La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/17

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 213-224).
CHAPITRE XVII


quelque chose à faire


Quelque graves qu’eussent été les débuts de sa maladie, Rose fut bientôt hors de danger, au grand étonnement de tante Myra, qui persistait à lui trouver un poumon attaqué. Le docteur Alec la comblait de soins et de gâteries, il ne la quittait pas d’un instant, et Rose jouissait pleinement de tous les avantages de la convalescence. Chacun était à ses ordres ; on l’entourait, on la câlinait et on la servait comme une petite princesse, et, dès qu’elle ne souffrit plus, elle se trouva parfaitement heureuse.

Elle n’avait pas encore la permission de sortir de la maison, quand le docteur, appelé en toute hâte auprès d’un vieil ami malade, dut abandonner sa pupille pour quelques jours. Il n’était pas parti depuis deux heures qu’elle n’y pouvait déjà plus tenir.

« Que pourrais-je bien faire pour m’amuser ? se demanda-t-elle, lasse de regarder la neige qui tourbillonnait devant la fenêtre en épais flocons. Mes tantes font leur sieste, tout est si calme ici qu’on entendrait voler une mouche. J’ai tant lu aujourd’hui que j’en suis fatiguée. Qu’est-ce que je pourrais faire ?... Ah ! j’y suis !... Je vais aller à la recherche de Phœbé. Elle est toujours de bonne humeur, elle ! Si elle a fini son ouvrage et si Debby n’est pas là pour nous ennuyer, nous ferons des bonbons au caramel. Ce sera pour mes cousins. On dit que les petites filles sont gourmandes, on se trompe joliment, les garçons le sont cent fois plus !… »

Avant d’entrer à la cuisine, Rose prit la précaution de regarder par la porte entr’ouverte si sa vieille ennemie Debby ne s’y trouvait point. Non, il n’y avait rien à craindre de ce côté. Phœbé était seule. Assise devant la grande table de bois blanc et la tête appuyée sur ses deux bras, elle dormait... Mais non, elle ne dormait pas : tout à coup elle releva la tête et du revers de sa main essuya les larmes qui ruisselaient le long de ses joues ; puis, serrant les lèvres avec une expression de défi, elle prit un porte-plume à moitié cassé, le trempa dans de l’encre bourbeuse, et, regardant alternativement ses doigts inhabiles et un petit cahier posé à côté d’elle, elle se mit à écrire sur du vieux papier brun avec une plume qui « crachait. »

Rose suivit tout ce manège avec tant d’intérêt qu’elle en oublia les caramels.

« Il faut que je sache ce qu’a cette pauvre Phœbé, se dit-elle. Pourquoi pleure-t-elle ? Et que fait-elle maintenant ? Est-ce qu’elle a la prétention d’écrire sur du gros papier comme cela ! »

Brusquement la petite fille poussa la porte.

« Phœbé, dit-elle en entrant, je m’ennuie toute seule. Pourrais-je vous aider à quoi que ce soit ?... Mais je vous dérange peut-être !…

— Me déranger ! s’écria Phœbé ; oh ! non mademoiselle, vous ne me dérangez jamais !... »

Mais, à l’approche de Rose, elle avait ouvert précipitamment un tiroir et fait le geste d’y jeter les objets qui étaient sur la table.

« Que faisiez-vous ? lui demanda Rose.

— J’essayais d’apprendre à écrire, répondit Phœbé comme à regret, mais je n’arrive à rien de bien. Je suis sans doute trop bête ! »

Pauvre Phœbé ! sans professeur et sans aide ni conseils. ce n’était pas étonnant qu’elle eût de la peine à s’instruire ! Et quels instruments de travail ! Elle avait pour livre de lecture un almanach déchiré ; pour cahier, du papier d’emballage soigneusement repassé afin d’en effacer les plis, et, pour modèle d’écriture, un vieux livre de comptes de tante Prudence. Enfin, elle faisait des additions et des soustractions sur un morceau d’ardoise tombé du toit, avec un bout de crayon cassé, et les effaçait avec un fragment d’épongé grossière. Avec de si mauvais outils, qu’il lui avait fallu de patience et de persévérance pour arriver à savoir le peu qu’elle savait !

« Vous allez vous moquer de moi, mademoiselle, commença-t-elle humblement.

— Je pleurerais plutôt de bon cœur tant j’ai de regret d’avoir été si égoïste, s’écria Rose. Moi qui ai des tas de livres et de cahiers, j’aurais bien dû penser à vous en donner ! Mais aussi pourquoi n’êtes-vous pas venue m’en demander ? C’est très mal à vous, Phœbé, et, si vous recommenciez jamais, je ne vous le pardonnerais pas.

