La Pierre de Lune/I/15

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 138-153).
Première période


CHAPITRE XV


Le sergent garda le silence, absorbé dans ses réflexions, jusqu’à ce que nous nous trouvassions dans le bois de sapins. Là, il se secoua, comme un homme qui a pris un parti, et il m’adressa de nouveau la parole.

« Monsieur Betteredge, dit-il, puisque vous m’avez fait l’honneur de vous embarquer sous mes ordres, et dans ma barque, et que votre concours peut m’être précieux, je ne vois aucune raison pour continuer à nous tromper mutuellement ; je vais donc vous donner pour ma part l’exemple de la franchise… Vous êtes décidé à ne me donner aucune information contre Rosanna Spearman, parce qu’elle s’est montrée bonne fille vis-à-vis de vous, et que vous la plaignez sincèrement. Ces considérations pleines d’humanité vous font infiniment d’honneur, mais, dans les circonstances actuelles, elles se trouvent perdre de leur valeur.

« Rosanna Spearman ne court aucun danger, non, aucun, quand même j’acquerrais la preuve de sa complicité dans la disparition du diamant, et cela aussi clairement que je vois votre nez au milieu de votre visage !

— Entendez-vous par là que milady ne poursuivrait pas sa mise en accusation ? demandai-je.

— Je veux dire que milady ne pourra pas poursuivre, répondit-il ; Rosanna n’est qu’un instrument passif entre les mains d’une autre personne, et on l’épargnera en faveur de cette même personne. »

Il parlait avec le plus grand sérieux, on ne pouvait le nier, et je sentis quelque chose en moi qui bouillonnait en l’écoutant. « Ne pouvez-vous donc mettre un nom sur cette personne ? insistai-je.

— Ne le pouvez-vous pas vous-même, monsieur Betteredge ?

— Non. »

Le sergent resta immobile, et me considéra de la tête aux pieds avec un mélancolique intérêt.

« C’est toujours avec plaisir que je pratique l’indulgence envers les faiblesses de notre nature humaine, dit-il ; j’éprouve une indulgence toute particulière pour les vôtres, surtout en ce moment, monsieur Betteredge ; c’est sans doute par des motifs tout aussi louables, que vous vous sentez porté vers Rosanna Spearman, n’est-il pas vrai ? Sauriez-vous par hasard si cette fille vient de renouveler une partie de son linge ? »

Je ne pus deviner pourquoi il arrivait ainsi, sans transition, à cette bizarre question.

Ne voyant aucun mal pour Rosanna à répondre la vérité, je dis qu’elle était arrivée chez nous avec une garde-robe très-mal pourvue, et que milady, comme récompense de sa bonne conduite (j’appuyai là-dessus), venait de lui donner un trousseau, il n’y avait pas plus de quinze jours.

« Comme tout va de travers dans ce bas monde ! fit le sergent ; la vie humaine semble une cible sur laquelle la mauvaise fortune frappe incessamment ! sans l’affaire du trousseau, nous aurions trouvé un jupon ou une robe de nuit toute neuve dans le linge de Rosanna, et elle eût été découverte ainsi. Vous suivez aisément ma pensée, n’est-il pas vrai ? Puisque vous avez questionné les femmes vous-même, vous êtes au courant des incidents bizarres que deux d’entre elles ont appris à la porte de Rosanna, et vous devinez sûrement à quelle occupation se livrait cette fille lorsqu’elle se disait malade ? Comment, vous ne vous en doutez point ? C’est pourtant aussi clair que le rayon de soleil qui brille là-bas autour des arbres ! Jeudi à onze heures du matin, l’inspecteur Seegrave, lequel réunit en lui toutes les infirmités de l’esprit, attire l’attention des femmes sur la tache de la porte. Rosanna a des raisons à elle connues pour se méfier de ses vêtements ; elle prend un prétexte pour regagner sa chambre, trouve la trace de la peinture sur sa robe de nuit ou sur un vêtement quel qu’il soit, voit que la tache reparaîtra toujours ; elle part subrepticement pour la ville afin d’y acheter l’étoffe semblable à celle de l’objet endommagé. Elle le confectionne seule dans sa chambre pendant la nuit du jeudi, allume un feu pour sécher et repasser le nouveau vêtement après l’avoir lavé (car elle se serait gardée de détruire l’autre : en effet, elle savait deux de ses camarades en train de l’espionner, elle pouvait aussi craindre d’être trahie par l’odeur du brûlé et par le bois qu’il lui faudrait monter chez elle) ; elle conserve donc l’objet taché, peut-être sur elle, et cherche en ce moment à s’en débarrasser dans quelque endroit sûr et commode, le long de ce rivage désert que vous connaissez.

