La Peine de mort (Simon)/Préface/II

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 15-32).
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II


Je m’étais retiré là vers la fin de 1833, à une époque où je cherchais encore ma voie à travers le vaste monde, attiré vers Paris par la passion de l’étude, retenu dans ce coin par l’amour du sol natal et les chers souvenirs de l’enfance. Si j’ajoute que j’y vivais chez le recteur de Notre-Dame, et dans l’intimité des chouans les plus déterminés, il ne faudra pas qu’on me prenne pour un dévot ni pour un légitimiste : quoique je ne fusse alors qu’un enfant, je n’avais presque plus de droits au premier de ces titres, et je n’en ai jamais eu au second. L’abbé Moisan avait pour mon père une amitié passionnée ; je crois même qu’il lui avait dû la vie sous la première république. J’avais pris l’habitude, pendant que je faisais mes études au collége de Vannes, de passer une partie de mes vacances au presbytère d’Auray, et je m’y regardais comme chez moi. J’y avais ma chambre, qu’on ne donnait jamais aux vicaires des environs, quand ils venaient par bandes de cinq ou six, selon la coutume du clergé breton, demander l’hospitalité au recteur. La vieille Annah, servante ou maîtresse du logis, qui passait pour assez revêche, m’avait pris en gré à l’exemple de son maître, et me traitait comme l’enfant de la maison.

L’abbé Moisan avait alors soixante-dix ans. C’était un grand homme d’une maigreur surprenante, avec une grosse tête et de grosses mains, droit comme un I malgré son âge, et marchant comme un grenadier. Quand il se promenait le soir avec moi dans son jardin, nu-tête, en manches de chemise, et fumant gaillardement sa pipe, vous l’auriez plutôt pris pour un soldat que pour un prêtre. Il avait pourtant été ordonné diacre à vingt et un ans ; mais sa vie ne s’était pas passée uniquement à confesser et à dire la messe. Il était resté en France sous la Terreur, déguisé en garçon de ferme, conduisant la charrue, fauchant les foins, pansant les chevaux, et passant à juste titre pour un valet de premier ordre. Le soir venu, il sortait par la fenêtre du grenier à foin, et courait toute la nuit pour exhorter et confesser les paysans. Dès qu’il y eut des bandes de chouans, il en fit partie, comme aumônier bien entendu. Les bleus disaient qu’il avait fait le coup de fusil avec Cadoudal et Guillemot, ce qui était de la dernière fausseté ; mais je jurerais bien qu’il en fut tenté plus d’une fois. C’est lui qui portait les messages d’une troupe à l’autre, en prenant mille déguisements et en courant mille dangers. Tout enfant, j’ai été bercé avec le récit des aventures de l’abbé Moisan, aventures vraiment merveilleuses, si le quart de ce qu’on en disait était vrai. Quand Bonaparte rétablit officiellement le culte, en donnant à plusieurs évêques constitutionnels, avec l’assentiment du pape, les diocèses qu’ils avaient usurpés et dont les titulaires étaient encore vivants, il se forma en divers pays, sous le nom de petite église, une congrégation de fidèles, qui voulait être, et était probablement plus catholique que le pape, puisqu’elle refusa de se soumettre à des évêques élus par la révolution et réhabilités par l’empire. L’abbé Moisan fut de cette petite église, et continua, à ce titre, d’être persécuté quand le clergé catholique ne l’était plus. Il y avait vingt-deux ans qu’il vivait de la vie d’un proscrit, quand arriva la Restauration. Le comte d’Artois lui fit donner la croix de Saint-Louis, qu’il reçut respectueusement et ne porta jamais. Il pouvait choisir entre les plus riches paroisses. Il ne voulut que la place d’aumônier des prisons, qui ne lui fut pas disputée. C’était moins que jamais une sinécure. La guerre civile et ses suites qui se prolongèrent plusieurs années dans les campagnes de l’Ouest, encombraient les prisons de détenus politiques, et les crimes communs se multipliaient à la faveur des troubles. La maison de force de Vannes, à laquelle fut attaché M. Moisan, différait beaucoup de nos prisons d’aujourd’hui, qui ressemblent extérieurement à des hôpitaux ou à des casernes, et auxquelles des philanthropes d’une certaine espèce reprochent d’être trop confortables. C’était une vieille porte de la ville, flanquée de deux tours à longs toits en poivrières. Elle n’avait ni cours ni préau. Les prisonniers respiraient un peu d’air dans une étroite galerie de pierre, qui allait d’une tour à l’autre en passant par-dessus la porte, et qui avait servi de chemin de ronde. On les apercevait de la rue des Chanoines, et on se montrait de loin les condamnés à mort quand il y en avait, ce qui arrivait assez souvent. L’abbé Moisan qui, en temps ordinaire, ne sortait guère de la prison, si ce n’est pour aller dîner à sa pension chez Madame Normand et pour dire sa messe à la chapelle de Saint-Vincent Ferrier, se renfermait complétement quand il avait des condamnés à mort ou aux travaux forcés, et ne les quittait plus que sur l’échafaud ou après le transfèrement. Il ne passait pas le temps, comme les autres prêtres, à les exhorter ou à leur réciter des prières. Il causait avec eux comme un ami ; si c’étaient d’anciens chouans, ils en avaient long à se raconter de leurs anciennes campagnes. Il se mettait à leur service pour les moindres bagatelles, jusqu’à faire leurs commissions par la ville. On le voyait passer tout courant devant nos fenêtres, car nous logions chez Madame Normand, tout près de la cathédrale, et de la prison par conséquent. L’abbé Le Ber lui criait de loin : « S’est-il confessé ? » — « Pas encore, » répondait-il. Il attendait le moment de la grâce. Il l’attendait jour et nuit, couchant dans le cachot sur une botte de paille. Les jours d’exécution, tout le monde était dans les rues aussitôt après l’Angelus du matin. On priait pour le condamné et pour l’abbé Moisan. Quand on entendait sonner le glas de l’agonie à Saint-Paterne, au collége et au séminaire, c’était le signal que le cortége était sorti de la prison, les gendarmes d’escorte à cheval, le condamné les cheveux coupés, le cou nu, les mains liées derrière le dos, les jambes entravées, marchant à pied entre son confesseur et le bourreau, et derrière lui, sur ses pas, la charrette portant sa bière. Mes camarades couraient alors en foule le long de la rue du Mené qui traverse la ville ; ils s’entassaient sur les marches du Calvaire qui est à la porte du collége, parce que le condamné s’y agenouillait ordinairement, et disait à haute voix une prière, à laquelle répondaient tous les assistants. Je n’ai jamais eu le cœur d’y aller ; mais ce que j’ai vu bien des fois, c’est la chaîne.