— Vous faites déjà tant pour moi, chère mademoiselle, reprit Phœbé avec un élan de gratitude sincère. Comment pouvais-je vous demander encore.

— Quelle petite orgueilleuse ! interrompit Rose. Vous savez bien que c’est cent fois meilleur de donner que de recevoir ! Pourquoi me priver volontairement d’un si grand plaisir ?… Phœbé, j’ai une idée : si vous dites non, je me fâcherai tout rouge. Voici ce que c’est : je m’ennuie, je ne sais que faire pour m’occuper. Voulez-vous que je vous apprenne tout ce que je sais ? Ce ne sera pas bien long, allez, ajouta-t-elle en riant. »

Phœbé rougit de bonheur et pâlit presque aussitôt.

« Je n’aurai jamais le temps, dit-elle tristement. Et puis, M. Alec vous a défendu de travailler. Si vous vous fatiguez avec moi, qu’est-ce qu’il dira quand il reviendra ?

— Cela ne me fatiguera pas, dit Rose d’un ton péremptoire. Mon oncle m’a défendu d’étudier pour mon propre compte, mais non pas de faire étudier les autres. Et quant à votre ouvrage, ne vous en inquiétez pas, je vous aiderai à le faire, s’il le faut. Allons, venez dans ma chambre ; c’est là que nous ferons la classe. Vous verrez comme nous nous amuserons !

— Ah ! que vous êtes bonne ! murmura Phœbé, tandis que Rose s’élançait la première dans l’escalier.

— Je vous avertis que je serai très sévère, dit Rose en arrivant dans sa chambre. Asseyez-vous là, mademoiselle Phœbé, et ne dites rien jusqu’à ce que je sois prête à vous interroger. »

Ce rôle de maîtresse d’école était extrêmement amusant. Rose posa sur une petite table des livres, une ardoise accompagnée d’une éponge neuve, un joli encrier avec une demi-douzaine de porte-plumes, un cahier relié et un globe ; elle tailla des crayons avec plus d’énergie que de savoir-faire, et termina ses préparatifs en exécutant une grande cabriole en signe de satisfaction. Phœbé éclata de rire.

« On ne rit pas, mademoiselle, dit le professeur, qui s’installait gravement dans un grand fauteuil. Lisez-moi une page de ce livre. »

L’élève lut de son mieux quelques alinéas, et, sauf deux ou trois mots écorchés, elle ne se tira pas trop mal de son épreuve.

« Assez ! fit Rose. Passons maintenant à la géographie et à la grammaire. »

Hélas ! les notions que possédait Phœbé en fait de géographie étaient plus que vagues, et, quant aux règles de la grammaire, elle n’en savait pas le premier mot.

« Nous vous apprendrons tout cela, dit Rose sans se décourager. À l’arithmétique, à présent ! »

Cette fois, Rose découvrit, à sa grande stupéfaction, que Phœbé faisait très bien, sans se tromper, des additions et des soustractions et même des multiplications. À force d’étudier les livres du boucher et du boulanger, elle calculait au moins aussi bien que sa maîtresse. Les éloges très sentis que lui adressa Rose lui donnèrent un nouveau courage pour l’examen suivant, quoique l’écriture fut son côté faible ; mais, la bonne volonté de L’élève égalant la patience du professeur, l’on ne pouvait manquer d’arriver tôt ou tard à un bon résultat.

Les deux petites filles se laissaient tellement absorber par leur occupation qu’elles n’entendirent pas arriver tante Prudence.

« Que faites-vous donc, mes enfants ? leur demanda celle-ci en s’approchant.

— Nous jouons à la maîtresse d’école, répondit Rose toute souriante. Nous nous amusons beaucoup.

— Oh ! madame, dit Phœbé, j’aurais peut-être dû vous en demander d’abord la permission, mais j’étais si heureuse de la proposition de miss Rose que je n’ai pensé à rien d’autre.

— Il n’y a pas de mal, répondit la vieille dame avec bonté ; je suis charmée de trouver en vous tant de goût pour l’étude, et encore plus de voir que Rose ait eu la pensée de vous faciliter votre travail. Que de fois dans mon enfance j’ai vu ma chère mère faire de même pour ses domestiques ! Apprenez avec Rose le plus que vous pourrez, Phœbé, je vous le permets, pourvu, bien entendu, que cela ne vous amène pas à négliger vos autres devoirs. »

Phœbé tressaillit et regarda l’heure.