« Je l’ai suivie ce soir jusqu’au hameau de pêcheurs, et jusqu’à un des cottages que nous allons sans doute visiter avant de nous en retourner. Elle est restée un certain temps dans cette maison, et en est sortie, dissimulant, à ce qu’il m’a semblé, un paquet sous son manteau. Un manteau sur des épaules féminines est un emblème de la charité, il couvre bien des fautes ! Je l’ai vue ensuite se diriger le long de la côte vers le nord.

« Vos côtes sont-elles considérées comme un des jolis paysages maritimes, monsieur Betteredge ? »

Un « Oui » assez sec fut ma réponse.

« Comme les goûts diffèrent ! dit le sergent ; en jugeant ce rivage à mon point de vue, je n’en ai jamais trouvé que j’admirerais moins : si vous avez à suivre quelqu’un dans cette direction, et que cette personne se retourne par hasard, vous ne rencontrez pas un seul endroit abrité où vous puissiez vous dissimuler. J’avais le choix d’arrêter Rosanna sous prévention ou de la laisser poursuivre en liberté son petit manège. Pour des raisons dont je vous épargne l’exposé, je me décidai à ne reculer devant aucun sacrifice afin d’éviter de donner trop tôt l’éveil à une autre personne dont nous tairons le nom entre nous. Je suis donc revenu à la maison vous prier de me conduire au nord du rivage par un autre chemin.

« Le sable est, par rapport aux empreintes de pas, un des meilleurs agents de police que je connaisse. Si nous ne joignons pas Rosanna Spearman en allant ainsi à sa rencontre, le sable nous mettra au courant de ce qu’elle a fait pour peu que le jour ne baisse pas trop rapidement. Voici le sable. Permettez-moi de vous engager à vous taire d’abord et à me laisser faire. »

S’il existe une maladie, une fièvre qu’on puisse nommer la fièvre de délation, celle-ci avait envahi votre très-humble serviteur. Le sergent passa à travers les monticules de sable, et gagna le rivage. Je le suivis, tout agité, et j’attendis un peu à l’écart ce qui surviendrait.

Le hasard fit que je me trouvais arrêté à la même place où je me souvenais d’avoir causé avec Rosanna, lorsque M. Franklin nous apparut soudain, arrivant de Londres. Pendant que mes yeux suivaient le sergent, ma pensée se reportait à ce qui m’avait été dit par Rosanna dans cette occasion-là. Je crus encore sentir cette pauvre enfant glissant sa main dans la mienne, et la serrant amicalement avec un élan de reconnaissance pour l’intérêt que je lui montrais. Il me semblait encore entendre sa voix, lorsqu’elle me disait que les Sables-Tremblants l’attiraient malgré elle ; enfin, je vis passer devant moi le rayonnement de sa figure lorsqu’elle aperçut M. Franklin arrivant gaiement vers nous à travers les monticules de sable.

À mesure que j’évoquais ces souvenirs, la tristesse m’envahissait de plus en plus, et, lorsque je levais les yeux pour secouer ces pensées, la vue de cette petite baie solitaire ne servait guère à me réconforter.

Le jour achevait de baisser, et un calme presque sinistre régnait sur cette plage déserte. Le mouvement de la mer s’élevant et s’abaissant au large sur le banc s’opérait sans bruit ; et dans l’espace qui était le plus rapproché de nous, l’eau gisait silencieuse, obscure, et sans un souffle de vent pour l’animer, des masses de varech à l’aspect verdâtre flottaient à la surface des flaques d’eau ; l’écume stagnante apparaissait de loin en loin, éclairée par les dernières lueurs du jour, qui s’éteignaient sur les grandes pointes de rochers, sortant hors de l’eau, au nord et au sud.

Nous étions à l’heure de la marée ; pendant que je regardais ainsi vaguement et dans l’attente, la face roussâtre des affreux Sables-Tremblants commença à frissonner et à s’agiter, seul et lugubre indice du mouvement dans ce lieu désolé.

