La Pierre de Lune/I/07

La bibliothèque libre.
Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 53-57).
Première période


CHAPITRE VII


Tandis que, dans le trouble de mon esprit, j’aurais eu besoin d’un peu de repos pour me remettre d’aplomb, ma fille Pénélope se rencontra sur mon chemin exactement comme feu sa mère avait coutume de me croiser sur les escaliers ; et à l’instant même elle me somma de la mettre au courant de ce qui s’était passé entre M. Franklin et moi. Dans la situation présente, ma seule ressource était de mettre fin instantanément à la curiosité de Pénélope. Je lui répondis en conséquence que M. Franklin et moi nous étions entretenus de politique étrangère, jusqu’à ce que, fatigués tous deux, nous nous fussions endormis sous l’ardeur du soleil.

Essayez de ce genre de réponse près de votre fille ou de votre femme la première fois qu’elles vous ennuieront de questions embarrassantes, et il y a dix à parier contre un qu’avec la douceur caressante des femmes, elles s’empresseront de reprendre la même question à la plus prochaine occasion, tout en vous embrassant.

Milady et miss Rachel rentrèrent à la fin de la journée. Inutile de dire leur surprise en apprenant à la fois l’arrivée de M. Franklin et sa course subite à cheval. Bien entendu, elles aussi me posèrent des questions embarrassantes, et là, les discussions politiques et le sommeil nous surprenant sous l’ardeur du soleil, étaient un genre d’explications qui ne pouvait plus servir. À bout d’imagination, je me permis de dire que l’arrivée de M. Franklin par le train du matin ne devait être attribuée qu’à une de ses excentricités habituelles. Alors survint la question de savoir si cette chevauchée intempestive était aussi une autre de ses excentricités ; je répondis : « Oui » sans hésiter et m’en tirai ainsi fort habilement, à ce que je crois.

Sorti de cette passe difficile, je me trouvai dans un embarras bien plus grand quand je rentrai dans ma chambre. Pénélope, aussi fidèle à la douceur innée des femmes qu’à leur curiosité naturelle, vint m’embrasser et me poser des questions ; mais cette fois-ci, elle désirait seulement, m’interroger sur le compte de notre housemaid Rosanna Spearman.

Il paraît qu’après nous avoir quittés, M. Franklin et moi, aux Sables-Tremblants, Rosanna était revenue dans l’état d’esprit le plus étrange. Elle avait passé, à en croire Pénélope, par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; gaie sans cause, triste tout à coup, elle faisait cent questions sans désemparer sur M. Franklin Blake, et du même coup se montrait mécontente de Pénélope, parce que celle-ci se permettait de témoigner quelque étonnement du subit intérêt qu’elle prenait à un étranger.

On l’avait surprise occupée à graver en souriant le nom de M. Franklin dans l’intérieur de sa boîte à ouvrage ; elle avait été vue de nouveau pleurant et considérant dans la glace son épaule contrefaite.

M. Franklin et elle se connaissaient-ils avant ce jour ? Cela semblait impossible. Avaient-ils entendu parler l’un de l’autre ? Cela paraissait non moins inadmissible. Je pouvais répondre de la surprise réelle de M. Franklin à la vue des regards que fixait sur lui cette fille. Pénélope affirmait également que les questions de Rosanna sur M. Franklin avaient un tour naturel, bien qu’elles devinssent excessives. Cette consultation fatigante et sans issue se termina brusquement par la plus singulière hypothèse du monde de la part de Pénélope.

« Père, dit Pénélope sérieusement, il n’y a qu’un moyen d’expliquer cela ; Rosanna sera tombée amoureuse de M. Blake à première vue ! »

Vous avez ouï parler de charmantes jeunes ladies qui prennent une passion à première vue, et vous avez trouvé cela admissible. Mais qu’une housemaid sortant d’un refuge, laide et contrefaite, tombe amoureuse dès le premier moment d’un monsieur qui vient en visite dans la maison, essayez donc de trouver dans toute la chrétienté le pendant de cette absurdité ! Je ris jusqu’aux larmes à cette pensée.

Pénélope fut froissée de mon accès de gaieté, et me l’exprima d’une façon inattendue pour moi.

« Père, me dit-elle doucement, je ne vous avais jusqu’ici jamais connu si cruel. » Puis elle sortit.

Ces paroles agirent sur moi comme si je venais de recevoir une douche d’eau froide ; je me sentis furieux contre moi-même dès qu’elle les eut prononcées, mais enfin, il en était ainsi. Changeons donc de sujet ; je regrette d’avoir abordé cette question, et cela non sans cause, comme vous le verrez par la suite.

