La Peur/VI
Eugène Fasquelle, Éditeur, (p. 167-177).
LE PRIE-DIEU
Le procès-verbal relate :
« Ce mardi 3 février, à quatre heures dix du soir, etc… Nous nous sommes transporté au cimetière Montmartre, etc… Le préposé nous ayant conduit à la sépulture Derouville, sise, etc…, monument formant chapelle muni d’une porte de bronze, pleine dans sa partie inférieure, ajourée dans le haut par une grille à décor de feuillages et de rinceaux ; avons fait ouvrir ladite porte et trouvé, à l’intérieur du monument, le corps d’une jeune femme qui gisait sur le dallage, parmi des flaques de sang coagulé ; laquelle donnant encore signe de vie, mais sans connaissance, serrait dans sa main droite une petite clef d’acier, reconnue pour être celle du caveau, et qui était maintenue par une chaîne d’or attachée à la ceinture ; les meubles meublants de la chapelle, éparpillés dans le plus grand désordre, présentaient les traces d’une lutte : un prie-Dieu était renversé, des vases en porcelaine, ayant contenu des fleurs et décoré l’autel, étaient en éclats sur le sol ; une marche en marbre blanc qui règne en avant de l’autel était couverte de boue et brisée en un endroit par une balle de revolver petit calibre que nous avons retrouvée et recueillie (pièce jointe)… La blessée, formellement reconnue par le préposé pour être la dame veuve Léon Derouville, âgée de vingt-trois ans, a été par nos soins transportée à l’hôpital, etc. Cinq blessures ont été relevées sur son corps, toutes les cinq provenant d’une arme à feu, et toutes intéressant le côté droit : deux au sommet de l’épaule droite, une à la cuisse droite, une à la cheville du pied droit, une au crâne, formant séton, en arrière de l’oreille droite. Après un premier examen, les médecins ont déclaré que l’état de la victime était des plus graves, les blessures remontant à vingt-quatre heures au moins, et des complications restant à redouter, autant en raison du retard apporté aux premiers pansements qu’en raison d’un séjour prolongé dans la température humide et froide du monument funéraire ; que la dame Derouville, même si l’on parvient à la sauver, ne sera pas de longtemps en état de subir un interrogatoire, etc. »
Le sieur N…, gardien attaché au cimetière, dépose :
« … La dame veuve Léon Derouville lui est parfaitement connue ; depuis le décès de son mari (octobre dernier), elle vient régulièrement au cimetière, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, apportant chaque fois des fleurs et procédant elle-même, avec les plus grands soins, au nettoyage étrangement de la chapelle ; le lundi 2 février, elle se présenta à son heure ordinaire, soit une heure et demie après-midi ; la neige tombait en abondance depuis le matin, et les allées du cimetière étaient absolument désertes… Se souvient d’avoir salué la visiteuse, et de l’avoir suivie des yeux, tandis qu’elle s’éloignait dans la neige, où ses pas laissaient une trace qui fut promptement recouverte ; mais il ne l’a pas vue sortir, et d’ailleurs n’y a point pris garde, supposant qu’elle avait repassé à son insu. A constaté, le soir, devant la sépulture Derouville, des inégalités de la neige, attestant que le sol avait été piétiné, mais n’en a tiré aucune conclusion inquiétante, puisqu’il avait noté lui-même la visite de la veuve. Les rondes réglementaires n’ont amené aucune constatation anormale, pas plus dans la soirée du lundi que dans la matinée du mardi. La neige ayant continué à tomber, le mardi matin, les visiteurs furent très rares : cependant, vers midi environ, un jeune garçon, âgé d’une douzaine d’années, inconnu, interpella le préposé, dénonçant la présence de « revenants » dans la région Nord-Ouest, où il disait avoir entendu des soupirs et des bruits de chaînes ; à quoi le préposé n’a pas pris garde, croyant à une plaisanterie macabre. Dans l’après-midi du même jour, une dame âgée, qui sortait du cimetière, entra dans le bureau, et, très émue, déclara que, dans la même région Nord-Ouest, « un mort avait été enterré vivant, et qu’il appelait ». Rapprochant alors cette seconde déclaration de celle qui l’avait précédée, s’est rendu dans la région indiquée, et là, au cours d’une ronde, mais seulement après de longues recherches, a effectivement entendu des soupirs ou des râles ; a découvert enfin que ces bruits provenaient de la sépulture Derouville, où il a reconnu la présence d’un être vivant, enfermé dans la chapelle ; est aussitôt revenu au bureau, pour y prendre ses clefs, et a fait informer le commissariat… »