Je vis le sergent tressaillir lorsqu’il aperçut le frémissement du sable : il l’observa en silence pendant quelques instants, puis revint vers moi.

« Voilà un endroit traître et déplaisant, monsieur Betteredge, me dit-il ; on ne distingue aucune trace de Rosanna Spearman sur le rivage, à quelque place que vous regardiez. »

Il m’emmena un peu plus bas, et je m’assurai moi-même que ses pas et les miens étaient les seuls dont l’empreinte fût visible.

« Dans quelle direction est le hameau de pêcheurs par rapport à l’endroit où nous sommes ?

— Cobb’s Hole, dis-je (c’est le nom du hameau), se trouve près de nous au sud.

— J’ai vu cette fille ce soir, reprit M. Cuff, marchant le long du sable vers le nord ; donc, elle devait se diriger vers cet endroit-ci. Cobb’s Hole est-il derrière cette pointe de terrain et pouvons-nous y arriver, maintenant que la marée est basse, par le rivage ? »

Je répondis affirmativement aux deux questions.

« Veuillez m’excuser, dit le sergent, si je vous demande de nous acheminer vivement : je désire, avant que la nuit soit close, découvrir l’endroit où elle a quitté la berge. »

Nous avions parcouru environ deux cents mètres, lorsque le sergent tomba sur ses genoux comme saisi du désir de faire sa prière.

« Je reviens un peu sur le compte de votre paysage marin, dit-il, voici les pas d’une femme ! appelons-les ceux de Rosanna jusqu’à preuve contraire.

« Ce sont des pas bien embrouillés, veuillez le remarquer, mais embrouillés à dessein. Ah ! la pauvre créature, elle se rend compte aussi bien que moi de la délation du sable ! Mais elle paraît avoir été trop pressée pour effacer ses pas avec un complet succès…

« Voici une empreinte qui vient de Cobb’s Hole, et l’autre qui y retourne.

« Ne voyez-vous pas la pointe de son soulier allant droit vers l’eau, et plus bas deux talons tournés dans la direction opposée ? Je ne voudrais pas vous blesser dans vos sentiments, mais je crains que Rosanna ne soit fort rusée. Il semble qu’elle ait été décidée à gagner le lieu que nous venons de quitter, sans laisser aucune trace de sa marche sur le sable. En conclurons-nous qu’elle s’est mise dans l’eau d’ici à la pointe de rochers qui se trouve derrière nous, qu’elle est revenue par le même chemin, et a repris le rivage là où l’empreinte de deux talons est marquée ? Oui, c’est bien cela. Cela correspond à la pensée que j’avais qu’elle cachait quelque chose sous son manteau en quittant le cottage. Non pas un objet à détruire ! car, en ce cas, de quelle utilité seraient toutes ces précautions pour m’empêcher de connaître le but final de sa promenade ? Non, il faut plutôt supposer qu’elle avait quelque chose à cacher pour le conserver. Peut-être en nous rendant au cottage découvrirons-nous quelle était cette chose. »

Devant cette proposition, ma fièvre de recherches se calma soudain.

« Vous n’avez nul besoin de moi, dis-je, à quoi puis je vous servir ?

— Plus je cultive votre connaissance, monsieur Betteredge, repartit le sergent, plus vos vertus me frappent. De la modestie ? quelle rare qualité en ce monde ! et à quel degré vous la possédez ! Mais, en admettant que j’entre seul au cottage, la langue de ces bonnes gens ne se déliera jamais pour répondre à mes questions ; tandis que, présenté par vous, si justement estimé ici, la conversation marchera comme par enchantement. Cela saute aux yeux, qu’en dites-vous ? »

Ne trouvant à faire aucune réponse aussi piquante que je l’eusse désirée, j’essayai de gagner du temps en lui demandant dans quel cottage il voulait aller.

À la description du sergent, je reconnus qu’il s’agissait d’un cottage habité par un pêcheur du nom de Yolland avec sa femme et sa famille composée d’un fils et d’une fille déjà sortis de l’enfance.

