La Pierre de Lune/I/06
Hachette, (Tome I, p. 41-53).
CHAPITRE VI
Tout en gardant pour moi mes sentiments intimes, je priai respectueusement M. Franklin de poursuivre. Il me répondit : « Ne vous agitez pas, Betteredge, » et continua.
Ses premiers mots furent pour m’apprendre que l’origine de ses découvertes concernant le colonel et son diamant remontait à une visite qu’avant de venir chez nous il avait faite à l’avocat de la famille à Hampstead.
Un mot que laissa échapper M. Franklin, lorsqu’ils étaient tous deux seuls après le dîner, apprit à l’avocat qu’il était chargé par son père de porter un souvenir de jour de naissance à miss Rachel. Un mot en amène un autre : la conclusion de l’entretien fut que l’avocat lui raconta quel était ce présent et comment avaient pris naissance les rapports entre le colonel et M. Blake père.
Les faits ici sont si extraordinaires que je douterais de mon habileté à les bien présenter ; je préfère donc laisser, autant que ma mémoire me le permettra, la parole à M. Franklin.
« Vous devez bien vous souvenir, Betteredge, du temps où mon père essayait d’établir ses droits à la possession de ce malencontreux duché ? Eh bien ! ce fut aussi l’époque où mon oncle Herncastle revint des Indes. Mon père apprit que son beau-frère avait entre les mains des titres qui pouvaient lui être utiles pour son procès. Il passa chez le colonel, sous prétexte de lui souhaiter la bienvenue en Angleterre. Mais le colonel ne fut point la dupe de son empressement.
« Vous désirez quelque chose, lui dit-il, autrement vous n’auriez jamais risqué votre réputation en venant me faire une visite à moi ! »
« Mon père vit bien que sa seule chance était de jouer cartes sur table, et il convint qu’il avait besoin de certains papiers.
« Le colonel demanda un jour de réflexion. Sa réponse arriva le lendemain ; elle était consignée dans une lettre des plus étranges que mon ami l’homme de loi me montra.
« Le colonel commençait par prévenir mon père qu’à son tour il avait besoin de M. Blake, et il lui proposait un échange de services mutuels. La fortune de la guerre (telle était son expression) avait, disait-il, fait tomber entre ses mains un des plus gros diamants connus ; il avait de fortes raisons pour croire que ni lui ni son précieux joyau n’étaient en sécurité dans quelque lieu ou quelque point du globe qu’ils occupassent ensemble.
« En présence d’une situation aussi grave, il était résolu à mettre son diamant sous la sauvegarde d’une tierce personne. Celle-ci ne devait courir aucun risque. Elle pouvait déposer la pierre précieuse dans tout endroit destiné à ces sortes de dépôts, coffre-fort de banquier ou de joaillier, reconnu sûr et approprié à cet usage. La responsabilité de ce tiers serait uniquement d’un ordre passif. Il devait seulement, par lui-même ou par un représentant accrédité, prendre ses mesures pour recevoir à une adresse convenue, et à certains jours fixés chaque année, un mot du colonel, établissant qu’il était encore en vie.
« Dans le cas où l’on ne recevrait pas de lettre à la date indiquée, le silence devrait être considéré comme une preuve de la mort violente du colonel. Alors, et seulement alors, on devait ouvrir, lire et suivre implicitement les instructions jointes au diamant, et qui disposaient du joyau. Si mon père consentait à accepter ces diverses conditions, le colonel tenait en échange ses papiers à sa disposition.
— Que fit votre père, monsieur ? demandai-je.
— Ce qu’il fit, répondit M. Franklin, vous allez le savoir. Il appela à son aide cette incomparable qualité nommée le bon sens pour peser les termes de la lettre de son beau-frère.
« Tout cela, déclara-t-il, était absurde. Dans ses pérégrinations à travers l’Inde, le colonel était sans doute tombé sur un misérable morceau de cristal qu’il avait pris pour un diamant.
