La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/18

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 225-238).
CHAPITRE XVIII


le trait d’union


Stève était venu au manoir, un matin, pour faire à tante Prudence une commission de la part de sa mère ; il se mirait complaisamment dans une glace en attendant la réponse, quand Rose lui demanda sans préambule :

« Voulez-vous me promettre de répondre catégoriquement à la question que je vais vous faire ?

— Cela dépend de la question, dit Stève. J’écoute.

— Voici : est-ce qu’Archie et Charlie n’ont pas eu ensemble une querelle ?

— Quand ce serait, cela n’aurait rien d’étonnant ! Entre jeunes gens on ne peut pas être toujours d’accord.

— Parlez franchement, Stève : je suis sûre qu’ils sont brouillés. Est-ce vrai ?

— Cela ne me regarde pas, » dit-il assez gêné.

Rose insista.

« Dites-moi la vérité, je vous en prie.

— Ce n’est pas mon habitude de rapporter.

— C’est votre devoir de me dire la vérité, interrompit Rose, et moi j’ai le droit de l’exiger, car je suis presque votre sœur à tous, et j’ai charge de vous. »

Stève haussa légèrement les épaules ; puis, entrevoyant le moyen de satisfaire le caprice de Rose à son profit, il ajouta en hésitant légèrement :

« Que me donnerez-vous en échange ?

— Que désirez-vous ? riposta Rose très étonnée.

— Je me trouve à court d’argent en ce moment. — Je ne sais à qui en emprunter, car Mac n’a plus un sou à lui depuis qu’il s’est mis en tête de faire des expériences de chimie qui n’aboutiront qu’à lui casser bras et jambes un de ces quatre matins… Heureusement que vous et l’oncle Alec serez là pour le guérir quand cela arrivera ! ajouta Stève avec un rire forcé.

— Je vous prêterai tout ce que vous voudrez, répondit Rose.

— Donnant, donnant ! Somme toute, il vaut peut-être autant que vous sachiez ce qui se passe ; mais gardez-moi le secret. Ils m’arrangeraient bien s’ils savaient que je les ai trahis ! Voici la chose : Charlie s’est lié depuis peu avec des jeunes gens qui déplaisent à Archie ; notre chef, ayant rompu toute relation avec eux, voulait forcer Charlie à faire de même. Naturellement Charlie s’y est refusé. Depuis lors, ils ne se parlent pour ainsi dire plus du tout.

— Qu’est-ce que c’est que ces jeunes gens ? demanda Rose. Est-ce qu’ils sont mal considérés dans la ville ?

— Pas précisément. Ils sont très gais, pas très travailleurs, et... comment dirai-je ?... un peu écervelés, un peu échevelés, un peu fous ! Ils sont plus âgés que mes cousins, mais cela ne les empêche pas d’apprécier beaucoup Charlie. Notre prince Charmant est si spirituel, si agréable en société, si amusant et si habile à tous les jeux !... Croiriez-vous que l’autre jour il a battu Morse au billard ? et Morse se croit de première force !... J’étais là ; j’ai suivi le match d’un bout à l’autre. J’étais joliment content !… »

Stève s’excitait malgré lui ; il était grand admirateur des prouesses de Charlie et s’appliquait déjà à les imiter. Rose, trop jeune pour bien comprendre le danger des goûts et des aptitudes de son cousin, n’en sentait pas moins instinctivement que, si le sage Archie blâmait ces plaisirs et refusait d’y prendre part, c’est qu’ils étaient malsains, nuisibles.

« Si Charlie préfère le billard à la société de notre cher Archie, dit-elle en secouant la tête, je ne lui en fais pas mon compliment.

— Mon Dieu, dit Stève, j’imagine qu’au fond Archie a raison ; mais, en mon âme et conscience, je ne trouve pas que Charlie fasse grand mal avec Morse et ses compagnons. »

Rose soupira sans répondre.

« Tout s’arrangera entre eux, continua Stève, mais vous savez que nos aînés ont autant d’orgueil l’un que l’autre ; aucun d’eux ne veut avouer qu’il a tort.

— Que pourrais-je faire pour les rapprocher ? dit la petite fille ; Archie est si bon et si sensé que, une fois raccommodé avec Charlie, il saura bien le maintenir dans la bonne voie.

