La Petite Sœur de Trott/6

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VI

LES INCONSÉQUENCES
DE MADEMOISELLE LUCETTE


La petite sœur est un peu moins petite. Sa tête brinqueballe encore sur son cou ; quand par hasard on veut l’asseoir seule, elle s’écroule comme un pudding trop cuit. Elle a encore une expression très vague. Elle bave indéfiniment d’un air pensif, son poing dans sa bouche. Elle crie très souvent. Elle a presque toujours faim ou sommeil. Pourtant elle suit les lumières avec beaucoup d’attention. Elle compte ses doigts indéfiniment, et elle a l’air pleine de satisfaction en contemplant ses mains. Il y a des personnes qu’elle reconnaît tout à fait bien. Elle rit ou elle pleure avec un semblant de raison. Il est certain qu’il s’élabore en elle des raisonnements, des réflexions, des observations de toute sorte. Souvent elle paraît plongée dans des méditations insondables. C’est tout le dessin de son âme future qui est en train de s’esquisser. Mais ce dessin est très difficile à suivre. Il y a des endroits excessivement enchevêtrés et compliqués, et des lacunes énormes. Sur certains points, évidemment, Mlle Lucette s’est formé des idées tout à fait précises : téter est bon ; dodo est bon ; être balancé est bon. Chaque chose, d’ailleurs, doit être produite en son temps, et il ne faudrait pas qu’on voulût faire faire dodo au moment où il s’agit de téter. Mlle Lucette saurait immédiatement manifester son mécontentement. D’ailleurs, avec une faculté d’observation suffisante, on réussit assez facilement à se rendre compte de ses volontés en ces matières. Elles sont à peu près périodiques. Mais il est infiniment ardu de concevoir les raisons et l’enchaînement d’autres idées qui commencent à émerger du brouillard.

On lui a donné un hochet, une balle, des bêtes en caoutchouc, des poupées. Tout cela lui est complètement indifférent, ou, pour mieux dire, tout cela n’existe pas pour elle. Elle ne le perçoit en aucune manière. Cela fait partie de la masse neutre du monde extérieur. Par contre, certain chapeau de maman excite visiblement son admiration. Car elle ouvre une bouche énorme en l’apercevant ; et quand elle admire, c’est par la bouche. Devant une cuiller ou un rayon de soleil elle se distend la mâchoire comme quand nounou s’approche au moment du repas. Il est évident que le beau lui donne envie de manger, comme plus tard il lui inspirera le besoin impérieux et irrésistible de toucher. Mais on ignore quel critérium lui fait juger généralement Mme Ray digne d’être absorbée, tandis qu’invariablement la vue de Mme Thilorier lui fait serrer les lèvres d’un air hostile. D’ailleurs, elle a des changements très brusques dans ses dispositions. Il faut user de beaucoup de réserve à son égard et s’incliner immédiatement devant ses volontés. Les bonnes intentions ne lui suffisent pas chez autrui ; il faut qu’on devine les siennes, ce qui est infiniment compliqué, car elles varient selon des lois inconnues qui sans doute dépendent en grande partie des dispositions de son estomac, de son ventre et de toute sa personne physique.

Cette inégalité d’humeur n’est pas sans inspirer à Trott une certaine timidité vis-à-vis de sa petite sœur. Trott est un grand garçon. Il conçoit que la vie est une chose sérieuse, que les mêmes causes produisent les mêmes effets, qu’il y a des principes stables, que certaines choses sont invariablement bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, laides ou belles. Une boîte de soldats de plomb neufs est jolie ; Marie de Milly est jolie aussi ; et aussi le ciel tout bleu quand il fait beau temps. Toutes ces choses ne se ressemblent pas, mais toutes elles plaisent aujourd’hui comme hier. C’est toujours bon de manger une pastille de chocolat. Et on sait toujours, à peine Miss arrivée, qu’on va s’ennuyer. Ce sont des choses sûres, régulières, ordonnées. On ne verrait pas plutôt Miss faire une culbute que le soleil et la lune s’embrasser au milieu du ciel. Et les personnes comme les choses apparaissent à Trott sous un angle déterminé. Elles n’ont pas d’inégalités, de caprices. Elles seront demain ce qu’elles sont aujourd’hui ; et chacune a des qualités propres persistantes. Il est absolument avéré que papa est plus fort que tous les hommes ; que Miss est plus savante que personne ; que Thérèse est la meilleure cuisinière de la terre. Ce sont des choses invariables, sur lesquelles on peut se reposer et compter d’une manière absolue.