« Qu’il est tard ! s’écria-t-elle, Debby doit avoir besoin de moi. Puis-je descendre l’aider, mademoiselle Rose ? Je

reviendrai ranger tout cela quand j’aurai une minute à moi.

— La classe est terminée pour aujourd’hui, fit la jeune maîtresse d’école de son ton le plus imposant.

— Mademoiselle, dit Phœbé, du fond du cœur je vous remercie beaucoup, beaucoup ! »

Les leçons continuèrent ainsi pendant une huitaine de jours. Phœbé avait une mémoire excellente, une intelligence remarquable et un vif désir d’apprendre « quelque chose ; » elle croyait sincèrement que Rose savait tout, et celle-ci, se piquant au jeu, résolut de mériter la haute opinion qu’on avait d’elle. Les jeunes gens se moquèrent en vain du « grand pensionnat de miss Rose, » rien ne pouvait refroidir le zèle des deux petites filles, et, au bout du compte, les sept cousins convinrent que cela avait du bon, que Rose était « un bijou, » et Phœbé si gentille et si intelligente, que ce serait « trop mal » de ne pas l’aider à acquérir l’instruction qu’elle désirait si ardemment. Si bien qu’un beau jour, ils leur offrirent à toutes deux de leur donner gratis des leçons de grec et de latin. Il est inutile d’ajouter que leur offre cordiale fut repoussée à l’unanimité.

Cependant Rose n’était pas sans inquiétude sur ce que dirait l’oncle Alec à son retour. Elle ne voulut pas lui écrire ce qui se passait et résolut de préparer un speech bien éloquent pour le convaincre quand il serait arrivé. C’eût été peine perdue, le docteur revint à l’improviste et dérangea toutes ses combinaisons.

Une belle après-midi, tandis que Rose, assise par terre au pied de la bibliothèque, feuilletait un énorme in-fulio, un monsieur à la barbe brune arriva derrière elle à pas de loup, et, lui prenant la tête à deux mains, l’embrassa tendrement en lui disant :

« Que cherche donc ma fillette chérie dans cette encyclopédie couverte de poussière, au lieu de venir à la rencontre de son vieil oncle ? »

L’encyclopédie roula sur le parquet, et Rose se jeta dans les bras du docteur Alec avec toute la confiance d’une enfant qui se sent aimée.

« Oh ! que je suis contente ! s’écria-t-elle et que je suis fâchée aussi !… Vous eussiez dû m’avertir, je serais allée vous chercher à la gare !… Mais que je suis donc heureuse de vous revoir ! Vous ne pouvez pas vous imaginer combien je vous regrettais !... »

L’oncle Alec s’assit et prit sa pupille sur ses genoux.

« Je constate avec plaisir que vous allez bien, lui dit-il en voyant ses joues roses et ses mains potelées.

— Oh ! avec un médecin comme vous je n’étais pas inquiète, s’écria-t-elle, je savais bien que vous ne me laisseriez pas mourir. Mais vous, mon oncle, n’êtes-vous pas bien fatigué de votre long voyage ? Et êtes-vous content, content de retrouver votre tourment ?

— Oui, oui ! répondit le docteur ; mais, à votre tour, racontez-moi ce que vous êtes devenue pendant mon absence. Tante Prudence m’a annoncé que vous deviez me consulter sur une grande entreprise que vous aviez eu l’extrême audace de commencer sans moi.

— Elle ne vous a pas dit ce que c’était, au moins ?

— Non ; elle n’a fait que piquer ma curiosité ; ainsi, ne me faites pas languir plus longtemps. »

Rose raconta donc toute sa petite histoire, en appuyant sur la soif d’instruction que possédait Phœbé et la délicatesse que la pauvre enfant avait mise à ne demander d’aide à personne.

« Cela m’amuse beaucoup de lui donner des leçons, ajouta-t-elle, et cela m’est très utile aussi, je vous assure, car, pour répondre à ses questions, il faut en savoir plus que je n’en sais, et je suis bien obligée de l’apprendre si je ne veux pas être prise au dépourvu. Ainsi elle a vu dans son livre le mot coton, et elle m’a fait tant de demandes que j’ai découvert, à ma grande honte, que je ne savais presque rien sur ce sujet ; c’est pourquoi vous m’avez trouvée faisant des recherches dans les dictionnaires. Demain, je lui répéterai tout ce que j’aurai appris là-dessus, ainsi que sur l’indigo. C’est bien plus agréable que de travailler seule !

— Oh ! la petite rusée, fit le docteur. Et mes défenses, qu’en faites-vous ?