— Oui, mais voilà le hic : Charlie ne supporte pas la moindre réprimande. L’autre jour, furieux des reproches d’Archie, il l’a appelé « poule mouillée » et « vieux prédicateur. » Archie s’est fâché aussi et lui a dit que cette manière d’agir n’était pas celle d’un gentleman. J’ai vu le moment où ils se prenaient aux cheveux. Ma parole ! cela aurait autant valu que de se tourner le dos comme ils le font maintenant ! Quand nous nous querellons, nous deux mon frère, nous échangeons quelques taloches, et c’est fini. Il est vrai que Mac a un tout autre caractère.

— Quels singuliers êtres que les garçons ! » s’écria Rose.

Stève prit cette exclamation pour un compliment :

« Oui, dit-il en se rengorgeant, nous sommes une assez jolie invention, et vous autres femmes vous seriez bien malheureuses sans nous !… Et cet argent que vous devez me prêter, ajouta-t-il après un changement d’allure on ne peut plus comique, cela vous dérangerait-il de me le donner aujourd’hui ?

— Combien vous faut-il ?

— Vingt-cinq francs. J’ai une petite dette d’honneur très pressante.

— Est-ce que toutes les dettes ne sont pas des dettes d’honneur ? demanda naïvement Rose.

— Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, mademoiselle, répliqua Stève assez embarrassé de résoudre cette question.

— Oh ! s’écria Rose, vous ne devriez pas jouer de l’argent, ce n’est pas bien. Oncle Mac serait mécontent s’il l’apprenait. Promettez-moi de ne plus jouer. »

Stève resta hésitant.

« Promettez-le-moi. Je vous en prie ! répéta-t-elle avec insistance.

— Eh bien, je vous le promets, » répondit Stève en s’éloignant à grands pas.

Quelques jours après, tante Clara invita Rose à prendre part à une petite matinée dansante qu’elle donnait pour faire plaisir à son fils Charlie, ainsi que pour habituer sa nièce à vaincre sa timidité et à prendre l’habitude du monde. Cette fois, Rose ne se fit pas prier ; depuis son entretien avec Stève, elle avait en vain cherché à réunir ses cousins, et elle espérait trouver là l’occasion de parler à Charlie.

Le prince Charmant était l’âme de ces petites réunions ; ce jour-là, il fut étincelant de verve et d’esprit. L’après-midi se passa en jeux et en rires. Après dîner, pendant que tante Clara se reposait sur sa chaise longue avant de s’habiller pour un bal, tous les jeunes invités s’étant retirés les uns après les autres, Rose se trouva seule dans le grand salon. Elle se laissa tomber dans un vaste fauteuil auprès de la cheminée.

« Quand Charlie viendra me chercher pour me reconduire au manoir, se dit-elle, ce sera le moment ou jamais de lui parler. »

Charlie se faisant attendre, ses pensées prirent un autre cours ; par un mouvement de coquetterie bien excusable, elle passa en revue toute sa toilette, essaya de rarranger sa robe blanche frippée par des polkas effrénées, admira ses petits souliers de satin ornés d’une rosette grosse comme un dahlia et fit jouer sur son bras le porte-bonheur en or dont tante Clara lui avait fait cadeau le jour même.

Enfin, Charlie arriva d’un pas languissant et d’un air nonchalant et ennuyé ; il avait les yeux lourds et les joues en feu, et il ne put réprimer qu’à demi une forte envie de bâiller.

« Je pensais que vous étiez avec mère, dit-il à sa cousine, et je crois que je dormais quelque peu. Quand vous voudrez partir, Rosemonde, je suis à vos ordres.

— Vous semblez avoir bien mal à la tête, répondit Rose ; si vous êtes souffrant, ne vous inquiétez pas de moi, je puis parfaitement revenir avec la bonne.

— Jamais de la vie ! s’écria Charlie ; d’ailleurs mon malaise n’est que l’effet du Champagne. Le grand air me remettra.

— Pourquoi buvez-vous du vin de Champagne s’il vous fait mal ?

— Impossible autrement en société, et surtout chez soi.

— Cependant…

— Dispensez-moi de vos sermons, ceux d’Archie sont déjà de trop.