« Quant à ses craintes d’assassinat, à ses précautions pour sauvegarder sa vie et son prétendu joyau, tout homme ayant son bon sens n’avait qu’à s’adresser à la police et à ne pas oublier qu’il vivait en plein XIXe siècle !
« Le colonel avait depuis des années la réputation d’un mangeur d’opium ; son rêve était un des résultats de ce vice. Mais si le seul moyen d’obtenir d’importants papiers était de se prêter à cette fantaisie, mon père en acceptait volontiers le ridicule, d’autant plus que sa responsabilité ne serait vraiment engagée en rien. Le diamant, avec ses instructions bien cachetées, fut donc transporté dans la caisse de son banquier, et les lettres périodiques du colonel furent ouvertes par l’avocat de la famille, M. Bruff, représentant mon père. Il est clair que toute personne sensée eût agi de même dans cette occasion. Rien en ce monde, Betteredge, ne nous semble devoir exister que si notre infime expérience admet le fait, et nous ne croyons à la réalité d’un roman que s’il est imprimé en toutes lettres dans une gazette ! »
Il ressortait évidemment de cette réflexion que M. Franklin trouvait téméraire et faux le jugement porté par son père sur le colonel !
« Quelle opinion vous êtes-vous faite, monsieur, sur cette affaire ? lui dis-je.
— Terminons d’abord l’histoire du colonel, me répondit M. Franklin. L’esprit anglais, mon cher Betteredge, pèche singulièrement par l’absence de système, et votre question, mon ami, en est une nouvelle preuve. Lorsque nous ne construisons pas des machines, nous sommes, intellectuellement parlant, le peuple le moins ordonné de l’univers.
— Voilà, me dis-je intérieurement, le bon résultat d’une éducation étrangère ; c’est sans doute en France qu’on lui aura appris à nous railler ainsi. »
M. Franklin reprit le fil interrompu de sa narration et poursuivit en ces termes :
« Mon père reçut les papiers désirés, et jamais il ne revit son beau-frère depuis ce moment. Chaque année, les lettres arrivaient au jour convenu et étaient ouvertes par M. Bruff.
« J’ai vu le paquet de ces lettres, toutes uniformément de la même teneur et d’un style d’affaires : « Monsieur, celle-ci est pour certifier que je suis encore en vie. Laissez le diamant en paix. John Herncastle. » Il ne variait jamais sa formule, jusqu’au moment où, il y a environ six mois, la lettre contint ces mots : « Monsieur, on me dit que je suis près de mourir. Venez me voir et m’aider à faire mon testament. » M. Bruff alla le trouver dans sa petite villa de la banlieue, entourée d’un jardin, et où il avait vécu seul depuis son retour des Indes. Il avait des chiens, des chats, des oiseaux autour de lui, mais aucun être humain, sauf la femme qui venait chaque jour faire l’ouvrage de la maison ; en ce moment, le docteur se tenait près de son chevet. Son testament fut fort simple. Le colonel avait dissipé la plus grande partie de sa fortune en expériences chimiques ; ses dernières volontés se réduisirent à trois clauses, qu’il dicta de son lit, dans la plénitude de ses facultés. La première pourvoyait l’entretien de ses divers animaux. La seconde fondait une chaire de chimie expérimentale dans une université du Nord. Enfin la troisième léguait la Pierre de Lune à sa nièce, comme cadeau de jour de naissance, à la condition que mon père serait exécuteur testamentaire. Mon père commença par refuser. Après réflexion, il résolut d’accepter, d’abord parce qu’on lui affirma qu’il n’en subirait aucun ennui ; ensuite parce que M. Bruff lui fit comprendre, qu’au point de vue de l’intérêt de Rachel, ce diamant pouvait après tout avoir une valeur.
— Le colonel donna-t-il une raison, monsieur, pour laisser le diamant à miss Rachel ? demandai-je.
