La Pierre de Lune/I/08

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 57-68).
Première période


CHAPITRE VIII


Je dois m’arrêter ici pour un moment. En rassemblant mes propres souvenirs, aidés du journal de Pénélope, je vois que nous pouvons passer rapidement sur l’espace de temps compris entre l’arrivée de M. Franklin et le jour de naissance de miss Rachel. La plupart de ces jours n’ont rien qu’on puisse citer.

Donc, avec votre permission et avec le secours de Pénélope, je noterai seulement quelques dates ainsi que les faits qui s’y rapportent, me réservant de reprendre mon journal quotidien dès que j’arriverai au moment où la Pierre de Lune devint l’occupation principale de tout le monde dans la maison.

Je reprends au lendemain matin (26) de ma trouvaille dans l’allée. Je montrai à M. Franklin cette pièce de conviction, et lui racontai comment j’en étais devenu possesseur. Son opinion fut que non-seulement les Indiens poursuivaient la recherche du diamant, mais encore qu’ils avaient la niaiserie de croire à leurs jongleries, entre autres à celle de l’encre versée sur la main de leur jeune acolyte, dans l’espoir qu’il verrait ainsi les personnes et les objets qui dépassaient la portée de la vision humaine.

À ce que m’apprit M. Franklin, chez nous aussi bien qu’en Orient, il y a des gens qui pratiquent ces momeries, sans addition d’encre magique, toutefois ; ils appellent cela d’un nom français qui signifie quelque chose comme le don de seconde vue.

« Croyez-le bien, ajouta M. Franklin, les Indiens étaient convaincus que le diamant reposait ici, entre nos mains, et ils avaient amené leur jeune voyant afin d’être bien renseignés par lui sur le lieu précis ou se trouvait le diamant dans le cas où ils seraient parvenus à pénétrer la nuit dernière dans la maison.

— Pensez-vous qu’ils tenteront d’y entrer de nouveau, monsieur ? dis-je.

— Cela dépend, répondit M. Franklin, du degré d’initiation du jeune garçon ; s’il peut apercevoir le diamant enfermé à l’abri de toute atteinte dans la caisse de la banque de Frizinghall, nous ne serons plus, pour le moment, troublés par les visites des Indiens ; s’il ne possède pas le don de seconde vue, nous avons plus d’une chance de les revoir ou de les attraper dans le taillis, et cela avant peu. »

J’attendais donc et avec assez d’intrépidité une nouvelle apparition ; mais, chose étrange, elle n’eut jamais lieu.

Soit que les jongleurs eussent appris en ville la visite de M. Franklin à la Banque, et qu’ils en aient tiré leurs conclusions ; soit que l’enfant eût réellement vu le diamant et ses pérégrinations, ce que pour ma part je ne croirai pas un seul instant ; soit enfin que le hasard seul s’en mêlât, nous n’aperçûmes plus l’ombre d’un Indien pendant les semaines qui s’écoulèrent jusqu’au jour de naissance de miss Rachel.

Les jongleurs continuèrent à exhiber leurs tours dans la ville ou aux environs ; M. Franklin et moi restâmes dans l’attente, décidés à ne pas mettre les coquins trop sur leurs gardes en dévoilant hâtivement nos soupçons.

Sur cet exposé de nos situations respectives, je finirai tout le récit de ce que j’ai à dire des Indiens pour le moment.

Le 29 de ce mois, M. Franklin et sa cousine découvrirent une manière nouvelle de passer le temps qui eût pu, sans cet amusement, leur sembler un peu long. J’ai des raisons qui se développeront plus tard de vous faire particulièrement remarquer quel genre d’occupation ils adoptèrent.

Les gens du monde en général ont un grand élément d’ennui dans leur existence : c’est leur paresse.

Leur vie se passe la plupart du temps à la recherche d’une occupation, et il est curieux de les voir souvent se divertir à quelque chose de bizarre, de laid ou de sale. Ceux qui ont ce qu’on appelle des goûts intellectuels semblent surtout atteints de cette manie ; neuf fois sur dix ils tourmentent quelqu’un, ou bien ils abîment quelque chose et restent convaincus qu’ils ajoutent beaucoup à la culture de leur esprit, quand la vérité tout unie est qu’ils ne font que salir et déranger une maison. J’ai vu des dames (je le dis à regret), aussi bien que des messieurs, sortir, les poches pleines de vieilles boîtes à pharmacie, pour aller à la chasse des lézards, des escargots, des araignées et des grenouilles. De retour au logis, on transperce ces pauvres bêtes avec des épingles ou bien on les coupe en petits morceaux sans éprouver le moindre remords.