On ne connaît plus cela à présent. Dans ce temps-là, les condamnés au bagne se rendaient à pied, enchaînés les uns aux autres par le cou, depuis Bicêtre jusqu’à Brest ou à Toulon. La chaîne s’arrêtait à Vannes, pour y prendre le contingent de notre cour d’assises ; et alors l’abbé Moisan ne manquait jamais d’accompagner ses prisonniers, en les embrassant, en leur tenant les mains, en les pansant quand ils étaient écorchés par le carcan de fer, ou quand la blessure de la marque était mal guérie. Il allait ainsi à pied jusqu’à Auray, avec tous ces hommes exaspérés par la fatigue et par la honte, écoutant sans sourciller leurs injures et leurs blasphèmes. Il mangeait à la même pension que moi, avec l’abbé Le Ber, un prêtre janséniste et républicain, que mon ami le docteur Guépin a bien connu, et trois ou quatre écoliers, dont un, par parenthèse, est devenu sénateur. Il ne venait pas les jours d’exécution ; il ne songeait pas à dîner ces jours-là, mais on le voyait arriver le lendemain, pâle comme un linge. Personne n’osait lui parler, et même nous ne parlions pas entre nous. Il dépliait sa serviette, regardait à droite et à gauche en essayant de sourire, rencognait à grand’peine des larmes qui lui montaient aux yeux, puis avalait un grand verre d’eau, et s’en allait en emportant un morceau de pain sec. Il fut sérieusement malade en 1827 à la suite de l’exécution des deux Lebras, qu’il a toujours persévéré à proclamer innocents. C’est alors que Mgr de Lamothe le contraignit à accepter la cure d’Auray.

Les dévotes de sa nouvelle paroisse en furent aussi désolées que lui. Elles entourèrent les premiers jours son confessionnal ; mais il avait entendu d’autres aveux ! Elles le trouvèrent à la fois trop brusque et trop indulgent, et le quittèrent en masse pour ses vicaires. L’un d’eux était cet abbé Martin, qui a prêché à Paris avec succès. M. Moisan ne demandait pas mieux que d’être ainsi délaissé. Son succès dans la chaire fut le même qu’au confessionnal. Il essaya une fois de réciter un sermon de l’abbé Poule, resta court au milieu du second point, et ne prêcha plus qu’en bas-breton, le dimanche, à la première messe. Il faisait beaucoup de bien, ce qui ne le distinguait pas de ses confrères, car nos prêtres bretons, depuis le curé de la cathédrale jusqu’au dernier succursaliste, passent leur vie à donner, et à demander pour donner. Quand, vers la fin de la Restauration, j’allais m’installer pour une ou deux semaines au mois de septembre, chez l’abbé Moisan, je le voyais abattu, découragé, malade. Il souffrait de se sentir inutile. Il ne reprenait un peu de vie qu’en me racontant ses batailles, comme il les appelait, ou en parlant des condamnés qu’il avait conduits à la mort. Il en parlait comme de ses enfants ; il n’y en avait pas un qu’il n’aimât et dont il ne fît l’éloge. La vieille Annah me disait qu’il retombait quand j’étais parti, et « qu’il n’avait pas assez à faire. »

