La Pensée (O. C. Élisa Mercœur)

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Œuvres complètes d’Élisa Mercœur, Texte établi par Adélaïde AumandMadame Veuve Mercœur (p. 89-94).


LA PENSÉE.

 
Sublime, et s’élevant de mystère en mystère,
La pensée est aux cieux, quand l’homme est sur la terre.
Élisa Mercœur.
 
L’harmonie est sa voix, la nature est son âme.
Le Brun.
 

Amante des Regrets, sœur de la Rêverie,
Viens, j’ai besoin de pleurs ; cette lyre adoucie
Mollement redira des chants dictées par toi.
Tendre Mélancolie, ah ! viens, et conduis-moi
Près de l’onde mobile, au timide murmure,
Quand le printemps lui prête un voile de verdure,
Et que son flot, bruni de l’ombrage des fleurs,
Se parfume en fuyant de leurs fraîches odeurs.
Cherchant la volupté qui naît au sein des larmes,
Ici l’homme pensif rêve et trouve des charmes.
Le poète, qui cède à son émotion,

Délicieusement guide un brûlant crayon ;
Là, sa lyre prélude à sa noble harmonie,
Là, des illusions s’éveille la magie :
Sa vie est suspendue, et dans le sein des bois
L’Enthousiasme parle. Attentive à sa voix,
Sublime, et s’élevant de mystère en mystère,
La pensée est aux cieux, quand l’homme est sur la terre.
Bien loin de mes regards tous ces riants tableaux !
Que de moins doux objets s’offrent à mes pinceaux !
J’aime, lorsque la nuit du jour redit l’absence,
Tour à tour écouter le bruit et le silence.
Un nuage a caché le bleu pâle des cieux :
Appelant le sommeil à sons lents et pieux,
La cloche qui se plaint au lointain presbytère
Jette la dixième heure à l’écho solitaire.
Viens, Méditation, viens donc, voici l’instant ;
Mon âme te désire, et t’appelle, et t’attend.

La nocturne rosée apportant la froidure,
A des rameaux en fleurs rafraîchi la verdure.
Le nuage s’éloigne, un paisible rayon
Brille timidement en glissant au vallon.
Le saule qui s’incline et fait trembler son ombre.
Sur le gazon mouillé, tour à tour clair et sombre,
Agité faiblement, et s’émeut, et gémit,
Et l’inspiration descend à ce doux bruit.
Ah ! puissent tous les sons de l’hymne qui commence
Monter vers le séjour où s’enfuit l’espérance.

À la voix de son Dieu, sortant d’un long sommeil,
Pour la première fois la terre à son réveil,
À la fin s’échappant du sein des nuits profondes,
Dans la route des cieux voyait briller les mondes.
Mais de l’homme au matin de la Création,
Le cœur ne s’entr’ouvrant à nulle émotion,
Froid et sans battement ne sentait point la flamme
De ce rayon sacré, ce pur soleil de l’âme,
De la pensée enfin. Calme comme la mort,
L’homme déjà créé n’existait pas encor.
Contemplant sans aimer la céleste harmonie,
Vainement à ses yeux tout riait à la vie.
La tige en vain penchait sous le doux poids des fleurs,
Tout était sans parfum, sans éclat, sans couleurs.
Mais celui qui, régnant dans la haute patrie,
Environné des jets de sa gloire infinie,
Les embrasant du feu de ses puissans regards,
De l’ombre fit jaillir tous les mondes épars.
Dieu voulut achever son imparfaite image ;
Il voulut à son âme enseigner ce langage
Que l’ange peut entendre, et qu’aux divins concerts
Le séraphin soupire en chantant l’univers.
Sa main, pour enflammer cette argile mortelle,
D’un céleste flambeau détache une étincelle :
L’étincelle s’échappe et vient brûler son cœur.
Quel effet naît soudain de ce feu créateur !
La nuit est dissipée, il n’est plus de distance
Qui l’éloigné de Dieu : l’homme s’éveille !… Il pense !…

Penser fut admirer : combien avec transport,
Brillante des baisers de l’astre aux reflets d’or,
Il contemple, charmé, la terre épanouie,
Qui semble éclore enfin au souffle de la vie.
Il marche : à chaque pas de sublimes beautés
Réclament ses regards doucement enchantés.
À sa pensée, alors, et hardie et profonde,
Tout vient de révéler qu’il est le roi du monde.
Les exilant aux pieds d’un roi plus grand encor,
L’aile de la prière, en son magique essor
De sa voix répétant les divines louanges,
Unit les chants nouveaux à l’hymne saint des anges.
Heureux dont la pensée, ainsi qu’aux plus beaux jours,
Est au temps des malheurs pure et libre toujours.
Mais lorsque le remords, comme un voile funeste,
S’étend sur la clarté de ce flambeau céleste,
Malheureux qui, plongé dans un calme trompeur,
Croit imposer silence aux reproches du cœur.
Semblable aux traits brûlans que recouvre un nuage,
Dans le fond de son âme il enferme l’orage.
Il semble encor presser la coupe des plaisirs,
Mais sa pensée est là ; de cruels souvenirs
Veillent pour l’y poursuivre ; et l’accablant sans cesse,
Dans son sein est la mort, sur sa bouche est l’ivresse.

En s’éveillant jadis, quand mon vague désir
Sous des roses cachait un riant avenir,
Crédule et me berçant de songes d’espérance,

Un moment du bonheur je respirai l’essence ;
Sur sa perte bientôt une larme coula,
L’infidèle bonheur loin de moi s’exila ;
Mais il fuyait en vain, je le rêvais encore.
Tel, lorsque nuançant la toile qu’il colore.
En fixant les doux traits que l’amour a connus,
Le pinceau fait revivre un objet qui n’est plus ;
Telle, pour rappeler sa légère présence,
Ma pensée en parlait : il n’était plus d’absence,
Quand le pressentiment vint me faire pâlir ;
Je n’osai plus rêver, et j’appris à souffrir.
À l’heure où le jour cède à l’ombre qui s’incline,
Lorsque je descendais la penchante colline,
Ma main, pour écarter comme un poids de douleur.
Involontairement se posait sur mon cœur.
Il me semblait entendre une voix inconnue
Murmurer quelques sons ; je m’arrêtais émue ;
Et ce n’était, hélas ! que le passager bruit
De la feuille qui tombe ou du vent qui gémit.
Je m’asseyais alors, et j’écoutais, pensive,
Le triste et doux soupir de la brise plaintive.
Mais pourquoi donc ainsi m’arrêté-je souvent ?
Pourquoi, tout effrayée, écouté-je en tremblant ?
Eh bien ! c’est qu’une vague et funeste pensée
Passe, accablant fardeau, sur mon âme affaissée ;
Et qu’attristant mon cœur, la voix de l’avenir
De la fuite des jours tout bas vient m’avertir.
O lyre ! en exhalant l’adieu de l’harmonie,

Si tu peux résonner sous l’aile du génie,
Souriant au trépas, sans éprouver d’effroi,
Je dirai, quand sa main viendra peser sur moi :
« La mort versant l’oubli dès peines qu’elle achève,
« Est le dernier repos !… C’est un sommeil sans rêve. »


(Janvier 1827.)