Vous trouvez l’un de vos jeunes maîtres en extase devant une araignée qu’il contemple au travers d’une loupe ; ou bien vous vous butez contre une malheureuse grenouille qui descend l’escalier sans sa tête ; et lorsque vous vous récriez contre ces inutiles cruautés, on vous répond que votre jeune maître ou votre jeune maîtresse montre ainsi son goût pour l’histoire naturelle.

D’autres fois, ils gâteront une belle fleur en la lardant de vilains instruments sous le prétexte d’apprendre sa structure. Sa couleur en sera-t-elle pourtant plus belle ou son parfum plus doux, lorsque votre stupide curiosité sera satisfaite à ses dépens ? Mais qu’importe ? il faut, entendez-vous, il leur faut tuer le temps ! Enfant, vous tripotiez de la boue, et vous faisiez de franches saletés ; arrivé à l’âge d’homme, vous vous plongez, croyez-vous, dans la science, en disséquant des fleurs et des insectes ! Cela revient toujours à dire que vous n’avez pas d’idées dans votre pauvre cervelle vide, et rien à faire de vos pauvres mains oisives. Parfois cette agitation stérile aboutit à couvrir une toile de peinture dont l’odeur empeste la maison ; ou bien vous gardez des larves et d’autres horreurs dans des bocaux pleins d’eau sale qui soulèvent le cœur à vos voisins ; puis, vous semez des débris de cailloux en guise d’étude géologique dans tout le logis ; ou bien encore vous vous tachez les doigts avec le collodion, et aucun visage ami ne trouve grâce devant votre appareil photographique.

Il est clair qu’il est souvent dur aux gens qui ont leur vie à gagner, d’être obligés de travailler pour se procurer les vêtements qui les couvrent, le toit qui les abrite et le pain qui les nourrit ; mais comparez le métier du plus pénible à cette existence d’oisiveté qui s’en prend aux animaux et aux fleurs et vous remercierez encore le ciel que votre tête soit forcée de penser et vos mains obligées de se remuer.

Quant à M. Franklin et à miss Rachel, je leur dois la justice de dire qu’ils ne torturaient rien ; ils se bornaient à gâcher, et n’abîmèrent que les panneaux d’une porte. Le génie universel de M. Franklin lui faisant tout entreprendre, il se lança dans ce qu’il nommait la peinture décorative. Il avait inventé, daigna-t-il nous dire, un nouveau procédé de détrempe, et il attribuait à cette composition les qualités d’un agent actif. Quels ingrédients y figuraient, je l’ignore, mais l’effet qu’elle produisait, je puis vous le dire en deux mots, elle infectait.

Miss Rachel n’ayant pas de cesse qu’elle n’eût essayé cette nouvelle merveille, M. Franklin fit venir les matières premières de Londres, opéra le mélange, qui tout d’abord réussit à faire éternuer bêtes et gens ; puis il orna la robe de miss Rachel d’un tablier à bavette, et se mit de concert avec elle à décorer son petit salon que, faute d’un nom élégant en anglais, on nommait : « le boudoir. »

Ils commencèrent par l’intérieur des portes ; M. Franklin enleva tout le vernis neuf avec de la pierre ponce, et obtint une surface unie pour son travail futur. Miss Rachel alors se mit en demeure de couvrir sous sa direction l’espace libre de devises ingénieuses, griffons, oiseaux, fleurs, amours, et autres gentillesses à l’imitation d’un célèbre peintre italien, dont le nom m’échappe ; je sais seulement que c’est celui qui a rempli l’univers de Vierges Marie et dont la bonne amie était boulangère. Comme occupation, ces décorations étaient un ouvrage peu propre et n’avançaient que lentement. Mais nos jeunes gens n’en semblaient jamais fatigués ; tout le temps qu’ils ne donnaient ni à la promenade, ni aux visites, ni aux repas, ni à leurs duos de chant, ils l’employaient à abîmer cette porte, aussi appliqués à leur besogne que des abeilles dans une ruche.

