Aller au contenu

La Peine de mort (Simon)/Le récit/XII

La bibliothèque libre.
Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 175-186).
◄  XI


XII


Notre petit homme n’atteignit Marion qu’à trois lieues de Vannes, parce qu’elle avait beaucoup d’avance sur lui. Elle marchait péniblement, épuisée par la faim et le chagrin, mais soutenue par une volonté ferme. Il sauta à bas de son cheval, et lui dit qu’il venait de la part de M. Jourdan pour la conduire.

« Dites plutôt que c’est le bon Dieu qui vous envoie, mon enfant, répondit-elle ; car j’avais peur de rester dans le fossé. »

Grâce à ce secours, elle arriva sur les quatre heures du soir à Elven. Elle alla tout droit à l’église, et pria devant l’autel de la Vierge. Puis elle s’avança vers le sacristain, qui allumait les cierges pour le salut, et lui demanda la maison de Le Pridoux.

« C’est la dernière maison du côté de Jocelyn, ma fille, lui dit-il ; mais si vous venez de Vannes, vous savez qu’on y est dans la douleur. »

Elle suivit la rue jusqu’au bout, sentant son cœur prêt à l’abandonner. La maison qu’elle cherchait était un peu en arrière des autres, avec une petite cour en désordre, sur laquelle elle prenait jour par une lucarne. Quand elle poussa la porte pour entrer, elle ne distingua rien dans l’intérieur ; mais enfin, ses yeux se faisant à l’obscurité, elle aperçut une vieille femme assise sur la pierre du foyer. Sa quenouille était par terre à côté d’elle, et elle tenait un chapelet qu’elle oubliait d’égrener.

« Que le bon Dieu vous donne des forces, » dit Marion en entrant ; mais la veuve ne l’entendit pas. Elle s’approcha jusqu’à la toucher et lui dit : « Je viens vous voir dans votre affliction avec un cœur aussi affligé que le vôtre. » La veuve l’aperçut alors et la regarda un instant. Puis elle détourna la tête avec un geste de la main pour la repousser. « Non, je ne puis m’en aller, dit Marion, et pardonnez-moi de venir vous troubler dans votre douleur : mais c’est plus que ma vie que je vous demande. »

En disant cela, elle tomba sur ses genoux et tendit les mains vers la mère désolée. Mais celle-ci la repoussa de nouveau, car dans son désespoir elle ne pensait pas qu’on pût, sans dérision, parler de douleur devant elle. Elle essaya de parler, et sa voix s’arrêtait dans sa gorge. Enfin elle put dire :

« Mon fils est mort !… » Et en même temps elle montrait la porte de sa chaumière.

« Mais moi, dit Marion toujours agenouillée, je suis la femme de Jean-Louis Nayl !

— Ah ! pauvre femme ! dit la veuve, et vous pleurez votre mari comme moi mon enfant !

— Hélas ! dit Marion, il n’est pas mort, et vous pouvez le sauver si vous voulez. Un mot de vous, un mot de vérité, peut nous rendre à tous la vie ! Je vous le demande au nom de la Vierge Marie, au nom du salut de votre enfant ! » Et elle versait tant de larmes que les mains de la veuve étaient toutes mouillées. « Ne me refusez pas, disait Marion, si vous avez le cœur d’une femme ! Je prierai pour vous et pour votre fils tous les jours de ma vie ! Jugez de nos douleurs par les douleurs que vous souffrez ! Miséricorde ! miséricorde ! au nom de la Vierge ! au nom de Jésus-Christ ! »

La pauvre mère resta longtemps dans son morne désespoir ; mais enfin son cœur se fondit et sa figure fut inondée de larmes. Les sanglots vinrent ensuite et les spasmes. Marion la prit dans ses bras, baisa ses mains et ses joues, mit sa tête sur son sein et mêla ses larmes avec les siennes. Quand la nuit fut tombée, elles étaient toujours sur cette pierre froide, enlacées dans les bras l’une de l’autre, et la mère parlait de son fils ; elle racontait toute son enfance et toute sa jeunesse ; les jours où elle avait cru le perdre, où elle l’avait disputé à la maladie ; la tendresse qu’il avait pour elle, au milieu de sa vie de désordre ; elle excusa comme elle put ses crimes, car elle avait du fanatisme dans l’âme, et elle avait sucé le lait sanglant de la guerre civile ; mais les sentiments de femme et de mère reprenaient le dessus, et alors elle s’apitoyait sur le sort de la malheureuse qu’elle tenait embrassée. Elle savait tous les détails de l’assassinat de Brossard, et elle connaissait deux femmes dans Elven qui pouvaient témoigner comme elle de l’innocence des frères Nayl. Les réfractaires les avaient emmenés de peur que l’exemple de Jean-Pierre, s’il rejoignait les drapeaux, ne devînt contagieux. Ils les avaient tenus parmi eux comme prisonniers, et les avaient fait assister de force à l’assassinat de Brossard pour les compromettre. Marion, dans cette triste demeure, se reprochait les élans passionnés de son cœur, qui bondissait d’allégresse.

