La Petite Sœur de Trott/5

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V

MADEMOISELLE LUCETTE


Quand on demande à Trott si sa petite sœur est bien gentille et s’il s’amuse beaucoup avec elle, il répond en hochant la tête d’un air capable et supérieur :

— Lucette est bien gentille, mais, vous comprenez, ce n’est pas amusant de jouer avec elle. Elle ne pense à rien du tout.

Et quand il dit cela, Trott, sans qu’il s’en doute, est d’une effroyable injustice. Car il n’y a pas de cerveau de métaphysicien abstrus ou de prestigieux calculateur qui travaille avec autant d’intensité que celui de Mlle Lucette. Et depuis le jour où elle a poussé son premier « ouin-in-in », c’est prodigieux la quantité de choses qui sont venues s’y entasser. Eh ! non, sans doute, on ne peut pas dire justement qu’elle pense ou qu’elle comprenne. Ce sont là des mots beaucoup trop grossiers à la fois et beaucoup trop ambitieux pour traduire les phénomènes très simples et extraordinairement délicats qui se passent en elle. C’est très difficile de les expliquer avec les mots lourds qu’on emploie pour des grandes personnes qui portent des chapeaux hauts de forme ou des robes de soie. « Papa » et « maman » sont pour Mlle Lucette des idées infiniment inaccessibles, autant que la gravitation universelle ou les théories des économistes. Et pourtant elle pense à sa manière. Mais il y a sur le monde qu’elle perçoit et sur sa pensée elle-même une espèce de brouillard assez dense et à peu près uniforme, où passent très vaguement des choses peu distinctes qui suggèrent des sensations variables, très confuses quant aux détails, très nettes parfois pour ce qui est de savoir si elles sont de plaisir ou de douleur : quand les choses du dehors frappent agréablement, Mlle Lucette approuve : gueu-gueu-gueu ; et quand c’est le contraire, on entend : ouin-in-in. Et il y a une foule de sensations qui ne sont ni agréables ni désagréables, à peine senties, et qu’elle subit en bavant d’un air distrait. Mais chaque jour le nombre des choses réellement perçues augmente prodigieusement, et le brouillard s’éclaire d’étonnantes percées lumineuses. Quelquefois, en nous réveillant, nous sentons que des songes très légers, très fugitifs, viennent de s’estomper en nous ; il y a dans notre âme un petit fond trouble, un trou où quelque chose a passé qui s’est évaporé. Cela a été trop peu pour émouvoir notre épaisse faculté de sentir et réveiller notre conscience alourdie. Et quand nous nous réveillons, cela s’enfuit et s’efface d’autant plus vite que nous nous efforçons davantage de le ressaisir. Ce sont des sensations de ce genre, très ténues, très nombreuses, infiniment variées, qui viennent frapper la faculté de sentir de Mlle Lucette. Elle ne les sent pas et ne s’en doute pas ; plus tard, jamais elle ne s’en souviendra ; mais elles s’empilent et s’accumulent tous les jours, et peu à peu elles forment comme une pyramide qui émerge du brouillard général. Et c’est pour cela que l’autre jour Mlle Lucette s’est mise à sourire en apercevant un rayon de soleil, elle qui jamais auparavant n’y avait prêté nulle attention. Il s’est fait ainsi en elle, depuis le jour lointain et pourtant si proche de sa naissance, toute une éducation, raffinée, compliquée et intensive. Il s’est formé comme des dépôts successifs dans la petite machine à sentir que les anges, après l’avoir posée dans son berceau, lui ont donnée, et ce qui s’y trouve maintenant, ce n’est pas encore une conscience, mais c’est quelque chose de très vivant, de très agissant et de très développé.

En ce moment Mlle Lucette est couchée dans son moïse entre sa nounou qui coud sur une chaise et sa maman qui brode, étendue sur sa chaise longue. Elle vient de s’éveiller d’un bon petit sommeil. Elle a les yeux au plafond. Elle tortille ses mains, s’empoigne successivement un doigt et puis un autre, bave avec générosité et pousse des sons de petit cochon d’Inde en belle humeur. Et si vous voulez recouvrir d’une gaze épaisse, embrumer, éloigner, arrondir, impréciser, les mots absurdement précis et techniques, les raisonnements ridiculement logiques et la forme infiniment trop mathématique que je vais leur prêter, je vais vous faire assister au défilé prodigieux des « pensées » qui tourbillonnent sous son crâne, hélas ! toujours déplumé. « Il y a de la lumière, ça vient, ça luit, ça caresse. C’est très amusant. Comme elle vient, la lumière ! Il faut la manger la lumière, c’est joli. Le noir, c’est laid. De ce côté, c’est la lumière. C’est très joli. C’est très gai. Il faut la manger. De ce côté, c’est le noir. Le noir, c’est laid. Ça fait mal. Hou ! hou ! Mais de ce côté c’est la lumière, gueu-gueu-gueu. Et là-bas le noir. » — Nounou, arrangez donc les coussins de cette petite. A force de se tortiller dans son moïse, elle a la tête plus bas que les pieds.

« La lumière, il faut la manger, la manger, ou au moins l’attraper. Ça ne remue pas comme on veut, toutes ces petites choses qui sont sans cesse à vous griffer le nez, à se fourrer dans vos yeux, ou à vous entrer dans la bouche. Il faudrait attraper… attraper. Ouin-in-in. »

— Doucement, bébé.

« Ça balance, c’est bon, c’est comme dodo. Les petits doigts roses sont amusants. Il faudrait les prendre. C’est difficile. Ils se sauvent toujours. Ah ! voilà… Ça ne va pas. Il faut griffer, griffer tout ce qu’on peut, très fort. Ça fait mal. Tant pis. Griffons. Bobo. Ouin-in-in… »

— Mais qu’elle est sotte, cette petite ! la voilà qui se griffe elle-même. Voulez-vous être sage, mademoiselle ?

