dans sa poche et marcha droit vers celui des réfractaires qui passait pour le chef de la bande.

« Eh bien ! dit-il, Jean Brien, tu as entendu. Tu sais ce qui te reste à faire. Je vous donne vingt-quatre heures pour vider les lieux. Si dans vingt-quatre heures vous n’êtes pas hors de la commune, j’écris au procureur du roi et je vous fais prendre au gîte.

— Vous ne ferez pas cela, monsieur Brossard, dit Jean Brien. Vous êtes un bleu, mais vous êtes né dans le pays. Vous savez bien que je suis chez mon père ; vous ne me dénoncerez pas.

— Je te dénoncerai, toi et les autres, aussi vrai qu’il y a un Dieu, répondit M. Brossard ; ainsi, tenez-vous tous pour avertis. »

Personne ne répondit ; le maire fendit la presse avec quelque difficulté, et traversa la rue pour entrer dans un cabaret où il se mit à jouer aux cartes avec le percepteur et un marchand ambulant, nommé Gautron, qui se trouvait à Bignan pour la prochaine foire. Les paysans stationnèrent longtemps en groupes serrés contre la porte de la mairie ; mais personne ne toucha à la proclamation, et on n’essaya même pas, comme on avait fait ailleurs, d’y accoler une pancarte séditieuse. Les cabarets eurent tort ce jour-là, car personne ne quitta le cimetière entre la messe et les vêpres. Tous les paysans restèrent là immobiles, sans se parler, sans crier, les hommes debout, les femmes assises sur les tombes. La mère de Jean Brien s’approcha de lui deux ou trois fois et voulut le prendre par le bras ; mais il la repoussa doucement, et se retira à l’écart avec les autres réfractaires. Au dernier coup de vêpres, tout le monde entra dans l’église. Le maire se montra alors sur la porte du cabaret, regarda de loin son affiche intacte, et dit à ses confédérés avec une satisfaction intime : « Il ne s’agit que d’avoir de la fermeté. »

La foire au chanvre tombait le mercredi suivant, et les gendarmes de Plumelec devaient venir à Bignan pour ce jour-là ; mais on ne fut pas étonné, dans les circonstances où on se trouvait, de voir arriver, dès le mardi, une quinzaine d’hommes du 43e de ligne, sous la conduite d’un sergent, et autant de gendarmes mobiles. Le maire se donna beaucoup de mouvement pour installer sa garnison ; il retint à souper les sous-officiers, et les avertit que les réfractaires n’avaient pas quitté la commune ; qu’ils s’étaient réunis à Kerdroguen, à une demi-lieue du bourg environ, chez un riche meunier qui avait plus d’une fois couru les champs avec eux dans le cours de l’année ; qu’on avait vu des jeunes gens étrangers au pays se glisser au moulin par les courtils ; qu’ils étaient peut-être une vingtaine, la plupart bien armés, et qu’il était nécessaire de les arrêter dans la nuit, parce qu’ils pourraient trouver des défenseurs parmi les paysans qui couvriraient les chemins le jour suivant, dès la matinée.

L’adjoint, qui était un ancien sergent, se chargea de conduire les soldats et la gendarmerie mobile à travers les champs, pour prendre le moulin par derrière, tandis que la brigade de Plumelec arriverait tout droit par le chemin et se présenterait à la porte. Quant au maire, il déclara qu’il suffirait à lui tout seul pour faire la police dans le bourg, jusqu’au retour de l’expédition. C’était une promesse un peu téméraire, car, dans les villages bretons, la population est sur pied, les jours de foire, dès quatre heures du matin. Les déballages se font, les boutiques se dressent, les morceaux de lard commencent à chanter dans la friture, on met en perce les tonneaux de cidre, les aveugles et les culs-de-jatte entonnent leurs complaintes, on achève à grands coups de marteau de clouer la baraque des jongleurs, et les bestiaux mêlent à ces bruits confus leurs mugissements. Mais M. Brossard n’en était que plus charmé d’avoir une si belle occasion de déployer son activité et son zèle. Il se jeta tout habillé sur son lit après le départ de ses hôtes, recommanda à son adjoint de le réveiller dès que les prisonniers seraient arrivés, et s’endormit paisiblement.

