La Peine de mort (Simon)/Préface/III

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 33-48).
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III


La peine de mort était un de nos grands sujets de controverse ; car il avait renoncé de bonne grâce à ma conversion, et il me disait souvent avec un gros soupir, en me mettant ses mains sur les épaules : « Tu es perdu ! » Je ne me lassais pas de l’interroger sur les condamnés qu’il avait assistés à la mort, et surtout sur ceux que j’avais connus avant leur condamnation ; il y en avait plus d’un. Il avait une singulière maladie d’esprit : il les croyait tous innocents, et cela, du fond de son âme. Je crois bien qu’il n’excluait pas de cette absolution universelle ceux qui lui avaient avoué leur crime. Il trouvait quelque moyen de les transformer en martyrs ; ils étaient tout au moins victimes de leur éducation, ou des circonstances, ou de l’organisation sociale ; car l’abbé Moisan, qui tonnait tous les matins contre les saint-simoniens, après avoir lu la Gazette de France, était, sans s’en douter, un socialiste radical. Je parle ici, bien entendu, des condamnés pour crimes ordinaires ; quant aux condamnés politiques, il ne les croyait pas seulement innocents, il les tenait pour des héros ; et moi qui ne partage aucune de ses idées politiques, je ne suis pas éloigné de croire qu’il n’avait pas tort. On comprend qu’il était ennemi déclaré de la guillotine ; il l’était aussi du carcan, de la marque, des galères, et même des longues détentions. Il aurait maudit la prison cellulaire, si l’administration avait exercé dès ce temps-là son prétendu droit de tuer l’homme intellectuel et moral en laissant subsister l’homme physique. Il rêvait un système de détention courte, plus ou moins sévère suivant les cas, toujours dirigée vers un but de régénération morale, et après laquelle les condamnés les plus redoutables pourraient être transportés dans une colonie, où l’État les laisserait libres sous certaines conditions. Il ne refusait pas à la société le droit de tuer lorsqu’elle était dans le cas de légitime défense ; et par exemple, exception singulière chez un homme de parti qui avait encouru cent fois des condamnations capitales, il admettait sans difficulté la peine de mort pour les crimes politiques. Elle n’était alors, suivant lui, qu’un des incidents de la bataille. Mais ce qu’il contestait pour les crimes ordinaires, c’était le cas de légitime défense. Il pensait que, pour maintenir l’ordre et garantir la sécurité de tous, la Société n’avait pas besoin, ne pouvait jamais avoir besoin de verser le sang. À ses yeux, la peine de mort était barbare, parce qu’elle était inutile. Elle n’était pas seulement inutile. Il traitait d’ignorants et de sophistes ceux qui parlaient de l’exemple, et qui regardaient les exhibitions d’échafauds comme une salutaire leçon de morale. Il soutenait tout au contraire que la cruauté des peines engendre la férocité des mœurs. « Croyez-en mon expérience, disait-il en ces occasions ; le sang appelle le sang. Ceux qui assistent à une exécution avec de mauvais instincts n’en reviennent pas terrifiés, ils en reviennent démoralisés. » Son grand argument était l’incertitude des jugements humains ; il était intarissable sur cet article ; il entassait les exemples, quelques-uns d’une force accablante, et tous puisés dans ses souvenirs personnels. Ses récits étaient de longs procès faits aux juges. Il ne voyait en eux que des hommes de parti, qui avaient la guillotine pour argument. Il faut dire qu’il avait vu les cours prévôtales. Il disait, entre autres choses, que la justice politique rendait ses arrêts comme on obéit à une consigne ; mais fidèle à ses principes, il ajoutait qu’elle était instituée pour cela, qu’elle était dans son rôle en frappant les ennemis et même les suspects. « Que voulez-vous que fasse un juge, qui est lui-même une partie du gouvernement, qui lui doit sa place, qui lui demande de l’avancement, qui pense comme lui puisqu’il le sert, quand le gouvernement lui dit, en lui montrant un accusé politique : Je suis en danger, défends-moi. »