Si vous voulez jeter un coup d’œil en arrière, vous verrez que, lorsque je vous fis connaître pour la première fois Rosanna Spearman, je vous dis qu’elle ne variait sa promenade vers les Sables-Tremblants que pour aller voir des amis à Cobb’s Hole. Ces amis étaient les Yolland, dignes gens, respectés et considérés de leur voisinage. Rosanna les avait connus d’abord par leur fille qui avait un pied estropié et qu’on désignait de nos côtés sous le nom de Lucy la Boiteuse. Ces deux filles avaient peut-être puisé dans leur difformité un penchant mutuel. En tout cas, les Yolland et Rosanna étaient au mieux ensemble.

La découverte du sergent touchant le but de promenade de cette fille me mit beaucoup plus à l’aise pour répondre à ses questions. Rosanna n’avait fait que se rendre là où elle avait l’habitude d’aller : prouver que son temps s’était passé avec la famille du pêcheur, équivalait à établir l’innocence de ses occupations.

Donc, bien loin de lui faire tort, c’était lui rendre service que de m’avouer persuadé par la logique du sergent ; j’usai de ce moyen.

Nous partîmes pour Cobb’s Hole, en suivant les pas de Rosanna sur le sable, tant que le jour dura. Quand nous arrivâmes au cottage, le pêcheur et son fils se trouvèrent être sortis en bateau, et Lucy la Boiteuse, toujours faible et fatiguée, se reposait sur son lit. La bonne Mrs Yolland nous reçut seule dans sa cuisine ; lorsqu’elle apprit que le sergent Cuff était une célébrité de Londres, elle étala une bouteille de gin hollandais avec des pipes neuves sur la table, et se mit à contempler M. Cuff comme si elle ne pouvait se rassasier de le voir.

Je m’assis tranquillement dans un coin, curieux de savoir comment le sergent s’y prendrait pour aborder le sujet de Rosanna Spearman. Ses manières détournées devinrent encore plus rusées dans cette occasion.

Je ne saurais me rappeler par quel chemin il s’approcha de son but. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il commença par la famille royale, continua par les méthodistes, puis vint le prix du poisson, de là, il arriva, sans paraître y toucher, à la perte du diamant, à la méchanceté de notre première housemaid et à la dureté générale des servantes de la maison envers Rosanna.

Parvenu à ce point de son discours, il raconta qu’il s’occupait de la recherche de la Pierre de Lune, en partie pour la retrouver, et aussi dans le but charitable de disculper Rosanna des injustes soupçons que faisaient peser sur elle ses ennemies.

Un quart d’heure après notre entrée, la bonne Mrs Yolland était persuadée qu’elle parlait au meilleur ami de Rosanna, et elle pressait le sergent de soutenir son moral et de réconforter son estomac par un verre de la liqueur hollandaise.

Dans la conviction où j’étais que le sergent perdait son temps auprès de Mrs Yolland, je m’amusai de leur conversation, exactement comme si j’eusse assisté à une comédie. Le grand Cuff fit preuve d’une patience surprenante, tirant un coup de feu de temps à autre au hasard, et courant après la chance de tomber une fois juste. Quoi qu’il fît, il ne ressortit de la conversation de Mrs Yolland que des faits à l’avantage de Rosanna, et aucun à son préjudice ; le tout était débité avec une volubilité à en perdre haleine par Mrs Yolland, qui mettait toujours toute sa confiance en M. Cuff. Il tenta son dernier effort lorsque nous regardâmes nos montres, et que nous nous préparâmes au départ.

« Je vais vous souhaiter le bonsoir, madame, dit le sergent, et je dirai seulement en parlant que Rosanna Spearman a en votre serviteur quelqu’un qui lui veut sincèrement du bien. Mais là, croyez-moi, elle ne pourra jamais rester dans sa place actuelle, et mon avis serait qu’elle la quittât.

— Que Dieu vous bénisse ! mais elle va la quitter, » s’écria Mrs Yolland.

Rosanna Spearman songeait à quitter la maison ! À ce mot, mes oreilles se dressèrent ; il semblait étrange, pour ne rien dire de plus, qu’elle n’en eût prévenu ni milady ni moi. J’eus la pensée que le dernier effort de M. Cuff pourrait bien avoir atteint son but, et que ma participation à son entreprise n’était pas inoffensive comme je m’en flattais.