Il n’y a que la petite sœur qui échappe à ces habitudes d’ordre et de classification. Depuis le jour où tout à coup de rouge elle est devenue jaune, Trott a gardé à son égard une petite défiance. Et vraiment il semble qu’elle change d’âme comme elle a changé de peau. Tous les jours elle est autre. C’est quelque chose d’excessivement déroutant. Chaque matin Trott vient lui dire bonjour très correctement. Il ne reçoit pas deux fois de suite le même accueil. D’habitude elle ne cligne pas de l’œil et demeure dans une indifférence complète en le contemplant d’un air sérieux. D’autres fois, elle a l’air de regarder à travers sa tête à lui, Trot, quelque chose qui est beaucoup plus loin. Cela l’intimide horriblement, et malgré lui il se retourne pour voir ce qu’il peut bien y avoir là-bas. Il y a des jours où elle daigne rire. Alors Trott est très flatté. Il le témoigne en lui tapotant les joues et même en lui donnant un petit baiser. Pourtant il n’aime pas beaucoup ça. La petite sœur sent toujours un peu le bébé. Alors ça le dégoûte. Mais il y a des cas où il faut surmonter ses répugnances. Mais très souvent, à peine Trott apparaît, sa petite sœur se met a crier de toutes ses forces.

C’est précisément ce qui est arrivé aujourd’hui ; Trott n’avait pas encore tout à fait aperçu Mlle Lucette dans son berceau, que celle-ci était déjà rouge comme un homard, se tordait comme un ver et criait comme un aigle. Trott a été très blessé. Elle lui avait déjà fait cette mine hier. Elle aurait pu être plus polie aujourd’hui. Il essaye de la calmer par des paroles bienveillantes. Rien n’y fait. Et il entend nounou qui ricane tout en rangeant les affaires de bébé dans la commode. Alors son mécontentement redouble. Après tout, Trott est bien bon de se donner tant de mal. Ah ! tu ne veux pas être gentille quand on est aimable avec toi ! attends un peu ! Et Trott, retroussant son nez, plissant son front, gonflant ses joues et tirant la langue, se convulse toute la face dans une grimace abominable qui se termine par un clappement de lèvres peu gracieux.

Alors la petite sœur se met à gigoter des bras et des jambes en fendant sa bouche vide dans un sourire où se peint la joie la plus expressive…

Trott est déconcerté une fois de plus. Elle ne comprend donc rien du tout, cette petite ? À cette idée, Trott se sent un peu ému. Ça doit être bien ennuyeux pour elle, si elle ne comprend rien du tout. Si elle ne sent pas comme papa et maman et Trott et tout le monde l’aime, elle doit être bien triste. Et puisqu’elle ne comprend pas, elle doit avoir peur de tant de choses, et puisqu’elle ne sait pas parler, il doit y en avoir tant qu’elle ne peut pas expliquer ! Peut-être qu’elle croit qu’on veut lui faire du mal quand on essaye de la caresser. Peut-être qu’elle est effrayée quand on lui fait un sourire. Et peut-être qu’elle ne voit partout que des espèces de géants très forts, qui tout à coup pourraient l’écraser, la broyer, la réduire en miettes. Trott se sent tout attendri. Pauvre Lucette ! Si seulement elle arrivait à comprendre comme Trott a de bonnes intentions, comme il voudrait qu’elle n’ait pas de peine !…

Trott avance sa main vers la toute petite main qui lui agrippe un doigt. Tiens, elle ne veut pas le lâcher. C’est peut-être le commencement de l’alliance espérée et offerte. C’est tout à fait gentil. Il faut cimenter cela solennellement. Malgré la petite odeur, Trott se penche ; mais voilà que de l’autre main Lucette empoigne vigoureusement une bonne mèche de cheveux et se met à sonner de toutes ses forces comme si elle était pendue à un cordon de sonnette. Trott est un peu douillet. Il pousse un glapissement, se dégage et se relève au plus vite.

Tout le bon effet de sa douceur est perdu. Mlle Lucette fronce son front. Elle contemple un moment Trott d’un air indécis, et puis, lançant ses deux bras en l’air, pousse des hurlements d’écorchée. Pas de chance ! Trott se retire le cœur un peu gros. Il se promène au jardin, méditatif, et cuvant sa déconvenue. C’est long de digérer tant d’insuccès. Mais Trott n’a pas de fiel dans l’âme. Et quand sonne la cloche du déjeuner, il est rasséréné. Il n’y a qu’à avoir de la patience. Peut-être Lucette sera plus gentille demain, ou après-demain, ou plus tard. Elle est si petite !…