— Non-seulement il donna une raison, mais le motif fut inscrit dans son testament, dit M. Franklin. J’en possède un extrait que vous verrez tout à l’heure. Un peu de méthode, Betteredge ! chaque chose en son temps. Maintenant que vous connaissez le testament, il faut que vous sachiez comment les choses se passèrent après la mort du colonel. Il devint nécessaire de faire légaliser le testament, mais auparavant on dut procéder à l’estimation du diamant. Tous les joailliers que l’on consulta confirmèrent l’assertion du colonel, et dirent qu’il possédait un des plus gros diamants connus. L’estimation exacte présenta plusieurs difficultés sérieuses. Par sa taille, il pouvait passer pour un phénomène, mais sa couleur le plaçait dans une catégorie particulière ; et comme pour ajouter à tant de causes d’incertitude, un défaut, une paille, se trouvait au cœur même de la pierre.
« Tout en comptant avec cette dernière cause de déchet, le plus bas mot des évaluations montait pourtant à 20,000 livres.
« Je vous laisse à penser la stupéfaction de mon père ! Il avait été sur le point de refuser sa mission, et eût ainsi laissé sortir de la famille ce joyau hors ligne. L’intérêt qu’il portait dès lors à cette affaire le décida à décacheter les instructions déposées avec le diamant. M. Bruff me montra ce document, avec les autres papiers, et, à mon avis, cette lecture permet de se faire une idée de la conspiration qui menaçait la vie du colonel.
— Ainsi donc, monsieur, lui dis-je, vous croyez que la conspiration existait ?
— Ne possédant pas l’incomparable bon sens de mon père, reprit M. Franklin, je crois fermement que la vie de mon oncle était en danger, comme lui-même l’affirmait. Les instructions que je lus expliquent, à mon avis, comment, malgré cela, il finit par mourir dans son lit.
« Dans l’hypothèse d’une mort violente, signalée par l’interruption des lettres à date régulière, mon père était chargé d’envoyer secrètement la Pierre de Lune à Amsterdam. Elle devait y être remise entre les mains d’un célèbre tailleur de diamants, et coupée par lui en quatre ou six pierres. Ces diamants auraient été vendus au meilleur prix possible et la somme appliquée à fonder la chaire de chimie, que depuis lors le colonel avait dotée par son testament. Maintenant, Betteredge, faites usage de votre perspicacité, et lisez la conclusion qui résulte des instructions du colonel ! »
Je fis appel à mon intelligence. Elle se ressentait du désordre inséparable des esprits anglais, et tout y était confusion, jusqu’à ce que M. Franklin prît la peine de guider mon esprit, et m’amena à voir ce que je ne pouvais découvrir à moi tout seul.
« Remarquez, dit-il, que le colonel a eu l’habileté de protéger ses jours contre toute violence en faisant dépendre de sa propre conservation l’intégrité du diamant.
« Il ne lui suffit pas de dire aux ennemis qu’il redoute : « Tuez-moi, et vous n’en serez pas plus avancés qu’à l’heure présente, où le diamant est hors d’atteinte dans le coffre-fort d’un banquier. » Au lieu de cela, il leur dit : « Tuez-moi, et le joyau ne sera plus la Pierre de Lune ; son identité sera perdue pour vous à jamais… Que veut dire cette clause ? »
Ici, j’eus, à ce que je crus au moins, un éclair digne de la vivacité étrangère.
« Je comprends, dis-je, c’était un moyen de diminuer la valeur du diamant, et ainsi de tromper les calculs de ces coquins !…
— Rien de tout cela, reprit M. Franklin ; je me suis enquis de cette question. Comme le diamant restant dans son intégrité est déparé par une paille, s’il était coupé en morceaux, il vaudrait plus d’argent, ainsi divisé, que sous sa première forme, et cela par la simple raison que les quatre ou six diamants qu’on en tirerait seraient bien plus parfaits que l’énorme pierre déparée par un défaut.
