La Peine de mort (Simon)/Le récit/XI

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 169-174).
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XI


Deux jours après, je réfléchissais tristement, dans ma mansarde de la rue des Chanoines, à la position de tous mes amis, et je songeais au moyen de vaincre la délicatesse de Marion pour lui faire accepter l’argent qui lui était nécessaire pour aller à Caen et y conduire son beau-père, lorsqu’à ma grande surprise je la vis entrer chez moi.

« Bonjour, mon Jules, me dit-elle de son ton doux et calme. Je viens vous faire mes adieux et vous demander un service.

— Parlez, Marion, lui dis-je ; vous savez que je ferai tout ce que vous voudrez.

— Vous n’êtes pas riche, me dit-elle, et nous… (elle hésita et rougit un peu) nous ne sommes plus que des mendiants à présent. Vous avez été hier payer notre loyer et notre boulanger ; vous vous serez peut-être endetté pour nous ; mais les bons cœurs ne regardent à rien quand il s’agit des autres. À présent, il faut que je parte de mon côté, et mon père doit aller à Caen. Pour moi (elle rougit encore), je n’ai besoin de rien ; mais il faut de l’argent pour mon père. On a bon courage à demander, monsieur Jules, ajouta-t-elle, quand ce n’est pas pour soi qu’on demande. Je suis venue vous prier de faire la quête pour nous ; voyez si cela ne vous répugne pas. Vous direz bien que c’est une aumône que je demande ; car je n’espère plus de pouvoir rendre à nos bienfaiteurs l’argent qu’ils nous donneront. »

Sa voix était posée ; mais moi qui la connaissais et qui savais ce qu’elle souffrait intérieurement, je n’en admirais que plus la droiture et la fermeté de son âme.

« Où allez-vous donc, Marion ? lui dis-je, et pourquoi quittez-vous votre père ?

— La mère de Le Pridoux est vivante, me dit-elle. Elle pourrait parler si elle voulait. J’irai lui demander à genoux la vie de mon mari. Après cela, si j’échoue encore… que Dieu ait pitié de nous ! »

Je lui demandai où demeurait la mère de Le Pridoux.

« À Elven, me dit-elle. Il n’y a que cinq lieues, et par un bon chemin ; toute grande route.

— Je vais d’abord faire ce que vous me demandez, lui dis-je, et ensuite je pars avec vous.

— Non, monsieur Jules. Je pars à présent sans perdre une minute ; et j’ai compté sur vous pour veiller sur le père et le mettre en voiture ; car il faut le conduire comme un enfant à cette heure. — Elle me tendit la main. — Adieu, me dit-elle ; si je réussis, je vous reverrai. »

Je la laissai partir, et je courus chez M. Jourdan, ma providence ordinaire. Le vieil avocat était plus riche de bonnes œuvres que d’écus ; pourtant il avait un cheval dans son écurie, parce qu’il était obligé à de fréquentes courses pour son état. Il le sella lui-même, et fit mettre un bissac sur le troussequin de la selle, pour qu’une femme pût s’y asseoir ; puis il appela un petit garçon d’une douzaine d’années, qui lui servait de domestique, et le chargea de courir après Marion sur la route d’Elven, et de la prendre en croupe pour la conduire et la ramener. Il lui mit quelques gros sous dans la poche et lui donna des provisions dans un panier.

« À vous maintenant, me dit-il, quand nous l’eûmes vu partir. Voilà un écu de six francs pour votre voyageur. J’espère vous ramasser une quinzaine de francs au tribunal. Adieu et bonne chance ! »

Je m’en fus tout droit au collége, où l’on ne me voyait plus guère ; et je me plaçai contre la porte, pendant que mes camarades entraient, tenant mon chapeau à la main. Je me sentais fier de cette humiliante corvée en pensant à la noble femme pour qui je la remplissais. Toutes les marchandes de billes et de gâteaux eurent tort ce jour-là, et je suis sûr que plus d’un écolier aima mieux se coucher sans souper que de passer près de moi sans vider ses poches. Nayl put partir le lendemain dans la rotonde avec une centaine de francs dans sa bourse et trois lettres de recommandation que M. Jourdan lui avait procurées.