Chose étrange, il sembla renaître après 1830. Tout changea aussi autour de lui ; il devint l’homme important, ou plutôt l’idole de la ville. Je ne fus pas longtemps à savoir pourquoi. Il y eut, en Bretagne, après les glorieuses, un essai impuissant de chouannerie. Les prêtres, pour la plupart, s’y jetèrent à corps perdu. Ils commencèrent par refuser obstinément de chanter le Domine Salvum. Je me souviens que l’évêque, qui était un Lamothe-Broons, d’une vieille famille légitimiste, fut obligé d’aller le faire chanter devant lui à Saint-Paterne, sans quoi l’abbé Couëffic aurait résisté jusqu’à la fin. De cette première manifestation, ils passèrent à une autre, plus dangereuse : ils conseillèrent aux conscrits de ne pas partir. Un conseil donné à un paysan breton par son confesseur, est un ordre. Il y eut, aussitôt, depuis Auray jusqu’à Ploërmel, des bandes de réfractaires, dont quelques-unes tinrent la campagne contre les gardes nationaux et la troupe de ligne. Plusieurs nobles offrirent leurs châteaux pour lieu de rendez-vous. Le roi Charles X, réfugié à Holy-Rood, donna à un ancien commandant de cavalerie un brevet de lieutenant général, pareil à celui qu’avait eu autrefois M. de Puisaye. Le même mouvement se produisait vers la marche de Bretagne, notamment à Vitré, où les troubles prirent une certaine gravité. L’abbé Moisan se retrouva alors dans son élément. Il ne me fit pas de confidences ; j’étais trop jeune et trop peu initié ; mais je devinais à son air, à certains propos mystérieux, à l’affluence inaccoutumée des visiteurs au presbytère, au respect tout nouveau avec lequel on le saluait dans la rue, que le recteur était en guerre. Hélas ! le mouvement ne fut pas de longue durée, deux compagnies de gendarmerie mobile en vinrent à bout ; mais dans le court espace de dix-huit mois, il coûta la vie à plusieurs personnes. Quelques-unes périrent, en soldats, d’un coup de fusil. D’autres portèrent leur tête sur l’échafaud ; d’autres, plus misérables, allèrent mourir au bagne de Brest, car on affecta de les traiter en voleurs de grand chemin, non en accusés politiques. Je puis dire au sujet de cette agitation impuissante, qui n’aura pas d’historien, et à laquelle je n’attachais aucune de mes espérances, qu’elle fut l’agonie d’un grand sentiment.

Tout était irrévocablement fini quand je devins, en 1833, le commensal de l’abbé Moisan. Je venais d’achever mes études, que j’avais faites littéralement à mes frais, donnant matin et soir des leçons d’écriture et d’orthographe pour payer ma pension et mes mois de collége. L’abbé, qui avait de l’ambition pour ses amis, voulait me voir un jour professeur au collége de Vannes, et me pressait d’aller à Rennes pour passer l’examen de bachelier. Il prétendait qu’il paierait mes frais de route : Dieu sait où il aurait pris de l’argent pour cela. Je finis par y aller à pied, et par me faire recevoir à l’école normale. Mes camarades ne se sont jamais doutés que je me passais de dîner tous les jours de sortie ; mais je ne me plains pas d’avoir eu une enfance et une jeunesse un peu rudes, ni d’avoir passé mes premières années, moi libre penseur et républicain, parmi des catholiques et des carlistes. L’abbé Moisan, qui ne savait pas dire quatre paroles de suite, et qui n’avait jamais lu que son bréviaire et les ordres du jour de M. de la Houssaye, a exercé sur mon esprit une influence que je crois heureuse. Je me rappelle encore, tout lettré que je suis devenu, nos interminables discussions, dans lesquelles il était infailliblement battu, et après lesquelles je passais toutes mes nuits à discuter avec moi-même ses arguments, et à croire qu’il avait raison.