« Donc, si le vol seul avait été au fond de la conspiration, les instructions du colonel n’eussent servi absolument qu’à rendre le larcin plus tentant. On en eût trouvé une somme plus importante, et il eût été d’une défaite plus facile après l’opération que lui eussent fait subir les ouvriers d’Amsterdam.
— Dieu vous bénisse, monsieur ! m’écriai-je, mais alors, qu’était donc ce complot ?
— Un complot organisé parmi ceux des Indiens qui possédaient primitivement le joyau, répondit M. Franklin, et dont l’origine remonte à une antique superstition hindoue. Telle est mon opinion, corroborée par la lecture d’un papier de famille que j’ai sur moi en ce moment. »
Je compris alors pourquoi l’apparition des trois Indiens avait frappé M. Franklin comme un fait digne de remarque.
« Je ne tiens pas, reprit M. Franklin, à vous imposer mon opinion personnelle.
« L’hypothèse de quelques sectaires hindous profondément dévoués à une croyance religieuse, bravant toutes les difficultés, tous les dangers, et guettant sans se lasser l’occasion de ressaisir leur joyau sacré, m’apparaît à moi comme parfaitement d’accord avec la patiente ténacité des races orientales, et ce que nous savons de l’influence des religions asiatiques ; mais je conviens que je suis un homme d’imagination, et que le boucher, le boulanger et le percepteur des contributions ne sont pas les seules réalités qu’admette mon esprit. Laissons mes conjectures pour ce qu’elles valent, et revenons à la seule question pratique qui nous concerne. La conspiration survit-elle à la mort de mon oncle ? et le colonel avait-il cette conviction, lorsqu’il légua ce souvenir à sa nièce ? »
Je commençai à apercevoir milady et miss Rachel au fond de toute cette diablerie, et dès lors je fus tout oreilles.
« Quand je découvris l’histoire de la Pierre de Lune, dit M. Franklin, je ne me souciais guère de lui servir d’introducteur ici. Mais M. Bruff me rappela qu’il fallait que quelqu’un remît le legs de ma cousine entre ses mains, et qu’autant valait que je fusse cette personne. Après avoir retiré le diamant de la banque, je m’imaginai être suivi dans les rues par un homme misérablement vêtu et à la peau basanée. J’entrai chez mon père pour prendre mes bagages, et y trouvai une lettre qui me retint inopinément à Londres. Je retournai à la banque avec le bijou, et je crus apercevoir de nouveau l’homme au teint sombre. Quand je repris le diamant le lendemain matin, je revis l’individu pour la troisième fois, mais je lui échappai adroitement, et avant qu’il eût pu retrouver mes traces, je pris le train du matin, au lieu de celui de l’après-midi. Me voici arrivé à destination, avec le diamant sain et sauf ; quelles sont les premières nouvelles qui m’accueillent ? J’apprends que trois vagabonds indiens ont été vus rôdant aux alentours de la maison, que mon arrivée et quelque chose de tout particulier que je dois porter sur moi, sont l’objet d’investigations spéciales pour ces gens, alors qu’ils se croient seuls. Je ne m’arrête pas à la représentation qu’ils donnent de l’encre versée sur la main de l’enfant, ni à leur injonction de regarder si un homme vient au loin, et s’il porte quelque chose dans sa poche ; je dis comme vous, cette jonglerie que j’ai souvent vu pratiquer en Orient ne signifie rien. La question à décider présentement est de savoir si je n’attache pas trop d’importance à ce qui peut n’être qu’un accident, ou bien si nous tenons réellement là une preuve que les Indiens suivent la trace du diamant de la Lune depuis le moment où il a quitté l’abri tutélaire de la banque. »
Ni lui ni moi ne semblions venir à bout de cette partie de notre enquête.
Nous nous regardâmes, puis nous considérâmes la mer, qui, montant doucement, couvrait graduellement les sables mouvants.
« À quoi pensez-vous, dit tout à coup M. Franklin ?
— Je songeais, monsieur, répliquai-je, que j’aimerais à précipiter le diamant dans les sables tremblants, et à mettre fin ainsi à toutes nos préoccupations !