J’étais, sur ce dernier point, complétement d’accord avec M. Moisan. Ce n’est pas moi assurément qui aurais pensé à supprimer la peine de mort en matière politique, tout en la laissant subsister pour les crimes ordinaires. Quand je lisais l’histoire de la révolution, si j’étais indigné, comme tous les hommes de cœur, des exécutions par masses, sans jugement et sans culpabilité, il y avait des condamnations que je trouvais justes, et auxquelles je sentais bien que j’aurais souscrit. Je sais à présent pourquoi nous pensions ainsi, M. Moisan et moi, sur la justice politique. Il avait vécu sous la terreur rouge, l’empire et la terreur blanche ; moi-même j’étais entouré de gens qui avaient perdu leurs amis sur l’échafaud, ou qui avaient été condamnés et avaient échappé à la mort par miracle. Toute répression sanglante engendre des représailles ; il est contre nature d’en attendre la paix. L’échafaud politique ne fait pas seulement des assassins comme l’autre échafaud : il fait des juges politiques.

Je voudrais dire au moins que je partageais les idées de l’ancien aumônier des prisons en matière de crimes communs ; mais né en 1815, entre la terreur maudite et la terreur bénite, j’étais trop près des âges de sang. On ne parlait autour de moi que de répondre à la mort par la mort. J’étais d’ailleurs retenu par la fameuse phrase dans laquelle M. Alphonse Karr, qui a été depuis un de mes amis, a résumé tous les arguments par lesquels la peine de mort peut être défendue : « que messieurs les assassins commencent. » Nous répétions de part et d’autre les mêmes discours, avec la même passion et le même succès, dans nos promenades à Sainte-Anne et à Quiberon et dans nos excursions à Vannes ou à la pointe de Saint-Gildas. Quand l’abbé ne savait plus que dire, il me fermait la bouche avec le procès des frères Nayl, dont vous allez lire le récit tout à l’heure ; ce souvenir encore tout récent nous troublait l’un et l’autre, et nous laissions filer notre canot le long des rochers de la côte, en gardant le silence, et en pensant aux terribles événements que nous venions de traverser. C’est au retour d’une de ces courses qu’il me demanda d’écrire l’histoire de nos trois amis. Je l’écrivis tout d’un trait le lendemain matin, non pour prouver, comme on peut le voir par ce qui précède, mais pour raconter et pour fixer nos communs souvenirs.

Le pauvre abbé Moisan me fit promettre de la publier un jour, « si jamais tu deviens auteur, » ajoutait-il. La voici. Elle a dormi tout un quart de siècle sous mes livres de ce temps-là, avec les manuscrits que j’accumulais alors en véritable échappé de collége. Quand j’ai relu, au bout de vingt ans, ces récits très-naïfs mais très-véridiques, avec un sentiment qui doit ressembler à celui d’une femme arrivée au seuil de la vieillesse et qui retrouve inopinément au fond d’un tiroir une fleur desséchée, une parure flétrie, je n’ai pu résister au désir d’en publier un ou deux, en me cachant avec soin sous un nom que prenaient tour à tour tous ceux qui ne voulaient pas être reconnus. Je laisse paraître aujourd’hui, en le signant, celui que j’ai appelé la Peine de mort, parce qu’un récit vaut quelquefois autant qu’une raison.