La dame veuve Alexis Derouville, mère de feu Léon Derouville et belle-mère de la victime, habitant avec cette dernière, boulevard Malesherbes, n°…, dépose :
« Sa belle-fille, bien qu’elle soit jeune et extrêmement jolie, mène l’existence la plus solitaire, ne sortant que pour se rendre sur la tombe de son mari ; elle a toujours été d’un caractère aimable et doux, fort timide, qui ne permet pas de supposer qu’elle ait donné lieu à l’exercice d’une vengeance ; après trois ans d’une union parfaitement heureuse, la jeune femme, devenue veuve, en ressentit un chagrin si profond que la vie lui sembla désormais à charge ; très calme autrefois, elle est à présent fort impressionnable et passe ses nuits à pleurer ; la famille et le médecin, inquiets de sa santé, ont dû intervenir pour restreindre à deux par semaine ses visites au cimetière, visites qui, dans les premiers temps du deuil, avaient été quotidiennes ; la veuve s’est résignée à obéir, mais son occupation perpétuelle consiste à décompter les heures qui la séparent du moment où il lui sera permis de retourner vers les restes de son époux. Le jour du crime, sa belle-mère s’attacha vainement à la dissuader, en raison du mauvais temps, d’effectuer le pèlerinage ordinaire ; la jeune femme répondit :
« — Il doit avoir si froid, là-bas, dans la neige ; il aurait encore plus froid, s’il voyait que je l’abandonne… etc. »
Le 9 février, la dame Léon Derouville, dont l’état s’améliore, peut enfin être interrogée ; elle dépose :
« Je suis arrivée au cimetière vers une heure et demie ; il était tout blanc de neige et absolument désert ; cette grande solitude m’a serré le cœur, à cause du pauvre ami qui me paraissait plus abandonné que jamais ; je croyais l’entendre pleurer et j’ai hâté le pas, pour le rejoindre plus vite ; le chemin m’a paru bien long et j’avais une espèce de peur. Je n’ai rencontré personne dans les allées, mais, tout d’un coup, au tournant d’un sentier, je me suis trouvée en présence de deux hommes qui s’abritaient de la neige, appuyés contre la porte d’un monument ; ils fumaient des cigarettes, ce que j’ai remarqué, parce que cela m’a choquée, mais je ne leur en ai rien laissé voir ; ils étaient jeunes et ils avaient mauvaise mine ; cette rencontre imprévue m’a fait une impression pénible, car je suis maintenant très nerveuse, et j’ai marché plus vite ; j’ai entendu derrière moi ces hommes, qui me criaient des choses que je n’ai pas comprises ; je ne me suis rassurée qu’en arrivant au caveau, où je me sentais protégée par Lui, et j’ai bientôt oublié cette rencontre. J’ai rangé mes fleurs et je me suis agenouillée sur le prie-dieu, pour causer avec Lui. J’étais là depuis un certain temps, lorsque tout d’un coup j’ai éprouvé du malaise, et je ne pouvais plus penser, et Il ne me répondait plus, et c’était comme si quelqu’un nous avait écoutés. Je sentais un poids sur mon cou ; alors j’ai instinctivement tourné les yeux vers la porte, qui était restée ouverte, et j’ai vu la figure des deux hommes, qui étaient cachés et qui avançaient la tête, chacun d’un côté ; ils m’ont paru encore plus méchants, et, de saisissement, j’ai poussé un cri. Alors ils sont entrés en même temps, et je les ai suppliés de sortir, parce qu’ils profanaient le repos ; je n’avais plus aussi peur, mais je pensais qu’ils marchaient sur Lui, et ça me faisait mal. Je leur ai parlé bien poliment, mais ils riaient, et ils me disaient encore des choses, des compliments ; j’ai recommencé à prendre peur, et un des deux m’a touchée : alors, j’ai crié de nouveau ; alors, ils m’ont enfoncé un foulard dans la bouche, et j’étouffais ; ils riaient toujours, et ils me serraient, avec leurs mains, partout le corps ; ensuite, pendant que l’un me tenait, l’autre a jeté un sou en l’air, comme pour jouer à pile ou face. J’ai entendu le sou tomber sur la pierre de mon pauvre mari, et l’un des deux hommes a poussé un juron, puis il s’est retiré dans l’allée, en me laissant seule avec l’autre. À ce moment-là, j’ai compris que j’étais l’enjeu, et je me suis débattue, mais le perdant est venu au secours de son camarade : à eux deux, ils m’ont tordu les reins pour me jeter sur le prie-dieu, et l’un m’a prise par les poignets, l’autre par les chevilles, et je ne sais plus, je ne veux plus savoir. J’ai entendu mon pauvre ami qui pleurait, dessous, et je me suis évanouie.