Pourtant qui a donc écrit que Satan trouve encore le moyen de perdre les gens les plus occupés ? S’il avait été à ma place dans la famille et qu’il eût vu les deux cousins, qui avec sa brosse, qui avec son agent actif, il eût pensé que jamais plus grande vérité ne trouva ici à être appliquée !

La première date digne d’être notée est celle du dimanche 4 juin.

Ce soir-là, dans la salle des gens, nous débattîmes entre nous une question qui, comme, celle de la décoration du petit salon, se rattache à des faits à venir.

Remarquant le plaisir que M. Franklin et sa cousine semblaient trouver dans la société l’un de l’autre, et voyant quel joli couple ils feraient à tout égard, nous discutâmes les nombreuses chances qu’ils avaient d’être réunis pour autre chose que pour l’ornementation d’un salon.

Plusieurs d’entre nous prédirent que la maison verrait un mariage avant la fin de l’été. D’autres, dont je faisais partie, admirent qu’en effet il y avait des probabilités pour que miss Rachel fût mariée ; mais, pour des raisons que la suite vous apprendra, nous doutions que son futur fût M. Franklin Blake.

Ce qui était hors de doute, c’est que M. Franklin était pour sa part fort amoureux. La question était de découvrir les sentiments de miss Rachel ; permettez-moi de vous faire connaître ma jeune maîtresse, et puis vous verrez si vous parvenez à bien comprendre son caractère.

Le dix-huitième anniversaire de miss Rachel devait tomber au 21 de juin prochain. Si par hasard vous aimez les femmes brunes (lesquelles ont cessé depuis peu, m’a-t-on dit, d’être en faveur dans le monde élégant) et que vous ne teniez pas absolument à la taille, je vous réponds de miss Rachel comme d’une des plus jolies personnes que vous eussiez pu voir. Elle était mince et petite, mais parfaitement proportionnée des pieds à la tête. En la voyant s’asseoir, se lever, surtout en la voyant marcher, tout homme de sens aurait été convaincu qu’elle devait le charme de son extérieur à la nature et non à ses vêtements.

Ses yeux et ses cheveux rivalisaient du plus beau noir ; son nez paraissait trop petit, j’en conviens, mais (pour emprunter les paroles de M. Franklin) la bouche et le menton étaient des morceaux de dieux ; toujours selon la même autorité, son teint chaud comme un rayon de soleil avait sur celui-ci l’avantage de ne pas brûler ceux qui le regardaient. Ajoutez-y qu’elle portait la tête haute et d’un air vraiment distingué, qu’elle possédait une voix claire, d’un timbre métallique, et un sourire qui commençait dans les yeux pour arriver aux lèvres ; vous aurez dès lors un portrait complet et aussi frappant que j’ai pu le décrire.

Maintenant, que dirai-je du caractère ? Cette charmante créature avait-elle des défauts ? Mon Dieu, oui ! elle en avait juste autant que vous, madame, ni plus ni moins.

Pour parler sérieusement, ma chère miss Rachel avait, au milieu de tant d’attraits et de qualités, un défaut capital, que la stricte impartialité m’oblige à reconnaître. Elle différait des autres filles de son âge, et en un point surtout, c’est qu’elle avait des idées à elle et toutes faites, et que si ses opinions allaient à l’encontre des usages reçus, elle se moquait des usages ! Pour des bagatelles, ce travers importait peu ; mais dans les circonstances graves, milady trouvait, comme moi, que cet esprit de défi allait bien trop loin.

Elle jugeait par elle-même, chose bien rare chez des femmes deux fois plus âgées qu’elle ; jamais elle ne demandait votre avis et ne vous prévenait de ce qu’elle allait décider. Elle ne mettait personne, pas même sa mère, dans la confidence de ses secrets. Dans les moindres choses comme dans les plus grandes, avec ceux qu’elle aimait comme avec ceux qu’elle détestait (sentiments dont elle s’acquittait également bien), miss Rachel suivait un petit système personnel qui suffisait aux peines et aux joies de son existence intime.

Que de fois n’ai-je pas entendu répéter à milady :

« Le meilleur ami et le pire ennemi de Rachel sont tous deux… Rachel elle-même. »

Un mot encore, et j’ai fini.