Je ne puis terminer cette préface sans dire que mes idées sur le point principal ont été entièrement modifiées par l’étude. Je pense à présent que la peine de mort et toutes les peines perpétuelles peuvent et par conséquent doivent être retranchées de nos codes ; en un mot, je refuse à l’homme, soit en matière politique, soit en matière ordinaire, le droit d’infliger à l’homme ou une souffrance ou une flétrissure irrévocables. Je n’admets ni l’infaillibilité dans le juge, ni l’éternité de la perversité dans le coupable. J’ai été quelque temps mêlé, après la fondation de la république, à l’administration de la justice criminelle ; j’ai visité un grand nombre de prisons dans toute l’Europe, depuis Mazas jusqu’à Millbanks ; je suis allé à Portland, pour me rendre compte de la manière dont les Anglais remplaceront la peine de mort quand ils y auront renoncé. Ce que j’ai surtout rapporté de ces longues études, c’est la peur de l’irréparable. Il y a une maison, en Bretagne, qui m’aurait suffi, sans aller si loin, si je ne m’étais pas obstiné à lutter contre moi-même dans mon désir de ne pas remplacer la raison par le sentiment. Ce n’est plus aujourd’hui pour moi une question d’humanité. En demandant qu’on laisse toujours à la société le moyen de réparer une erreur, si je pense beaucoup à la victime, je pense encore plus à la société elle-même ; et j’ai moins peur du tort qu’une erreur judiciaire fait à un homme, que de celui qu’elle fait à la justice.

Je ne suis plus aussi farouche que nous l’étions, l’abbé Moisan et moi en 1833, et je ne sais pas, quoiqu’il fût tout d’une pièce et Breton jusque dans les moëlles, s’il commettrait encore l’effroyable contre-sens de laisser subsister la peine de mort pour les vaincus en la supprimant pour les assassins. Pour moi, je suis converti sur les deux points. J’ai vu à Nüremberg un musée de sabres à décapiter, de couperets, de machines à faire sauter la main ou le pouce, à essoreiller, à aveugler. La mort ne s’y montre pas seulement atroce ; elle y est, dans certains supplices, par un raffinement du génie des tortureurs, ridicule. C’est là, pour le dire en passant, qu’a été inventée, longtemps avant la révolution française, notre sinistre guillotine, avec ses poteaux à rainures, ses ceps pour enfermer le cou, son couteau lâché par un ressort et opérant la décapitation par le seul poids de sa masse, sans intervention de la main de l’homme. Je voudrais que de tous les coins de la terre civilisée, on y portât les dernières guillotines, les derniers garrots, les dernières potences ; et je crois fermement que, dès le lendemain, la race de MM. les assassins, comme dit Alphonse Karr, irait en s’éteignant. La politique y gagnerait comme la morale. Les guerres civiles n’en seraient peut-être pas moins fréquentes, mais à coup sûr elles deviendraient moins atroces.

Ce que j’ai retenu, sur ce dernier point, des opinions de M. Moisan, c’est un désir ardent de voir la justice politique, puisque c’est le nom qu’il faut lui donner, entièrement séparée de la justice ordinaire. Ni les mêmes juges, ni les mêmes lieux de détention. Assurément je suis convaincu qu’il y a en politique une cause juste et des partis haïssables ; mais dans tout jugement politique, c’est le vainqueur qui décide, à titre de vainqueur, soit qu’il représente la justice ou la violation de la justice. Quand la chance tourne, l’accusé change de place avec le juge. Le même code se trouve bon. Il est donc vrai que la justice politique est une bataille, et la justice ordinaire une doctrine. Là, une question de victoire et de défaite ; ici, une question de bien et de mal. La preuve qu’une condamnation politique ne fait de tort qu’à la victime et n’en fait pas à la morale, c’est qu’en dépit de la violence des partis, la proscription n’a jamais déshonoré personne.

Je visitais un jour en compagnie de quelques amis la maison de force de Gand. Je crois que c’était en 1853. Le directeur me demanda, au moment où je me retirais, combien de temps j’avais été moi-même prisonnier. Je fus obligé de répondre que je n’avais pas été prisonnier du tout. Je me rappelle que je fus un peu humilié d’avoir à faire cette réponse, et qu’elle ne me fit pas grand honneur dans l’esprit de ceux qui m’entouraient ; — de ceux surtout qui, n’étant pas mes amis personnels, ne connaissaient pas les événements de mon humble vie. Il faut toujours que la justice humaine puisse rendre sa proie. Qu’elle rende le coupable guéri, quand c’est un coupable ; qu’elle rende le vaincu vivant, quand ce n’est qu’un vaincu. Mais surtout, si elle s’est trompée, qu’elle puisse rendre sa victime.