La soirée arriva, et le premier coup du dîner était sonné, lorsque M. Franklin revint de Frizinghall. Je lui montai son eau chaude moi-même, pensant qu’après un pareil laps de temps j’apprendrais du nouveau. À mon grand désappointement et sans doute au vôtre, ami lecteur, il ne s’était rien passé d’extraordinaire. Il n’avait rencontré d’Indiens ni à l’aller ni au retour. Il avait déposé la Pierre de Lune à la Banque, sans la désigner autrement que comme un objet de grand prix, et il en tenait le reçu dans sa poche. Je descendis, un peu dérouté, car je m’étais attendu à mieux après une journée si pleine d’agitation.

Je ne puis vous dire comment se passa la première entrevue de M. Franklin avec sa tante et sa cousine.

J’aurais volontiers donné quelque chose pour servir à table ce jour-là ; mais sauf à de rares solennités de famille, ma position comme intendant en eût été diminuée aux yeux des domestiques, et milady ne me trouvant déjà que trop disposé à la familiarité n’admettait pas que j’en multipliasse les occasions. J’eus quelques détails par le valet de chambre et par Pénélope.

Ma fille me dit qu’elle n’avait jamais vu miss Rachel si recherchée dans sa coiffure, si jolie et si animée que lorsqu’elle descendit ce soir-là au salon. Le valet de chambre m’assura, lui, qu’il avait eu une peine infinie à réunir dans son service l’attitude d’une respectueuse indifférence et l’attention due à M. Franklin Blake ; plus tard dans la soirée, nous les entendîmes chanter des duos. M. Franklin donnait toute sa voix et miss Rachel la dominait. Milady les accompagnait sur le piano, allant de difficultés en difficultés et leur faisant passer haies et fossés avec une habileté merveilleuse. C’était charmant à entendre le soir sur la terrasse par les fenêtres ouvertes.

Peu après, je montai le soda-water et l’eau-de-vie au fumoir, et je vis que la soirée passée près de miss Rachel avait complètement chassé la pensée du diamant de la tête de M. Franklin.

« C’est la plus ravissante fille que j’aie rencontrée depuis mon retour en Angleterre ! » voilà tout ce que j’en pus tirer quand j’essayai de ramener l’entretien sur des sujets plus sérieux.

Vers minuit, je fis ma ronde de surveillance autour de la maison, accompagné, comme de coutume, par mon second, le valet de pied Samuel. Lorsque toutes les portes furent fermées, sauf celle de côté qui donnait sur la terrasse, j’envoyai Samuel se coucher, et je pris l’air sur le pas de la porte avant de me mettre moi-même au lit.

La nuit était chaude et calme, et la lune donnait dans son plein ; il y avait un tel silence au dehors que j’entendais parfois vaguement le murmure de la mer lorsqu’elle venait mouiller le banc de sable de la petite baie. D’après l’emplacement de la maison, le côté de la terrasse se trouvait dans l’ombre, mais la lune éclairait entièrement l’allée sablée parallèle à la terrasse. Tandis que je regardais de ce côté, après avoir levé les yeux vers le ciel, je vis distinctement l’ombre d’une personne, projetée par la lune et partant du coin de la maison.

Je suis vieux, mais malin, et je me gardai de crier ; malheureusement l’âge m’a fort alourdi, et le bruit de mes pas sur le gravier me trahit. Avant que je pusse atteindre le coin, des jambes plus alertes que les miennes, et plusieurs paires d’entre elles, à ce qu’il me sembla, décampèrent à la hâte. Quand je gagnai le coin, les rôdeurs, quels qu’ils fussent, s’étaient jetés dans le taillis qui longe l’allée, et se dérobaient à la vue parmi les arbres et les buissons de ce bois ; ils pouvaient aisément arriver à la route, en franchissant notre haie. Si j’avais eu quarante ans de moins, j’aurais eu la chance de les attraper avant qu’ils eussent quitté notre enceinte ; dans la conjoncture actuelle, il ne me restait d’autre ressource que d’aller chercher un renfort plus jeune.

Sans déranger personne, Samuel et moi nous nous munîmes de fusils, et nous fîmes le tour de la maison en passant par le taillis.

Nous nous assurâmes que personne ne rôdait sur le domaine, puis nous revînmes vers la maison. Pendant que je traversais l’allée où j’avais vu une ombre, j’aperçus sur le gravier un petit objet qui brillait au reflet de la lune. Je le ramassai, et je découvris que c’était un petit flacon, contenant une liqueur épaisse et odorante, aussi noire que de l’encre.

Je ne dis rien à Samuel ; mais me rappelant ce que Pénélope m’avait conté des jongleurs indiens, et de la cérémonie de l’encre versée dans le creux de la main de l’enfant, je soupçonnai sur-le-champ que j’avais dû déranger les trois Indiens dans quelque diabolique manœuvre, dont le but était de découvrit où se trouvait logé cette nuit le diamant.