« Tiens, la grande machine qui remue s’est approchée. Pas celle qu’on tète.

L’autre. Qu’est-ce qu’elle veut à s’approcher comme ça ? Ça fait noir, il faut crier. Non, c’est drôle, c’est très drôle. Elle chatouille. Il faut sauter, il faut faire des grimaces. C’est très amusant. Il y a un petit rond de lumière qui brille. Il faut l’attraper. Mais on ne peut pas. La grande chose est partie. Où est-elle ? Ce n’est pas la peine de se fâcher. Elle a laissé quelque chose entre les doigts. Mais on ne sait pas quoi. Heureusement il y a la lumière. Mais c’est ennuyeux, la lumière. On l’a assez vue. Et le noir aussi. On les a assez vus.

« Ah ! voilà quelque chose qui vient par les oreilles. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient très fort par les oreilles. Il faut crier. Ah ! non, ce sont des machines qui remuent. Il y a celle qu’on tète et un tas d’autres qui grouillent. C’est très laid. Ça fait noir. Ce n’est pas amusant, la lumière ; mais c’est plus joli que tout ça. Et puis j’en ai assez. Ouin-in-in. »

— Prenez un peu la petite, nounou, qu’elle soit gentille…

— C’est tout le portrait de votre mari.

— C’est vrai, mais elle a absolument la bouche de votre pauvre mère.

« C’est bon d’être balancé. Oui, ça secoue, ça donne du vague à l’âme. C’est très agréable. On voit des tas de choses. Du noir, de la lumière, des espèces d’autres choses encore. C’est amusant. C’est aussi très compliqué. On en perd un peu la tête. Enfin ça fait passer le temps. Autant ça qu’autre chose. Aïe, aïe ! Voilà quelque chose qui vient. Ça vient par l’intérieur. Pas par les yeux, ni par les oreilles. Ça vient par dedans. Ça vient. Qu’est-ce qu’elles ont donc, toutes ces machines qui remuent ! Est-ce qu’elles n’ont pas bientôt fini de vous agacer les yeux et les oreilles ? On a bien autre chose à faire qu’à faire attention à elles. »

— Il n’y aura pas moyen d’avoir seulement une risette. Bébé, voyons, bébé !

« Mais laissez-moi donc tranquille ! Il y a là dedans quelque chose qui ne va pas. Positivement, ça gêne, ça gêne. Ça fait mal. Mais vous m’ennuyez, les grosses machines qui remuent. Ça fait mal. Il faut que ça sorte. Il le faut. C’est très difficile. Ça fait très mal. Ouin-in. Non, pas balancer. Il y a de la lumière, on le sait bien, c’est tout à fait indifférent. Ça fait mal là en bas, il faut que ça sorte, oui, il le faut. Colique. Colique. Allons donc ! Ça n’est pas très agréable, mais enfin c’est le seul moyen… Ça y est. Ouf ! »

— Nounou ! nounou ! venez vite. Oh ! la petite sale ! Dépêchez-vous de la changer.

« Ça pique. C’est insupportable. Il faut crier, crier de toutes ses forces. Ouin-in. Non, on ne se laissera pas attendrir. Non, on ne se laissera pas consoler. Ça pique trop. On ne se taira pas. Il ne faut pas se taire. C’est bien inutile qu’on vous fasse entrer un tas de choses par les yeux et par les oreilles. Ça ne sert à rien. Il n’y a pas besoin non plus de vous frotter la figure, ni de vous taper dans le dos, ni sur le ventre. Ça n’est pas ça. Ça fait mal. Vivre est mauvais. C’est abominable de vivre. Il faut rager. Il faut rager de toutes ses forces. Ça fait trop mal en dedans. Pas la même chose que tout à l’heure. C’est creux. Il faudrait remplir. C’est creux. Ça vous tire en dedans. Il faut remplir, remplir… Ouin. »

— Allons, nounou, votre poupon a besoin de vous. Elle est charmante, cette petite, tout à fait les yeux de votre beau-père…

« Mais donne, donne donc, dépêche-toi, hé la grosse machine à téter. Mais oui. C’est ça. Dépêche-toi. Mais dépêche-toi donc, ou je me fâche encore. Ça ne va pas assez vite, pas assez… Ah ! maintenant, c’est bon. C’est tout ce qu’il faut. C’est excellent. C’est le meilleur de tout. C’est tout. Elles peuvent gesticuler là-bas, les grandes machines, on s’en moque. Ça, c’est bon, c’est sûr. Ça remplit. Ça fait du bien. La vie est succulente… Qu’est-ce qu’il y a ? C’est parti. Ah ! mais il en faut encore. On n’est pas plein. C’est horrible. C’est une trahison. Il faut crier, oui, on s’étouffera, ça ne fait rien. Il faut hurler, hurler, et tâcher de tout déchirer, s’arracher le nez, et tout, et le reste… »

— Regardez cet appétit ! Qu’elle est méchante, cette petite ! Elle ne laisse pas seulement à sa nourrice le temps de changer de côté.

« Ah ! enfin ! c’est revenu. Ce n’est pas trop tôt. Il ne faudrait pas qu’on l’enlève encore. Il faut bien téter et puis dormir. Cher téter ! qu’il est gentil ! C’est meilleur que tout. Tout est bien vague. Téter, il n’y a que ça. Et puis dodo. Téter, dodo, c’est la même chose. Téter, dodo… dodo… »

Dodo.

— Remettez-la bien doucement dans son moïse, nounou.

Voilà qui est fait. Mlle Lucette dort à poings fermés. Avec de la chance, il y en a bien pour une heure.