— Je n’ai nulle envie de vous faire des sermons, s’écria Rose blessée du ton que prenait Charlie avec elle. Quand on aime les gens il est tout naturel de les voir souffrir avec peine. »

Charlie changea immédiatement de manière d’être.

« Pardonnez-moi, ma chère Rose, lui dit-il. Je suis ce soir d’une humeur de bouledogue.

— C’est à Archie que vous devriez bien demander pardon, répondit Rose. Jamais je ne vous ai vu de mauvaise humeur quand vous étiez son ami. »

Nouveau changement à vue, Charlie se redressa raide et compassé, comme un soldat sous les armes ; sa figure exprimait à la fois la colère et le défi ; comme disaient parfois ses cousins, « il était monté sur ses grands chevaux. »

« Rose, fit-il, ne vous mêlez pas de choses que vous ne pouvez pas comprendre.

— Mais je les comprends très bien, s’écria Rose. Je suis désolée de vous voir brouillé avec Archie ; autrefois vous étiez si amis, si intimes ! à présent, c’est à peine si vous vous dites bonjour ! Vous venez de me demander pardon à la minute même, je ne vois pas pourquoi vous n’en feriez pas autant avec Archie, si vous avez tort.

Je n’ai pas tort, » fulmina Charlie.

Puis il ajouta avec plus de calme :

« Un gentleman doit toujours faire des excuses aux dames. Entre hommes, c’est différent ! on ne pardonne pas une insulte.

— Mon Dieu, quelle soupe au lait ! pensa sa cousine.

— Je ne parle pas des hommes, dit-elle tout haut ; je parle des jeunes gens. Le devoir du prince Charmant est de donner le bon exemple à ses sujets. »

Charlie détacha de sa chaîne de montre la fumeuse boucle d’oreille de Rose, et la lui tendit en disant :

« Reprenez ceci et dégagez-moi de ma promesse. J’ai fumé tout à l’heure, j’ai manqué à ma parole. J’en suis fâché, mais du reste j’avais eu tort de m’engager à la légère. Tout le monde fume et j’entends faire comme tout le monde. Je suis en faute, j’en conviens ; mettez-moi à l’amende et n’en parlons plus. Je vous enverrai demain la plus jolie paire de boucles d’oreilles que je pourrai trouver.

— À quoi bon ! s’écria Rose, rouge de colère. Archie tiendra son serment, lui ! Que voulez-vous que je fasse d’une seule boucle d’oreille ? »

Charlie leva les épaules ; il jeta sur les genoux de Rose le bijou qu’il tenait et lui tourna le dos, aussi mécontent des autres que de lui-même, ce qui arrive généralement en semblable occasion.

Quant à Rose, trop fière pour pleurer, malgré toute l’envie qu’elle en avait et pleine d’indignation de la conduite de son cousin, elle se leva pâle et frémissante, lança la malencontreuse boucle d’oreille au milieu de la chambre et s’efforça de raffermir sa voix pour dire :

« Charlie, vous n’êtes pas ce que je croyais, je ne puis plus être fière de vous. C’est inutilement que j’ai tâché de vous faire du bien ; puisque vous me repoussez, je m’en lave les mains. Pourquoi venir vous poser en gentleman ? Jamais un gentleman ne manque à sa parole !… Je n’ai plus aucune confiance en vous, et je ne veux pas que vous me reconduisiez à la maison. Bonsoir ! »

Elle était dans l’antichambre avant que Charlie fût revenu de sa surprise. Rose avait un caractère si doux et si facile, qu’un accès de colère de sa part semblait phénoménal. Charlie n’eût pas été plus étonné si l’une de ses tourterelles favorites l’eût accueilli à coups de bec au lieu de venir se poser sur sa main. Pour parler ainsi, il fallait que sa cousine eût été vivement émue, et cette émotion même calma Charlie comme par enchantement.

Après s’être donné le luxe de répandre quelques larmes en mettant son chapeau et son manteau, Rose alla précipitamment souhaiter le bonsoir à sa tante, qui était entre les mains du coiffeur et ne s’inquiéta pas autrement de ses yeux rouges. La petite fille avait hâte de s’éloigner.