— Si vous avez en poche la valeur de la Pierre de Lune, Betteredge, me répondit M. Franklin, dites-le vite, et ainsi sera-t-il fait ! »
Il est curieux d’observer combien, lorsque l’esprit est trop tendu, la moindre plaisanterie réussit à l’alléger. Nous trouvâmes très-divertissante l’idée de disposer ainsi du bien de miss Rachel, et de mettre M. Blake, l’exécuteur testamentaire, dans un si terrible embarras, quoique, à l’heure présente, je me demande encore ce qu’il y avait là de si divertissant !
M. Franklin fut le premier à ramener la conversation à son sujet principal.
Il prit une enveloppe dans sa poche, l’ouvrit, et me tendit le papier qu’elle renfermait.
« Betteredge, dit-il, il faut que nous envisagions nettement, et cela dans l’intérêt de ma tante, la question des motifs secrets qu’eut le colonel pour faire ce legs à sa nièce. Ne perdez pas de vue la façon dont lady Verinder traita son frère depuis le moment de son retour en Angleterre jusqu’à celui où il vous promit de se souvenir du jour de naissance de sa nièce ; puis lisez ceci. » Il me remit l’extrait du testament du colonel : je l’ai sous les yeux pendant que j’écris, et j’en prends copie à votre intention.
« Troisièmement, et finalement, je donne et lègue à ma nièce, Rachel Verinder, fille unique de ma sœur Julia Verinder, veuve, si ladite dame est encore en vie lors du prochain jour de naissance de Rachel Verinder, c’est-à-dire au premier anniversaire qui suivra ma mort, mon diamant jaune, connu en Orient sous le nom de diamant de la Lune ; ce legs est soumis à la condition que ladite Julia Verinder sera en vie à cette époque. À cet effet, je désire que mon exécuteur testamentaire remette mon diamant, par ses mains ou par celles d’un intermédiaire digne de sa confiance et désigné par lui, en la possession personnelle de ma nièce Rachel, au prochain jour de sa naissance qui suivra ma mort, et cela, si faire se peut, en présence de ma sœur Julia Verinder. Je désire aussi qu’on informe ma sœur, par une copie légalisée, de cette troisième et dernière clause de mon testament, à savoir, que je donne le diamant à sa fille Rachel, en signe de pardon absolu du tort que ses procédés envers moi ont causé à ma réputation durant ma vie, et tout particulièrement comme preuve que je pardonne, ainsi qu’il convient à un gentilhomme et à un officier, l’insulte qui me fut faite, lorsque son valet de chambre, agissant par ses ordres, me ferma sa porte le soir du jour de naissance de sa fille… ».
D’autres détails suivaient, ordonnant en cas du décès de milady ou de miss Rachel, lors de l’ouverture du testament, l’envoi du diamant en Hollande, où on en disposerait suivant la teneur des instructions cachetées que M. Franklin nous a fait connaître précédemment.
Je rendis le papier à M. Frankiin, trop troublé pour exprimer mon opinion. Jusqu’à ce moment je restais convaincu, vous le savez, que le colonel était mort aussi réprouvé qu’il avait vécu. Je ne pourrais dire que cette lecture me convertit complétement ; mais enfin elle m’ébranla, je l’avoue.
« Eh bien, dit M. Franklin, maintenant que vous avez pris connaissance des propres paroles du colonel, qu’en pensez-vous ? En introduisant la Pierre de Lune dans la maison de ma tante, suis-je ici l’instrument inconscient de la vengeance du colonel, ou est-ce que je réhabilite son caractère de chrétien repentant et pardonnant ?
— Il semble dur, monsieur, répondis-je, d’affirmer qu’il mourut avec une affreuse vengeance dans le cœur et un horrible mensonge sur les lèvres. Dieu seul connaît la vérité ! Ne me la demandez donc pas ! »
M. Franklin continua à tourner l’extrait du testament entre ses doigts, comme s’il eût espéré en voir jaillir la vérité ; pendant ce temps, sa physionomie changeait singulièrement.