Avec ce caractère concentré et cette volonté inflexible, il n’y avait pas un atome de fausseté en elle. Je ne me souviens pas de l’avoir vue manquer à sa parole : dire oui pour elle ne signifiait jamais qu’elle pensât à faire le contraire. Plus d’une fois dans son enfance, je la vis supporter une réprimande ou un châtiment à la place d’une amie plutôt que de l’accuser. Personne ne put jamais lui faire avouer ni nier en ce cas la faute dont elle se laissait accuser à tort ; elle vous regardait bien résolument en face, secouait son petit minois et vous disait nettement :

« Vous ne me ferez pas parler. »

Punie de nouveau pour son obstination, elle voulait bien demander pardon pour avoir dit : « Je ne veux pas parler. » Mais on avait beau la mettre au pain et à l’eau, elle ne répondait rien de plus. Entêtée, volontaire comme un démon, j’en conviens, mais une créature parfaite à travers tout cela. Peut-être voyez-vous ici une certaine contradiction ? eh bien ! je vais vous glisser un mot dans le tuyau de l’oreille. Étudiez votre femme pendant vingt-quatre heures, et si durant ce temps vous ne découvrez chez la bonne dame aucune contradiction, que le Ciel ait pitié de vous ! vous avez épousé un monstre.

En vous faisant le portrait de miss Rachel, j’ai trouvé une transition pour vous parler des intentions matrimoniales de la jeune personne.

Le 12 juin, ma maîtresse adressa à un gentleman de Londres une invitation pour venir passer le jour de naissance de miss Rachel à la maison.

C’est à cet heureux personnage que je croyais le cœur de ma jeune maîtresse attaché ; de même que M. Franklin, il était son cousin et se nommait M. Godfrey Ablewhite.

La seconde sœur de milady (n’ayez pas peur, cette fois nous ne nous étendrons pas trop longtemps sur les affaires de famille) eut un désappointement dans ses affections de jeunesse ; lorsqu’à la suite de ce chagrin, elle prit un mari, elle fit ce qu’on appelle une mésalliance.

Il y eut un grand tapage dans la famille, quand l’honorable Caroline persista à épouser M. Ablewhite, le simple banquier de Frizinghall.

Il était fort riche, respecté et entouré d’une famille bien posée ; le tout parlait en sa faveur. Mais enfin il s’était permis de s’élever à cette position en partant des rangs inférieurs de la société, et on ne pouvait tolérer cette audace.

Toutefois avec le temps, et grâce au progrès des lumières modernes, la mésalliance finit par être acceptée. Nous devenons si libéraux ! Personne ne se soucie guère, pourvu que les droits de chacun soient égaux, de savoir si tel membre, soit du parlement, soit de la société moderne, est un balayeur des rues ou un duc. Voilà le point de vue moderne, et je l’admets. Les Ablewhite demeuraient dans une belle maison entourée d’un parc et située à la porte de Frizinghall ; ils étaient fort respectés dans leur voisinage et dignes de l’être. Ils ne nous occuperont guère par la suite, à l’exception de M. Godfrey, second fils de M. Ablewhite, qui tiendra une place considérable dans mon récit, surtout par rapport à miss Rachel.

Malgré l’esprit, les talents et toutes les qualités de M. Franklin, je lui trouvais peu de chances de l’emporter sur M. Godfrey dans l’estime de ma jeune maîtresse.

En premier lieu, M. Godfrey était, au point de vue de la tournure, le plus bel homme des deux ; il mesurait près de six pieds de haut, avait de belles couleurs roses et blanches, la figure bien ronde et rasée, et de superbes cheveux blonds flottant négligemment sur son cou.

Mais pourquoi continuerais-je cette description de sa personne ? Si vous avez jamais souscrit aux œuvres de charité féminine à Londres, vous connaissez M. G. Ablewhite aussi bien que moi.

Sa profession était celle du barreau ; ses goûts le rendaient l’homme des dames, et par choix il vivait en bon Samaritain.

Il était le bras droit de la philanthropie féminine et la providence des femmes malheureuses.

Sociétés maternelles pour les femmes en couches ; refuges destinés aux Madeleines repentantes ; associations d’esprits forts instituées pour donner aux faibles femmes les places appartenant aux hommes, sauf à laisser ceux-ci se débrouiller sans appui, toutes les entreprises philanthropiques l’avaient pour président, pour caissier, ou pour directeur.

N’importe où se réunissait un comité de dames, on était sûr d’y voir M. Godfrey, adoucissant l’humeur des unes et des autres, dirigeant ces chères créatures à travers les épines de la discussion, avec mille formes de politesse. Je soutiens que l’Angleterre ne possédait pas de philanthrope au petit pied plus accompli. Comme orateur dans les meetings de bienfaisance, il n’avait pas son pareil pour vous tirer des larmes et de l’argent ; il était devenu un personnage populaire.