Elle appela la bonne ; mais, ne la trouvant pas aussitôt, non plus que le valet de chambre, elle se décida à partir seule. Elle ferma tout doucement la porte pour échapper à l’ennui d’avoir Charlie à ses côtés. Précaution superflue : son cousin l’attendait au jardin.

« Ne me parlez pas si cela vous ennuie, lui dit humblement celui-ci, mais laissez-moi vous reconduire, car vous ne pouvez revenir seule. »

Rose lui tendit la main sans rancune en disant :

« J’ai eu tort de me fâcher. Pardonnez-moi, je vous en prie. »

C’était plus éloquent qu’un long sermon sur l’oubli des injures et l’humilité ; cela prouvait décidément que Rose mettait ses maximes en pratique. Charlie garda cette petite main dans la sienne et la posa sur son bras gauche en ajoutant pour sceller la réconciliation :

« Voyez, Rosette, j’ai remis votre boucle d’oreille à sa place et je suis prêt à recommencer notre essai. Et, cependant, si vous saviez combien il est difficile de résister aux moqueries des uns et des autres !...

— Je le sais par expérience, s’écria Rose. Ariane Blish me taquine perpétuellement parce que je ne porte plus de boucles d’oreilles.

— Elle vous taquine, c’est possible ; mais au moins elle ne vous dit pas que vous êtes conduite par le bout du doigt, et liée après le tablier d’une femme !... Il en faut du courage pour supporter cela !

— Qu’importe ! Tout le monde s’accorde à dire que vous êtes le plus brave de mes sept cousins.

— Oui, lorsqu’il s’agit d’un danger ; mais je ne peux pas endurer les railleries.

— Pourtant, quand on a raison, on a raison, s’écria Rose ; tant pis si les autres ne pensent pas de même !

— Vous parlez aussi bien que le révérend Archie, répliqua Charlie.

— Chut ! fit sa cousine ; ne vous moquez pas d’Archie. J’imagine qu’il a le courage moral, et vous le courage physique. L’oncle Alec m’a expliqué la différence l’autre jour. Il paraît que le courage moral est supérieur à l’autre.

— Archie n’agirait pas autrement que moi s’il fréquentait Morse et ses compagnons, s’écria Charlie.

— C’est justement pourquoi il les évite, » riposta Rose.

Charlie était battu avec ses propres armes ; ne voulant pas l’avouer encore, il continua :

« Si encore Archie avait le droit de me donner des conseils, je comprendrais qu’il le fît, mais il n’est pas mon frère.

— Je le regrette, dit Rose.

— Et moi aussi, » fit involontairement son cousin.

Tous deux se mirent à rire de cette inconséquence, et, lorsque Charlie reprit la parole, ce fut sur un tout autre ton :

« Je n’ai ni frères ni sœurs, dit-il, je suis tout seul à la maison ! Ce n’est pas étonnant que je sois obligé d’aller chercher ailleurs des distractions ! Ah ! que je serais heureux d’avoir même une petite sœur ! »

Touchée jusqu’au fond du cœur, Rose oublia ce que ce même avait de blessant pour sa dignité féminine et s’écria :

« Voulez-vous que je sois la vôtre ?

— Oh ! je ne demande pas mieux, dit Charlie.

— Je suis bien inexpérimentée, bien sotte parfois, continua Rose, mais cela vaudra mieux que rien. »

Charlie lui répondit affectueusement :

« Il y a plus de sagesse dans votre petite tête que dans la mienne. Je suis très fier de ma sœur Rose.

— Eh bien, dorénavant, vous ne déplorerez plus votre solitude, car je vous tiendrai compagnie jusqu’à ce que vous soyez réconcilié avec Archie, ce qui ne tardera pas, si vous ne le tenez pas à distance avec vos airs hautains.

— Je vous avouerai tout bas, dit Charlie, que, depuis notre rupture, je me trouve plus malheureux et plus isolé que Robinson Crusoé avant l’arrivée de Vendredi. »

Cette confidence confirma Rose dans la résolution qu’elle avait prise de lui ramener son Mentor le plus tôt possible.

Tout en causant, ils arrivèrent au manoir, et bientôt le prince Charmant reprit le chemin de son domicile en méditant sur ce fait surprenant : qu’il paraît tout naturel à un jeune homme de confier à une sœur ou à une petite amie des secrets que, pour un empire, il ne dirait pas à un de ses camarades.

