La Pierre de Lune/I/16

La bibliothèque libre.
Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 153-163).
Première période


CHAPITRE XVI


Nous trouvâmes milady sans autre lumière que celle de sa lampe à lire, dont l’abat-jour était baissé de façon à cacher sa figure.

Au lieu de nous regarder en face selon sa coutume, elle ne quitta pas la table, et tint ses yeux fixés sur un livre ouvert devant elle.

« Sergent, dit-elle, est-il important pour la perquisition que vous faites, d’être prévenu à l’avance qu’une personne habitant la maison désire la quitter ?

— C’est très-important, milady, répondit-il.

— Je dois alors vous dire que miss Verinder a l’intention d’aller passer quelque temps chez sa tante, Mrs Ablewhite, de Frizinghall. Elle compte nous quitter de très-bonne heure demain matin. »

M. Cuff me regarda. Je fis un pas en avant pour parler à ma maîtresse, mais le cœur me manqua, je l’avoue, et je reculai sans rien dire.

Le sergent poursuivit : « Puis-je me permettre de demander à milady quand miss Verinder lui a communiqué ses résolutions ?

— Il y a à peu près une heure, » répondit milady.

Le sergent Cuff me regarda derechef. On dit que le cœur des vieillards ne s’émeut pas facilement. Mon cœur n’aurait pourtant guère pu battre plus fort à l’âge de vingt-cinq ans !

« Je n’ai aucun droit, milady, reprit le sergent, de contrôler les actions de miss Verinder. Tout ce que je puis vous prier de faire, c’est de remettre son départ, s’il y a moyen, à une heure de la journée un peu plus avancée. Je suis forcé d’aller moi-même à Frizinghall demain matin, et je serai de retour à deux heures au plus tard. Si vous pouviez empêcher miss Verinder de quitter la maison avant cette heure-là, je désirerais lui dire deux mots, et cela à l’improviste, avant son départ. »

Milady me chargea de transmettre au cocher l’ordre de ne point faire avancer la voiture pour miss Rachel avant deux heures.

« Avez-vous quelque chose à ajouter, dit-elle ensuite au sergent.

— Un mot encore, milady. Si miss Verinder éprouvait quelque surprise de cette modification à ses projets, veuillez bien ne pas me nommer moi comme étant la cause de ce changement. »

Ma maîtresse leva la tête vivement de dessus son livre, comme si elle allait parler ; mais elle se contint par un effort de volonté, baissa de nouveau les yeux, et nous congédia d’un geste de la main.

« Voilà une femme bien remarquable, me dit le sergent, lorsque nous fûmes revenus dans le hall ; sans son empire sur elle-même, le mystère qui vous intrigue tant, monsieur Betteredge, eût été dévoilé ce soir. »

À ces mots, la vérité pénétra tout d’un coup dans mon vieil esprit obtus ; je crois que j’eus un moment d’égarement absolu. Je saisis le sergent par le collet de son habit, et le jetai contre la muraille.

« Dieu vous damne ! criai-je, il y a dans cette affaire des soupçons fâcheux contre miss Rachel, et pendant tout ce temps-là vous avez osé me le cacher ! »

Le sergent Cuff, que je tenais toujours aplati contre le mur, me regarda sans qu’aucun muscle de son mélancolique visage tressaillît, sans bouger d’une ligne.

« Ah ! fit-il, vous avez enfin pu deviner. »

Ma main lâcha son collet, et ma tête retomba sur ma poitrine. Pour expliquer mon emportement, veuillez-vous souvenir que j’étais de la famille depuis cinquante ans ; miss Rachel avait été élevée à grimper sur mes genoux, à tirer mes favoris, enfin elle était presque mon enfant. Avec tous ses défauts, miss Rachel me semblait le type de la plus aimable et de la plus charmante jeune fille qu’eût aimée et choyée son vieux serviteur. Je fis mes excuses au sergent, je le crains, peu convenablement et avec les yeux humides.

« Ne vous affligez pas, monsieur Betteredge, me dit le sergent, plus affectueusement que je n’étais en droit de m’y attendre. Si dans notre carrière nous étions prompts à prendre la mouche, nous ne vaudrions pas deux grains de blé ! Si même cela vous soulage, colletez-moi de nouveau. Il est vrai de dire que vous ne savez nullement vous y prendre ; mais je passerai sur votre maladresse en faveur de la vivacité de vos sentiments. »

Il releva les coins de sa bouche, et crut à sa manière avoir accouché d’une excellente plaisanterie.

Je l’emmenai dans mon petit bureau, dont je fermai la porte. « Dites-moi toute la vérité, sergent, il n’y aurait aucun avantage maintenant à me la dissimuler. Que soupçonnez-vous ?

— Je ne soupçonne pas, dit le sergent, je sais. »

Pour la seconde fois, je ne pus maîtriser la violence de mon caractère.