« Lorsque j’ai repris connaissance, un des deux hommes était debout devant moi, et l’autre, du dehors, appelait son camarade, en criant qu’il venait du monde : alors, le vilain homme est sorti en courant, et je me croyais sauvée, et je me soulevais ; mais j’ai compris bien vite, à leurs rires, que l’un avait fait une farce à l’autre, et que personne ne venait…
« Alors, le second a dit que c’était son tour, à présent, et je le regardais avec frayeur ; alors, il s’est mis à danser devant moi, dans le sentier, en faisant des gestes affreux. J’avais retrouvé ma raison, et, d’un coup, sans avoir l’air, j’ai poussé la porte, si vite et si fort, qu’elle s’est refermée, au nez de l’homme. Alors, il a été furieux, et son camarade riait en se tapant les genoux : je les voyais à travers la grille, et, à mesure que l’un riait, l’autre devenait plus en colère. Il avait la figure collée contre le bronze du grillage, et il me criait des injures, des menaces, il m’ordonnait de rouvrir la porte, et, aussi, par instants, il prenait une toute petite voix pour me dire des choses que je n’ai pas comprises, et me faire des promesses qui n’avaient pas de sens, pendant que son camarade riait de plus en plus.
« Je m’étais blottie dans le coin, contre l’autel, pour être aussi loin que possible. Mais il a sorti son revolver et me l’a montré à travers la grille, jurant qu’il allait tirer et me tuer, si je n’ouvrais pas. Je me suis jetée à terre et traînée vers la porte, pour m’appuyer tout contre en me faisant petite, afin qu’on ne pût pas me viser ; mais, si j’ai eu cette idée-là, bien sûr mon pauvre mari me l’envoyait, par pitié pour moi, car je n’ai réfléchi à rien, et l’idée m’est venue toute seule.
« Alors, le brigand a tiré un coup de feu qui a sonné fort dans le caveau, et j’ai senti comme si on me frappait l’épaule avec un bâton ; il a tiré, sans arrêter, plusieurs coups de revolver ; tout s’est mis à tourner sur ma tête, l’autel, les murs, et je n’ai plus rien entendu.
« Quand je suis revenue à moi, la nuit tombait ; j’ai essayé de me relever et je n’ai pas pu : je souffrais partout. J’ai essayé de crier, et je n’ai pas pu. La nuit est venue tout à fait. J’avais mal dans la poitrine et à l’épaule, chaque fois que je respirais. Toute la nuit, la douleur m’a empêchée de dormir ; j’étais glacée, et je devenais folle, tant j’avais peur de tous ces morts, autour de moi. Je ne veux plus m’en souvenir ! Le matin, j’ai entendu des pas ; j’ai appelé. On ne m’a pas répondu. Je tremblais de fièvre : dans un vase de fleurs, le seul qui ne fût pas brisé, j’ai bu de l’eau. La neige est tombée encore : le vent la soufflait sous la porte. Deux fois, j’ai entendu des pas, mais personne n’a fait attention à moi. Si quelqu’un était venu, j’aurais jeté la clef, pour qu’on m’ouvrît ! J’ai fait une prière et j’ai compris qu’il faudrait mourir là ; au moins je mourais près de Lui. Je ne sais pas comment on m’a retirée… »
Note pour le Parquet de la Seine : « 17 février. La dame veuve Léon Derouville est décédée à la date de ce jour, atteinte de pleurésie ; les auteurs de l’attentat sont activement recherchés. »