La dernière fois que j’allai à Londres, ma maîtresse me régala de deux divertissements. L’un fut d’aller voir au théâtre une danseuse à la mode ; l’autre d’entendre M. Godfrey parlant à Exeter-Hall. La femme produisit son effet, accompagnée d’un orchestre.

Le gentleman obtint son succès à l’aide d’un mouchoir et d’un verre d’eau ; vous trouviez la même foule aux deux représentations, l’une des jambes, et l’autre de la langue. Malgré tant de succès, M. Godfrey restait l’homme le plus doux, du caractère le plus facile et le plus aisé à satisfaire : il aimait tout le monde, et était aimé de chacun.

Quelle chance restait à M. Franklin, quelle chance avait un homme d’une réputation même supérieure, contre un personnage aussi accompli ?

La réponse de M. Godfrey nous parvint le 14.

Il acceptait l’invitation, à partir du mercredi jusqu’au vendredi soir, jour où ses devoirs de charité l’obligeraient à rentrer en ville. Il joignait à sa lettre une jolie pièce de vers sur le jour de naissance de miss Rachel ; celle-ci, à ce que j’appris par Pénélope, se réunit à M. Franklin pour les tourner en ridicule, et ma fille, toute portée vers M. Franklin, me demanda triomphalement ce que je pensais de cela. « Miss Rachel vous a mise sur une fausse piste, ma chère, lui dis-je, mais mon nez n’est pas si facile à mystifier ; attendez que M. Ablewhite soit ici pour juger la position. »

Ma fille répliqua que M. Franklin pourrait bien se déclarer avant que les vers fussent suivis du poète ! À cela je ne pouvais rien opposer, car j’avoue que M. Franklin ne perdait aucune occasion de se mettre dans les bonnes grâces de sa cousine.

J’en donnerai pour preuve que, quoique fumeur invétéré, il renonça au cigare, dès qu’elle eut dit qu’elle détestait l’odeur qui en restait dans les habits. Il dormit si mal après cet acte de soumission, par suite de la privation de son narcotique habituel, et il souffrit tellement de ce changement d’habitudes, que miss Rachel fut la première à le prier de reprendre ses cigares. Mais il persista dans sa résolution ; jamais il ne reprendrait rien de ce qui pouvait lui causer un instant d’ennui, et sa volonté l’aiderait à se vaincre, et même à retrouver le sommeil.

Tant de dévouement, ainsi pensait chacun, ne pouvait manquer de faire impression sur miss Rachel, sans compter encore le travail en commun de la décoration du boudoir. Tout cela est très-joli, mais enfin elle avait dans sa chambre à coucher une photographie de M. Godfrey, qui le représentait dans la pose d’un orateur de meeting, ses cheveux jetés en arrière par le feu de son éloquence, et ses beaux yeux forçant l’argent à sortir des poches. Que direz-vous de cela ? Chaque matin, de l’aveu même de Pénélope, l’homme incomparable que toutes les femmes s’arrachaient assistait en effigie à la toilette de miss Rachel, et je persistais à croire qu’ayant peu il aurait le droit de voir en réalité ces beaux cheveux peignés par Pénélope.

Le 16 juin survint un événement qui diminua encore selon moi les chances de M. Franklin.

Un monsieur à l’air assez bizarre, parlant l’anglais avec un accent étranger, vint ce matin-là demander M. Franklin Blake, pour lui parler affaires.

Ces affaires ne pouvaient regarder le diamant pour deux motifs : d’abord, parce que M. Franklin ne m’en parla pas ; secondement, parce qu’il s’en entretint avec milady ; celle-ci en toucha sans doute quelques mots à sa fille. En tout cas, il paraît que miss Rachel, le soir au piano, fit de sévères remontrances à M. Franklin sur la compagnie dans laquelle il avait vécu et les principes relâchés qu’il avait puisés à l’étranger. Le lendemain, pour la première fois, on négligea la décoration de la porte. Je soupçonne qu’il s’agissait pour M. Franklin de liquider quelque imprudence commise sur le continent, dette ou affaire de femme, qui était venue le relancer en Angleterre ; tout ceci n’est qu’une supposition ; car dans cette occasion, chose étrange, milady et M. Franklin me laissèrent dans l’ignorance.