Ce pouvait être l’affaire du sergent de tromper une honnête mère de famille en l’enlaçant dans un réseau de mensonges ; mais, quant à moi, mon devoir m’ordonnait comme bon protestant de me souvenir que le père du mensonge est le démon, et que le mal et le diable vivent toujours de compagnie. Aussi, pressentant de nouvelles noirceurs, j’essayai d’emmener le sergent.

À l’instant même il se rassit et demanda un verre du réconfortant hollandais.

Mrs Yolland s’assit en face de lui et lui offrit sa petite goutte. J’allai vers la porte, de fort mauvaise humeur, en disant que je pensais qu’il était temps de leur souhaiter le bonsoir. Pourtant je ne m’en allai point.

« Alors, vraiment elle compte quitter sa place ? reprit le sergent ; mais que fera-t-elle après cela ? C’est triste, bien triste, car cette pauvre fille n’a pas un ami en ce monde, sauf vous et moi !

— Ah mais, si pourtant, elle en a, repartit Mrs Yolland, car elle est venue ce soir ici comme je vous l’ai dit, et, après un bout de conversation avec ma fille Lucy et moi, elle nous a demandé à monter dans la chambre de celle-ci : il faut vous dire que c’est le seul endroit où il y ait des plumes et de l’encre. « J’ai besoin d’écrire une lettre à une amie, me dit-elle, et je ne puis jamais le faire à la maison par suite de l’espionnage des domestiques. » À qui la lettre était-elle adressée, je ne saurais vous le dire, mais il faut qu’elle ait été d’une fameuse longueur, à en juger par le temps qu’elle a passé en haut. Je lui ai offert un timbre, mais en redescendant elle n’avait pas sa lettre à la main, et n’a pas accepté le timbre.

« Elle est un peu trop réservée, cette pauvre créature, comme vous le savez, sur son compte même et sur ses affaires ; mais il est certain qu’elle a des amis quelque part et c’est chez eux, n’en doutez pas, qu’elle doit aller.

— Sera-ce bientôt ? demanda le sergent.

— Aussitôt qu’elle le pourra, » dit Mrs Yolland.

Ici, je quittai de nouveau la porte : moi qui étais à la tête de la maison de milady, je ne pouvais permettre sans le relever la continuation de ce bavardage sur un de nos domestiques.

« Vous devez vous tromper sur le compte de Rosanna Spearman, dis-je ; si elle avait dû quitter sa place, je pense qu’elle se serait adressée d’abord à moi.

— Me tromper, cria Mrs Yolland ! quand il n’y a pas une heure, elle achetait chez moi des articles de voyage ! Oui, monsieur Betteredge, chez moi, et dans cette même chambre. Tiens, ceci me rappelle autre chose, continua cette insupportable femme, qui se mit à fouiller dans ses poches, quelque chose que j’ai à vous dire à propos de Rosanna et de son argent. Y a-t-il des chances pour que l’un de vous la voie en rentrant à la maison ?

— Je me chargerai de votre commission pour elle avec le plus grand plaisir, » dit M. Cuff, avant que je pusse placer un mot.

Mrs Yolland sortit de sa poche quelques pièces de menue monnaie qu’elle se mit à compter dans sa main, avec la plus exaspérante lenteur ; puis elle tendit l’argent au sergent, non sans paraître désolée de s’en séparer.

« Puis-je vous prier de remettre ceci avec toutes mes amitiés à Rosanna ? dit Mrs Yolland ; elle a tenu à me payer le peu d’objets dont elle a eu la fantaisie ici ce soir, et certes l’argent est le bienvenu dans cette pauvre maison !

« Pourtant, je me reproche presque d’avoir accepté les maigres épargnes de cette fille ; et, à vous dire la vérité, je ne crois pas que mon mari soit content, quand il reviendra demain de son ouvrage, d’apprendre que je me suis laissé rembourser par elle. Dites-lui donc, je vous prie, que je lui fais cadeau de ce qu’elle m’a acheté ; mais, voyons, ne laissez pas cet argent traîner ainsi sur la table, fit Mrs Yolland avec insistance en remettant la somme devant le sergent comme si les pièces lui eussent brûlé les doigts. Non vraiment ; soyez donc un brave homme ! car les temps sont durs, et la chair est faible ! et je pourrais bien être tentée de le réintégrer dans ma poche !

— Allons, partons, dis-je, je ne puis attendre davantage, il faut que je rentre.