De vif et animé qu’il était jusqu’ici, il devint tout à coup réfléchi et solennel.
« La question a deux points de vue, dit-il, le côté objectif et le côté subjectif. Lequel adoptons-nous ? »
Il avait reçu une éducation allemande aussi bien qu’une éducation française.
Cette dernière avait pris possession de lui jusqu’à ce moment, à ce qu’il me sembla, et l’autre influence arrivait maintenant à son tour.
Une de mes règles favorites est de ne jamais m’arrêter à ce que je ne comprends pas. Je pris donc un juste milieu entre l’objectif et le subjectif dont on me parlait ; à vrai dire, j’ouvris mes yeux démesurément et ne dis mot.
« Extrayons de la chose sa signification intérieure, insista M. Franklin ; pourquoi mon oncle laissa-t-il le diamant à Rachel ? pourquoi ne le légua-t-il pas à ma tante ?
— Ceci, monsieur, répondis-je, n’est pas au-dessus de ma pénétration : le colonel Herncastle connaissait assez milady pour savoir qu’elle aurait refusé tout legs venant de lui.
— Comment était-il assuré que Rachel ne le refuserait pas également ?
— Vit-on jamais une jeune dame, monsieur, capable de résister à la tentation d’accepter un présent semblable à celui du diamant de la Lune !
— Le point de vue rentre dans le subjectif, dit M. Franklin. Il vous fait honneur, Betteredge, et dénote beaucoup d’intelligence de votre part. Mais il plane sur le legs du colonel un autre mystère qui n’est pas encore éclairci. Comment expliquerons-nous que ce don ne doive être remis à Rachel que du vivant de sa mère ?
— Je ne voudrais pas calomnier un homme défunt, monsieur ; mais s’il a tant tenu à l’existence de sa sœur dans cette occasion, ne serait-ce pas dans l’espoir que ce devienne une source de trouble et de chagrin pour elle par l’entremise de sa fille, et qu’étant encore en vie elle puisse ressentir toutes ces peines ?
— Oh ! oh ! c’est donc là votre interprétation ? Vous voici derechef dans le mode subjectif ! Avez-vous jamais été en Allemagne, Betteredge ?
— Non, monsieur ; mais quelle serait votre interprétation, s’il vous plaît ?
— J’admets, dit M. Franklin, que le but du colonel a pu être, non pas d’avantager sa nièce qu’il n’avait jamais vue, mais de prouver à sa sœur, de la façon la plus gracieuse, qu’il lui avait pardonné, en faisant un magnifique présent à son enfant. Voilà une interprétation toute différente de la vôtre, Betteredge, et également admissible au point de vue subjectif. Je crois l’une aussi plausible que l’autre. »
Ayant résolu nos difficultés d’une façon aussi satisfaisante pour chacun, M. Franklin parut croire qu’il n’y avait plus rien à lui demander. Il s’étendit sur le sable, et manifesta le désir de savoir ce qui restait à faire.
Il s’était montré si fin et si intelligent dans toute cette affaire (avant d’adopter le jargon étranger), et il avait si bien pris la haute main dans la direction de notre conversation, que je fus frappé de surprise en le voyant soudain changer de rôle et faire appel à mon aide. Plus tard seulement, j’appris par miss Rachel, qui fut la première à le remarquer, que ces brusques variations étaient chez M. Franklin une suite de son éducation étrangère. À l’âge où nous recevons nos impressions des autres, où nous sommes plutôt un reflet qu’une personnalité, cet enfant, envoyé à l’étranger, ballotté d’une nation à une autre, n’avait pas eu le temps d’acquérir une manière d’être définitive. Le résultat fut qu’il rapporta du continent un caractère fait de mille nuances diverses et toutes plus ou moins discordantes, si bien qu’il semblait passer sa vie dans un état de perpétuelle contradiction avec lui-même.