Dès le lendemain, la petite conciliatrice alla trouver Archie et lui raconta gentiment une partie de la conversation qu’elle avait eue avec Charlie.

« Les torts ne venaient point de moi en cette affaire, mais n’importe, lui dit Archie avec le sérieux qui lui était habituel, je ferai ce que vous me demandez. J’ai pour Charlie une véritable affection de frère ; il a beaucoup de qualités, c’est le meilleur garçon que je connaisse, mais il se laisse facilement entraîner, et sa faiblesse pourrait bien lui jouer un mauvais tour. Pauvre Charlie ! je l’ai un peu négligé malgré moi pendant le séjour de mon père ; c’est alors qu’il s’est jeté à corps perdu dans la société où il est maintenant et qui ne me plaît guère. Imaginez-vous que, pour singer les hommes, ces jeunes gens, qui ont deux ou trois années de plus que Charlie et moi, passent leurs journées au café, où ils jouent, font des paris insensés, fument comme de vrais tuyaux de poêle

et boivent parfois outre mesure ! Quand j’ai vu qu’ils attiraient Charlie, j’ai fait ce que j’ai pu pour le retenir sur
cette pente, mais je m’y suis mal pris et le seul résultat

de mon intervention a été de nous brouiller.

— Charlie m’a avoué qu’il n’avait pas raison, interrompit Rose, qui écoutait religieusement son cousin. Cependant, ajouta-t-elle, je ne crois pas qu’il en conviendrait vis-à-vis de vous.

— Cela m’est fort égal, dit Archie, je ne tiens pas à des excuses dans les règles ; tout ce que je lui demande, c’est de rompre avec Morse et ses amis. Je ne lui en parlerai plus, et je lui ferai même des excuses, au besoin.

— Oh ! merci ! » s’écria Rose.

Archie continua :

« Je donnerais quelque chose pour savoir au juste si Charlie ne doit pas d’argent à ces jeunes gens et si ce ne serait pas cela qui l’a empêché de cesser ces relations. Je n’ai pas osé aborder ce sujet avec lui ; mais Stève, qui malheureusement commence à l’imiter dans la mesure de ses forces, pourrait peut-être nous renseigner.

— Stève ne sait rien, s’écria étourdiment Rose, sans cela il me l’aurait dit quand il m’a emprunté… »

Elle s’arrêta court, toute confuse d’avoir laissé échapper son secret, mais elle en avait déjà trop dit ; Archie insista pour entendre le reste ; et comment eût-elle pu désobéir au chef du clan des Campbell ?

En quelques instants Archie fut au courant de tout. Il compléta la désolation de Rose en lui rendant de force les vingt-cinq francs prêtés à Stève. Le « chef » contenait sa colère à grand’peine.

« Je vous en prie, ma chère Rose, lui dit-il, ne recommencez pas ! Si jamais Stève vous renouvelait pareille demande, dites-lui que, puisqu’il craint de s’adresser à son père, c’est à moi, l’aîné de la famille, qu’il doit avoir recours… Charlie n’a rien à voir là-dedans, allez ! ce n’est pas lui qui irait emprunter de l’argent à une femme ! Mais voyez combien son exemple est déjà funeste pour Stève ! Enfin, je me charge d’arranger cela ; ne parlez de rien à personne, et soyez sûre que je ne prononcerai pas votre nom.

— Que je suis donc fâchée et mécontente de moi ! » s’écria Rose. »

Archie la consola de son mieux et lui promit de faire la paix avec Charlie le plus tôt possible.

Il ne tarda pas à tenir sa promesse : moins de deux heures après, Rose vit s’avancer, dans la grande avenue de platanes conduisant au manoir, les deux « inséparables » d’autrefois, qui se donnaient le bras, selon leur vieille habitude. Ils semblaient aussi heureux l’un que l’autre de s’être raccommodés et jasaient comme pour rattraper le temps perdu. Toute joyeuse, elle courut à leur rencontre. Les deux amis lui tendirent la main en même temps.

« Dorénavant, vous serez notre petit trait d’union, » lui dit Archie.

Et Charlie ajouta à demi-voix, d’un ton plein de reconnaissance :

« N’oubliez pas que vous êtes aussi ma petite sœur ! »