— Je vous suis immédiatement, » dit le sergent.

Pour la troisième fois, je gagnai la porte, et je ne pus cette fois encore en passer le seuil.

« C’est une affaire très-délicate, entendis-je dire au sergent, que de lui faire reprendre l’argent, car vous lui aviez sans doute vendu ces objets bon marché ?

— Bon marché ! s’exclama Mrs Yolland, tenez, et jugez-en plutôt par vous-même ! »

Elle prit sa chandelle et mena le sergent vers un coin de la cuisine. Se fût-il agi de sauver ma vie, je n’eusse pu m’empêcher de les suivre. Là, gisait à terre dans un coin, un amas de vieilles ferrailles et de débris que le pêcheur avait dû ramasser à la suite des naufrages assez fréquents sur ces côtes, et dont il n’avait pu encore se défaire. Mrs Yolland plongea dans ce capharnaüm et en sortit serrant une vieille boîte en étain laqué, avec son couvercle, et une patte servant à l’accrocher : c’était justement le genre de coffres dont se servent les marins pour protéger contre l’humidité leurs cartes et leurs papiers à bord du navire.

« Là, reprit-elle, Rosanna m’a acheté ce soir le pendant de celle-ci : « Elle fera très-bien, disait-elle, pour y mettre mes cols et manches et leur éviter d’être écrasés dans ma malle. » — Un shilling neuf pence, monsieur Cuff ; pas un demi-sou de plus, aussi vrai que je suis en vie !

— C’est donné, » soupira le sergent.

Il se mit à soupeser la boîte, et je crus en même temps saisir quelques notes de la Dernière Rose d’Été. Plus de doute maintenant ! il venait d’acquérir une nouvelle preuve de la culpabilité de Rosanna, et cela dans le lieu même où je croyais sa réputation le plus à l’abri, et cela encore par mon intermédiaire ! Je vous laisse à penser ce que j’éprouvai, combien je pus regretter d’avoir servi d’introducteur au sergent Cuff auprès de Mrs Yolland.

« En voilà pourtant assez, dis-je, nous ne pouvons plus tarder. »

Sans faire la moindre attention à moi, Mrs Yolland courut de nouveau vers le capharnaüm, et en ressortit, cette fois, une chaîne à chien à la main.

« Pesez donc un peu ceci, monsieur, dit-elle au sergent ; nous en avons trois, et Rosanna en a emporté deux. « Que pourrez-vous faire, ma chère, d’une paire de chaînes pareilles ? lui ai-je demandé. — En les réunissant, me répondit-elle, elles entoureront bien mon coffre. — La corde est moins chère. — Oui, dit Rosanna, mais la chaîne est plus sûre. — Enfin qui a jamais vu une boîte ficelée avec du fer ? — Oh, mistress Yolland, ne faites pas tant d’objections, et laissez-moi prendre ces chaînes ! » Singulière fille, monsieur Cuff, solide comme l’or, et aussi dévouée qu’une sœur à ma Lucy ; mais vraiment étrange. Bref, j’en ai passé par sa fantaisie ! Trois shillings six pence, foi d’honnête femme, trois shillings six pence, monsieur Cuff !

— Chacune ? demanda le sergent.

— Toutes les deux, fit Mrs Yolland, toutes les deux.

— C’est pour rien, répondit le sergent, hochant la tête, c’est vraiment pour rien !

— Voici l’argent, reprit cette bavarde, en regagnant le côté de la table où le petit tas était déposé, comme s’il exerçait sur elle une attraction irrésistible ; le coffre et les chaînes sont tout ce qu’elle a acheté et emporté. Total, cinq shillings trois pence. Dites-lui, avec bien des amitiés de ma part, que ma conscience me défend d’accepter les épargnes d’une pauvre fille qui peut en avoir grand besoin.

— Eh bien, ma conscience à moi ne me permet pas de reporter cet argent, repartit le sergent ; le marché conclu avec elle est presque un cadeau que vous lui avez fait ; cela est évident.

— Est-ce votre opinion sincère, monsieur ? dit Mrs Yolland, dont le visage se rasséréna à ces paroles.