La nuit était noire. Les soldats sortirent du bourg séparément par divers côtés, et se réunirent à quelque distance. Ils ne furent pas un quart d’heure à se rendre à Kerdroguen ; et, sur le minuit, la maison se trouva enveloppée. Caché derrière un massif de pommiers qui croissaient presque au niveau du toit, parce que le moulin était sur une pente, l’adjoint aperçut le maréchal-des-logis de Plumelec qui s’avançait avec ses quatre hommes, et il l’entendit frapper à la porte du moulin. Un chien se mit à aboyer ; mais personne ne répondit de l’intérieur. Les hommes de l’embuscade mirent la main sur la batterie de leurs fusils, et se tinrent prêts à courir au moindre signe au secours de leurs camarades. On ne voyait aucun mouvement dans la maison ni aux alentours, et quand le chien se taisait, on n’entendait que l’eau qui clapotait sous les vannes. Cette attente dura bien un quart d’heure, pendant lequel le maréchal-des-logis heurta plusieurs fois à la porte, appela à haute voix le meunier, et déclara qu’il serait obligé de recourir à la force si on ne se mettait pas en mesure de lui ouvrir. Enfin, ne recevant aucune réponse, il donna l’ordre d’enfoncer la porte. La plupart des soldats accoururent en ce moment pour prêter main-forte ; mais la porte céda du premier coup, et la troupe pénétra dans l’intérieur.

Tout était noir comme dans un four. L’adjoint battit le briquet, et l’on eut bientôt allumé plusieurs chandelles de résine. On se mit à chercher de tous côtés dans la première chambre. La nappe était sur le coffre avec les assiettes et les chopines ; il était clair que quinze ou dix-huit personnes avaient soupé là. Deux lits superposés selon l’usage des chaumières bretonnes, n’avaient pas été défaits. On regarda dans la cheminée, ordinairement garnie de quatre ou cinq fusils ; il n’y en avait plus un seul. Tout à coup on entendit marcher à l’étage supérieur.

En ce moment, la chambre où étaient les soldats devint silencieuse comme la tombe. Tout le monde leva les yeux vers les planches mal jointes qui servaient de plafond ; dans chaque fente on croyait voir braqué le canon d’un fusil. Une échelle en mauvais état conduisait à l’étage supérieur. Le sergent s’y précipita, comme un soldat qui voit tomber une bombe à dix pas de sa compagnie et qui se dévoue pour sauver ses camarades. Quelques hommes déterminés l’y suivirent. Ils soulevèrent la trappe qui servait de communication, et quand ils furent ainsi au premier étage du moulin, ils se trouvèrent en présence de la mère et de la femme du meunier. Il n’y avait pas d’autre garnison dans cette forteresse qui pouvait être si aisément défendue. On fouilla sous les lits, sous les coffres ; on fureta dans tous les coins du moulin ; on éventra plus d’un sac de grain avec la pointe des sabres ; on frappa sur les lattes qui soutenaient la couverture de chaume pour s’assurer qu’elles étaient solidement clouées et qu’elles n’avaient pu laisser échapper les fuyards. Enfin, il fut bien démontré qu’on était arrivé au moulin après le départ de la bande. C’était une partie manquée. Le sergent en pleurait de rage. Il sortit le dernier, et voulut descendre sous la berge, pour voir si personne ne se cachait le long de la rivière. Il fallut l’arracher de là et le raisonner.

Il était près de trois heures du matin, tant la visite des localités avait été minutieuse et acharnée. La troupe reprit le chemin de Bignan, ayant toujours l’œil aux aguets, interrogeant les arbres et les buissons. Rien ne se montra ; il fallut se résoudre à réveiller le maire pour lui annoncer cette déconvenue.