— Mais ce n’est pas travailler, cela, c’est jouer ! D’ailleurs, vous vous souvenez que j’ai adopté Phœbé. J’ai des devoirs à remplir envers elle. »

La cause de Phœbé était déjà gagnée. Le bon docteur se reprochait même intérieurement d’avoir omis de s’occuper plus tôt de la petite enfant trouvée.

« Vous avez eu raison de commencer votre œuvre sans m’attendre, dit-il. Je vous donne toute mon approbation ; vous êtes assez remise maintenant pour pouvoir étudier avec modération. Ceci sera une bonne manière de vous y remettre sans fatigue.

— Ah ! tant mieux, s’écria Rose en battant des mains. Je suis sûre que les parents de Phœbé la réclameront un jour ou l’autre, et qu’elle se trouvera être une jeune fille de grande naissance, comme dans les romans. Il faut qu’elle reçoive une bonne éducation, afin d’être alors à la hauteur de sa position. »

M. Campbell se mit à rire :

« Des faits pareils se produisent bien rarement dans la vie réelle, dit-il ; ne soyez pas si romanesque, ma petite Rose. Il est fort probable, pour ne pas dire certain, que Phœbé ne retrouvera jamais ses parents. Cependant tout est possible, et cette petite Phœbé est au moral et au physique un être si bien doué, qu’il ne serait pas étonnant qu’elle eût dû le jour à des gens sortant de l’ordinaire. »

L’oncle Alec, dans cette dernière réflexion, s’était plutôt parlé à lui-même qu’il n’avait parlé à Rose.

Se levant après un instant de silence :

« J’en aurai le cœur net, se dit-il ; j’ai eu tort de n’y pas songer plus tôt. Il faudra que je m’informe des circonstances dans lesquelles la pauvre Phœbé a été recueillie sous le porche de cette église. »

Puis il ajouta tout haut :

« En tout cas ce serait grand dommage de ne pas développer ses talents musicaux et autres, et, comme elle a en nous de vrais amis, je suis résolu de lui faire donner une éducation qui lui permettra de se tirer d’affaire plus tard, tout en n’étant déplacée nulle part, quel que soit l’avenir que le sort lui réserve.

— Quel bonheur ! répondit Rose ; mais si elle va à l’école, qui est-ce qui fera son ouvrage ? Et Debby qui se plaint toujours tant !… Comment faire ?

— Écoutez-moi, ma chérie, vous allez voir que tout s’arrangera, poursuivit le docteur. Debby est devenue si âgée et d’un caractère si peu commode, que vos tantes se proposent de lui constituer une pension viagère, grâce à laquelle elle finira ses jours en paix avec ses enfants. Tout est déjà convenu avec ceux-ci, et vos tantes vont se mettre en quête d’une femme de chambre et d’une cuisinière pour remplacer Debby et Phœbé.

— Oh ! s’écria Rose, qu’est-ce que je deviendrai sans Phœbé ! Ne pourrait-elle pas rester avec nous ? Je payerai, s’il le faut, sa nourriture avec l’argent de mes menus plaisirs.

— Tranquillisez-vous, mignonne, répondit M. Alec, Phœbé ne nous quittera pas. Afin de mettre sa fierté plus à l’aise, nous lui demanderons d’être votre petite femme de chambre, ce dont elle peut facilement s’acquitter dans l’intervalle des heures de classe. Je la connais : elle n’accepterait pas une faveur qu’elle ne pût reconnaître d’une manière ou d’une autre, et je la vois d’ici frisant et défrisant vos boucles blondes dix fois par jour, sans jamais trouver qu’elle fait assez pour votre service... Que dit ma petite Rose de Mai des projets de son vieil oncle ?

— Tous vos projets sont excellents, s’écria Rose, et ils réussissent toujours à merveille. Je ne comprends pas comment font les petites filles qui n’ont pas d’oncle Alec pour les aimer et les rendre heureuses !... Je cours annoncer cette bonne nouvelle à Phœbé. Quels cris de joie elle va pousser !… »

Mais, contre l’attente de Rose, Phœbé resta d’abord muette de bonheur. Enfin, elle parla :

« Je suis si profondément heureuse, dit-elle, que je ne puis pas trouver de mots assez grands et assez beaux pour vous remercier. »

Mais sa reconnaissance n’avait pas besoin de paroles pour s’exprimer ; elle se lisait dans ses regards et dans les moindres de ses actes, et, tout le jour, son cœur trop plein s’épancha en chants joyeux qui étaient autant d’actions de grâces envers ses bienfaiteurs.