— Il ne peut y avoir un doute là-dessus, dit le sergent, demandez plutôt à M. Betteredge. »

C’était peine perdue que de s’adresser à moi, dont ils ne purent tirer rien autre chose que « Bien le bonsoir. »

« La peste soit de cet argent ! » dit Mrs Yolland ; sur ces mots elle parut abandonner tout respect humain, et saisissant d’un seul coup la pile tout entière, elle la jeta sans plus de façon dans sa poche. « Cela vous fait mal au cœur de voir cette somme rester là sans que personne veuille la prendre ! » cria cette déraisonnable créature ; après quoi elle s’assit brusquement, et regardant le sergent comme pour dire : « La somme est dans ma poche, tâchez donc un peu de la ravoir. »

Cette fois, non-seulement je pris la porte, mais je gagnai la route et marchai vers la maison. Expliquez ceci comme vous pourrez : je me sentais mortellement offensé par les deux êtres que je quittais. Je n’avais pas fait dix pas que le sergent me rejoignait.

« Merci de votre présentation, monsieur Betteredge, me dit-il ; grâce à vous, je connais une sensation nouvelle ; Mrs Yolland m’a parfaitement dérouté. »

Je fus sur le point de lui lancer une réponse impertinente, et cela par l’unique raison que, me sentant de si méchante humeur, je la déversais sur tout le monde. Mais lorsqu’il me fit cet aveu, j’éprouvai une sorte de satisfaction et je me demandai si le mal n’était pas moins grave que je ne le craignais. Je gardai un silence prudent tant que je n’étais pas mieux mis au courant.

« Oui, reprit le sergent qui semblait lire mes pensées à travers l’obscurité, votre intérêt pour Rosanna vous fera apprendre avec plaisir qu’au lieu de me mettre sur la piste vous avez servi à me la faire perdre entièrement. Ce que cette fille a fait ce soir est assez clair : elle a réuni les deux chaînes, les a attachées à la hampe de la boîte, et a plongé celle-ci dans l’eau de la baie ou dans le sable mouvant, puis elle aura fixé le bout de la chaîne à quelque rocher connu d’elle seule. Elle laissera cette caisse ainsi amarrée et soustraite aux regards, jusqu’à ce que l’affaire du diamant soit apaisée ; alors elle pourra la retirer à son aise et quand il lui plaira ; tout ceci apparaît nettement. Mais, poursuivit le sergent sur un ton d’impatience que je ne connaissais pas encore à sa voix, le mystère à pénétrer est de savoir que diable elle a pu cacher dans cette boîte. »

Je pensai intérieurement : la Pierre de Lune ! mais je me bornai à dire au sergent :

« Ne sauriez-vous le deviner ?

— Ce n’est pas le diamant, dit M. Cuff ; l’expérience de toute ma vie est en défaut, si Rosanna Spearman possède le diamant. »

À ces mots, la maudite fièvre d’enquête me ressaisit de nouveau, et je m’oubliai, dans mon ardent désir de deviner cette nouvelle énigme ; aussi m’écriai-je inconsidérément : « Le vêtement taché ! »

Le sergent fit halte dans l’obscurité, et posa sa main sur mon bras.

« Un objet jeté dans les sables mouvants reparaît-il jamais à la surface ? demanda-t-il.

— Jamais, lui répondis-je ; pesant ou léger, ce qui descend dans les sables y est englouti et on ne le revoit plus.

— Rosanna Spearman connaît-elle cette particularité ?

— Elle le sait aussi bien que moi.

— Alors, dit M. Cuff, que ne se bornait-elle à placer une pierre dans ce vêtement, et à jeter le tout dans le gouffre ? On ne voit même pas l’ombre d’une raison pour l’avoir caché, et pourtant elle n’a voulu manifestement que le cacher et non le perdre ! Voilà une énigme à deviner ! continua le sergent, marchant toujours. Le vêtement sali par la peinture était-il un jupon ou une robe de chambre ? ou bien est-ce quelque autre objet qu’il faille conserver à tout prix ? Monsieur Betteredge, s’il ne survient pas d’empêchement, il faut que je me rende demain à Frizinghall, et que je découvre ce qu’elle a acheté en ville lorsqu’elle y est allée furtivement et a rapporté l’étoffe nécessaire pour faire le vêtement qu’il devenait urgent de remplacer. Il y a quelque inconvénient à quitter la maison dans les circonstances présentes, mais celui d’agir dans l’obscurité, sans avoir de nouveaux renseignements, est encore plus grave. Pardonnez-moi d’être aussi agacé, mais je me sens amoindri à mes propres yeux, car Rosanna Spearman est parvenue à m’embarrasser sérieusement. »