Elle fut, dès qu’il fit jour, au presbytère implorer l’assistance du curé, et visita avec lui les deux femmes que la veuve lui avait désignées. Nous la vîmes revenir le dimanche. On sortait justement de vêpres quand elle passa devant chez moi, car elle voulait me dire la bonne nouvelle avant même d’aller chez M. Jourdan. Le brave avocat faillit être suffoqué. Il embrassa Marion sur les deux joues, et nous traîna chez le procureur du roi. M. Hervo fut tellement saisi, qu’un instant nous craignîmes un malheur ; mais il se remit promptement, et s’écria qu’il allait partir pour Elven, avec M. Jourdan et moi, pour recevoir juridiquement la déposition des trois femmes. Il exigea que Marion demeurât chez lui, et la confia aux soins de Madame Hervo, qui l’accueillit comme une mère. Quand nous eûmes les dépositions en règle, il vint avec nous à Bignan, pour faire dessiner de nouveau l’état des lieux, et à Saint-Allouestre, où, d’après ces nouveaux indices, il put aussi recueillir des documents importants. Nous n’avions qu’à le laisser faire, il était aussi ardent que nous ; ni peines ni fatigues ne lui coûtaient. Il déclara, en rentrant à Vannes, qu’il voulait aller à Caen de sa personne. Sa femme nous dit qu’il n’avait pas vécu depuis que le doute s’était fait jour dans son esprit. Pendant toute l’audience, qui fut courte, on le vit, en habit bourgeois, derrière l’avocat général qui portait la parole devant le jury du Calvados. Quand ce magistrat se leva pour déclarer qu’il renonçait à l’accusation, il y avait sur la figure de M. Hervo plus d’émotion que sur celle des trois frères, que ce moment allait rendre à la liberté et à la vie. Marion s’appuyait sur mon bras, car elle ne pouvait plus se soutenir. Ses forces l’abandonnaient à ce dernier moment, où elle n’avait plus qu’à recueillir le fruit de son courage. Jean-Louis avait les yeux fixés sur elle, et il la regardait comme on regarderait un ange. Les jurés ne délibérèrent même pas. Au bout de cinq minutes, leur verdict était rendu, et les accusés ramenés à l’audience. Après avoir prononcé leur mise en liberté, le président, d’une voix émue, leur adressa ces paroles, au milieu du plus religieux silence :

« Yvonic, Jean-Pierre et Jean-Louis Nayl, une fatalité déplorable a fait peser sur vous la responsabilité d’un crime que vous aviez tout fait pour empêcher. L’épreuve que vous avez subie est terrible ; vous en sortez non-seulement innocents, mais dignes de toutes les sympathies et de tous les respects. Que les ardentes sollicitudes qui vous ont accompagnés jusqu’ici adoucissent l’amertume de vos souvenirs. En vous rendant à la liberté, la Cour est heureuse de s’associer à votre joie et à celle de la plus digne, de la plus courageuse, de la plus noble femme… »

Le président pleurait en prononçant ces dernières paroles, et presque tous ceux qui étaient là avaient aussi envie de pleurer. À ce moment, et comme l’audience allait être terminée, M. Hervo se leva du siége qu’il occupait ; il traversa toute la salle dans sa longueur, et vint aux accusés en leur tendant les bras. Un cri s’échappa de toutes les poitrines quand on vit les trois frères l’entourer et l’embrasser. Lorsque nous nous retrouvâmes le soir dans la petite maison où nous étions descendus, sur la route de Falaise, je ne crois pas qu’il y eût dans le monde entier un spectacle plus digne d’attirer les regards de Dieu.

Yvonic est aujourd’hui vicaire à Guéhenno.

La discrétion m’interdit de dire le rôle important qu’a joué l’un de ses frères en 1848. Quant à Marion, elle est aussi douce et aussi modeste que si elle n’avait jamais eu d’autre mérite que de bien élever ses enfants et d’aimer tendrement son mari.