Le 17, les nuages semblèrent se dissiper. Les deux jeunes gens reprirent la décoration de la porte et parurent bien ensemble comme avant. S’il faut en croire Pénélope, M. Franklin aurait saisi l’occasion de la réconciliation pour faire sa demande, et n’aurait été ni repoussé ni agréé. Ma fille affirmait que miss Rachel avait éloigné M. Franklin en affectant de ne pas le croire assez sérieux, et qu’un instant après elle avait regretté son procédé. Bien que Pénélope, élevée dès son enfance avec sa jeune maîtresse, fût pour cette raison plus familière avec elle que ne le sont d’ordinaire les femmes de chambre, je connaissais trop la réserve de miss Rachel pour admettre qu’elle s’ouvrît ainsi, et je crois que ma fille prenait ses espérances pour des réalités.

Le 19, il survint un autre événement ; le docteur fut appelé pour soigner une personne que vous connaissez ; je veux parler de notre seconde housemaid, Rosanna Spearman.

Cette pauvre fille qui, comme vous le savez, m’avait tant intrigué par sa manière d’être aux Sables-Tremblants, me causa encore plus d’un étonnement jusqu’au moment dont je vous entretiens ici. L’idée de ma fille (et qu’elle garda strictement pour elle, d’après mes ordres), que Rosanna fût tombée amoureuse de M. Franklin me paraissait toujours aussi absurde ; mais je conviens aussi que ce que nous vîmes tous deux de sa conduite commençait à avoir l’air mystérieux, pour ne pas dire plus !

Ainsi, sans faire semblant de rien et de la manière la plus naturelle du monde, elle se plaçait sans cesse sous les pas de M. Franklin. Il y faisait à peu près autant attention qu’au chat de la maison, et il ne pensait jamais à regarder une figure aussi ordinaire. Pendant ce temps, cette pauvre fille, qui n’avait jamais eu beaucoup d’appétit, le perdit tout à fait et se mit à dépérir, tandis que le matin ses yeux indiquaient qu’elle avait passé la nuit à pleurer au lieu de dormir.

Un jour, Pénélope fit une déplaisante découverte que nous tînmes secrète.

Elle surprit Rosanna devant la table de toilette de M. Franklin, enlevant une rose que miss Rachel venait de donner à ce dernier pour mettre à sa boutonnière, et y substituant une rose semblable, cueillie par elle.

Depuis cet incident, elle fut à plusieurs reprises insolente vis-à-vis de moi, lorsque je lui donnai un avis général sur sa conduite ; et, chose plus grave encore, elle se montra peu respectueuse dans plusieurs occasions envers miss Rachel.

Milady remarqua ce changement, et me demanda ce que j’en pensais.

Je cherchai à excuser notre housemaid, en attribuant son aigreur à son état maladif ; le résultat fut qu’on demanda le docteur. Il parla de ses nerfs et dit qu’il la croyait peu propre à continuer un service. Milady offrit de l’envoyer dans une des fermes, afin de changer d’air. Elle supplia les larmes aux yeux qu’on la laissât dans la maison, et moi, bien mal inspiré, j’engageai milady à en essayer encore pendant quelque temps. Les événements se chargèrent de prouver que je n’aurais pu donner un plus mauvais conseil ; car certes, si j’avais pu prévoir l’avenir, j’aurais mis Rosanna Spearman à la porte de la maison séance tenante.

Le 20, on reçut un mot de M. Godfrey, qui devait passer cette nuit chez son père à Frizinghall, où il avait à s’entendre avec lui au sujet de quelques affaires. Dans l’après-midi du lendemain, il viendrait à cheval avec ses deux sœurs et resterait à dîner. Une jolie boîte en porcelaine accompagnait ce billet. C’était un souvenir qu’il priait sa cousine Rachel d’accepter avec son amour et ses meilleurs souhaits. M. Franklin ne lui avait offert qu’un médaillon sans valeur ; malgré tout, et avec l’obstination naturelle aux femmes, Pénélope pariait toujours pour son succès.

Dieu soit loué ! Nous voici à la veille du jour de naissance ! Vous conviendrez, j’espère, que je ne vous ai pas trop fait languir cette fois pour y arriver ! Prenez courage, je vous promets un nouveau chapitre plein d’intérêt et qui vous fera pénétrer au cœur même de notre histoire.