Lorsque nous revînmes, les domestiques soupaient. La première personne que nous aperçûmes fut l’agent de police que l’inspecteur Seegrave avait laissé à notre disposition. Le sergent lui demanda si Rosanna était rentrée. Oui. Quand cela ? Depuis une heure environ. Qu’avait-elle fait ? Elle était montée ôter son manteau et son chapeau, et soupait maintenant tranquillement avec les autres domestiques. Sans faire de réflexions, le sergent Cuff, qui tombait de plus en plus bas dans sa propre estime, s’éloigna et gagna le revers de la maison. Les ténèbres l’empêchèrent de voir l’entrée de ce côté et, j’eus beau l’appeler, il continua sa marche jusqu’à ce qu’il fût arrêté par une petite porte donnant accès au jardin. Lorsque je le rejoignis pour lui montrer la véritable entrée, je le surpris en contemplation devant une des fenêtres de l’étage occupé par les chambres à coucher, sur la façade de derrière la maison.

Je levai les yeux à mon tour, et je vis que ce qu’il considérait si attentivement était la fenêtre de la chambre de miss Rachel où des lumières allaient et venaient comme s’il s’y passait quelque chose d’inusité.

« N’est-ce pas là la chambre de miss Verinder ? » demanda M. Cuff.

Je répondis que oui, et je l’engageai à rentrer souper avec moi. Le sergent ne bougea pas, sous prétexte qu’il éprouvait du plaisir à humer pendant la nuit les senteurs du jardin. Je le laissai tout à ses plaisirs ; au moment où je rentrais, j’entendis près de la petite porte treillagée siffloter la Dernière Rose d’été. Le sergent venait de faire une nouvelle découverte ! Et la fenêtre de ma jeune maîtresse lui servait cette fois d’auxiliaire !

Cette dernière pensée me ramena grès du sergent, avec une phrase polie sur le regret que j’aurais à le laisser seul.

« Y a-t-il là quelque chose que vous ne compreniez point ? » lui dis-je en désignant la fenêtre de miss Rachel.

À en juger par le son de sa voix, le sergent avait sensiblement regagné dans sa propre estime. « Vous êtes de forts parieurs en Yorkshire, n’est-il pas vrai ? demanda-t-il.

— Eh bien, à supposer qu’il en soit ainsi ? répondis-je.

— Si j’étais un Yorkshireman, fit le sergent, en posant sa main sur mon bras, je parierais avec vous un joli souverain que votre jeune dame vient de se décider subitement à quitter la maison ; et si je gagnais là-dessus, j’en offrirais encore un pour soutenir que l’idée ne lui en est venue que depuis une heure. »

La première supposition du sergent me fit tressaillir de surprise ; la seconde se mêla dans ma tête avec le rapport du policeman, d’après lequel Rosanna était rentrée depuis environ une heure. Ces deux idées réunies produisirent un singulier effet sur moi. Je quittai le bras du sergent, et, oubliant les usages, je le poussai afin de passer le premier, et de prendre moi-même mes informations.

Le valet de pied, Samuel, fut la première personne que je trouvai dans le passage. « Milady vous attend ainsi que M. le sergent, » me dit-il, avant que je pusse lui poser aucune question.

— Depuis combien de temps nous a-t-elle fait demander ? dit la voix du sergent derrière moi.

— Depuis environ une heure, monsieur. »

Encore la même coïncidence ! Rosanna était revenue, miss Rachel avait formé quelque projet extraordinaire, milady nous avait mandés ; et tout cela dans la dernière heure. Il n’était pas agréable de voir tant d’éléments divers se réunissant ainsi à point nommé. Je montai sans regarder le sergent, et sans lui parler, et ma main fut prise d’un tremblement quand je frappai à la porte de ma maîtresse.

« Je serais peu surpris, me dit tout bas le sergent, s’il survenait quelque esclandre cette nuit dans la maison. Ne vous effrayez pas ! j’ai mis une sourdine à bien d’autres esclandres de famille dans le temps ! »

Sur ces consolantes paroles, j’entendis la voix de lady Verinder, qui nous disait d’entrer.