Tantôt il était plein d’activité, tantôt la paresse le dominait ; parfois ses idées pouvaient être claires et sûres, parfois elles étaient brumeuses ; il se montrait un modèle de décision, puis il offrait le spectacle de l’impuissance ; bref, il réunissait en lui l’humeur française, l’humeur allemande, l’humeur italienne, et, brochant sur le tout, le fond anglais reparaissait toujours à point nommé comme pour dire : « Me voici étrangement travesti, ainsi que vous le voyez, mais pourtant il reste encore quelque chose de moi. »
Miss Rachel prétendait que c’était le côté italien qui prédominait, dans les moments où il affectait un laisser-aller complet et vous demandait de la façon la plus indolente d’assumer tout le fardeau de la responsabilité sur vos propres épaules. Je pense que nous pouvons dire, sans être taxés d’injustice, qu’en ce moment c’était le côté italien du caractère qui se manifestait.
« N’est-ce pas à vous, monsieur, repris-je, de savoir ce qu’il va falloir faire ? à coup sûr, cela ne me regarde pas. »
M. Franklin était étendu dans une position à ne voir que le ciel, et ne parut pas se soucier de ma question.
« Je ne me soucie pas d’alarmer ma tante sans raison, dit-il ; et je ne veux point non plus la quitter sans la prévenir de ce qu’il peut lui être utile d’apprendre. Voyons, Betteredge, si vous étiez à ma place, en deux mots, que feriez-vous ? »
Je lui dis sans hésiter :
« J’attendrais.
— De tout mon cœur, répondit M. Franklin, mais pendant combien de temps ? »
Je me mis à expliquer mon opinion.
« Autant que je puis le comprendre, monsieur, il est indispensable que quelqu’un remette ce maudit diamant entre les mains de miss Rachel, à l’occasion de son prochain jour de naissance, et, en ce cas, autant vaut que ce soit vous qui vous en chargiez qu’un autre. Nous voici au 25 de mai, et l’anniversaire tombe le 21 juin ; il reste donc près de quatre semaines devant nous. Attendons, et voyons ce qui surviendra pendant ce laps de temps ; alors nous préviendrons milady ou non, suivant les circonstances.
— Admirable, Betteredge, dit M. Franklin, la position est ainsi sauvegardée ; mais, d’ici là, que ferai-je de la Pierre de Lune ?
— Vous agirez comme votre père le fit ! repartis-je ; votre père l’avait mise en sûreté dans une maison de banque à Londres ; vous la logerez dans le coffre-fort de la banque de Frizinghall. (Frizinghall est la ville la plus voisine de chez nous, et la banque d’Angleterre elle-même n’est pas plus sûre que celle de ce lieu.) Si j’étais de vous, monsieur, ajoutai-je, je monterais à cheval et je me dirigerais incontinent sur Frizinghall avant le retour de ces dames. »
La perspective de faire quelque chose, et de le faire à cheval, remit M. Franklin sur ses pieds avec la rapidité de l’éclair ; bien plus, il me releva sans la moindre cérémonie.
« Vous valez votre pesant d’or, Betteredge ! Allons vite, et faisons seller le meilleur cheval des écuries. »
Il me rappelait le bon vieux temps !
Dieu soit loué ! voici bien le vrai fond anglais, perçant malgré la couche de vernis des civilisations étrangères ! je retrouvais le petit Franklin d’autrefois, transporté d’aise à la pensée d’une promenade à cheval ! Lui faire seller un cheval ! mais j’en aurais fait préparer une douzaine, s’il avait pu les monter tous à la fois !
Nous rentrâmes à la hâte, nous fîmes seller le cheval le plus rapide de l’écurie, et M. Franklin partit au grand galop, pour déposer encore une fois le maudit diamant dans le coffre-fort d’une banque.
Lorsque j’entendis s’éloigner le bruit du cheval, et que je me retrouvai seul dans la cour, je fus tenté de me demander si je ne sortais pas d’un rêve.