« Entendez-vous me dire, en bon anglais, que miss Rachel a volé elle-même son diamant. — Oui, répondit le sergent, c’est ce que je veux dire en deux mots. Dès le début, miss Verinder est restée secrètement en possession de son diamant, et elle a fait de Rosanna Spearman sa confidente, parce qu’elle a prévu que cette fille serait soupçonnée du vol ; voilà l’affaire dans toute sa simplicité. Prenez-moi de nouveau au collet, monsieur Betteredge ; si votre indignation y trouve quelque soulagement, ne vous en privez pas ! »

Dieu me vienne en aide ! mon chagrin ne pouvait être adouci de cette manière. « Donnez-moi vos motifs, » fut tout ce que je trouvai à lui dire.

« Vous connaîtrez demain mes raisons, me répondit le sergent. Si miss Verinder refuse (et vous verrez qu’il en sera ainsi) de renoncer à aller chez sa tante, je serai contraint d’exposer toute la situation à lady Verinder. De plus, comme je ne puis prévoir ce qui résultera de cet entretien, je vous demanderai d’y assister, afin de juger les deux côtés de la question. Laissons ceci en paix pour cette nuit ; non, monsieur Betteredge, vous n’obtiendrez plus un seul mot de moi ce soir au sujet de la Pierre de Lune. Notre souper est là qui nous attend, et c’est une des faiblesses humaines que je traite avec le plus de respect. Si vous voulez sonner, je dirai les grâces.

— Je vous souhaite un bon appétit, sergent, dis-je, mais le mien a disparu. Je vais attendre pour m’assurer qu’on vous serve bien, puis je vous demanderai la permission de vous laisser, afin de tâcher de reprendre mon calme à moi tout seul. » Je veillai à ce qu’il fût bien pourvu de toute chose, mais je n’aurais pas été fâché que le souper l’eût étouffé. Le jardinier en chef (M. Begbie) entra à ce moment avec son compte de semaine ; aussitôt le sergent l’entreprit sur les gazons et les mérites des roses diverses. Je les laissai ensemble, et sortis le cœur serré. Je me trouvais pour la première fois depuis bien des années aux prises avec un chagrin que ma pipe ne pouvait dissiper, et qui était même rebelle aux consolations de Robinson Crusoé.

Dans cet état d’agitation fébrile, ne possédant même pas une chambre que je pusse me réserver entièrement, je fis un tour sur la terrasse, et je réfléchis à fond. Mes pensées seraient de peu d’intérêt à faire connaître, mais je me trouvai vieux, cassé, peu propre à mon emploi, et me demandai, pour la première fois de ma vie, s’il ne plairait pas à la Providence de me rappeler à elle. Et pourtant, malgré tout, je conservais ma foi en miss Rachel. Si le sergent Cuff eût été Salomon en personne, et qu’il eût accusé ma jeune maîtresse d’être mêlée à cette basse et vile intrigue, je n’aurais eu qu’une réponse au service de Salomon, tout sage qu’il était : « Vous ne la connaissez pas, tandis que moi je la connais. »

Mes réflexions furent interrompues par Samuel, qui m’apportait un message écrit de la part de ma maîtresse.

Comme je rentrais dans la maison pour le lire à la lumière, Samuel observa que le temps allait changer, ce que mon esprit troublé m’avait empêché de remarquer plus tôt. Maintenant que mon attention était attirée là-dessus, j’entendis bien les chiens se démener, et le vent sifflant déjà ; je regardai le ciel, il était chargé de nuages noirs, qui couraient avec une vitesse croissante sur une lune mouillée : Samuel avait raison, un orage menaçait.

J’appris par le billet de lady Verinder que le magistrat de Frizinghall lui avait écrit pour rappeler à son attention les trois Indiens. Ces coquins devaient être relâchés au commencement de la semaine, et laissés libres de suivre leurs mauvaises inspirations. Si nous avions à les interroger de nouveau, il ne restait pas de temps à perdre. Ma maîtresse avait oublié de parler de cet incident au sergent, et elle me priait de réparer son omission. Les Indiens étaient complètement sortis de ma mémoire, et sans doute de la vôtre. Je ne voyais guère d’utilité à m’occuper d’eux ; pourtant, je suivis sur-le-champ mes instructions.

Je trouvai le sergent et notre jardinier en face d’une bouteille de whisky écossais, et absorbés par une discussion sur les roses ; le sergent y mettait un tel feu que, quand j’entrai, il me fit signe de ne pas l’interrompre. Autant que je pus le comprendre, le débat roulait sur la question de savoir si la rose mousseuse blanche a besoin, pour bien réussir, d’être greffée sur églantier. M. Begbie disait oui, le sergent disait non. Ils en appelèrent à moi avec une vivacité juvénile.

Dans mon ignorance absolue du point en litige, je pris un terme moyen, ainsi que le font les juges de Sa Majesté, lorsque l’arrêt à rendre les embarrasse et que leur jugement tient à un fil ; je répondis ; « Messieurs, il y a beaucoup à dire pour et contre. » À la faveur de l’apaisement momentané qui suivit une sentence aussi impartiale, je plaçai le message de milady sous les yeux du sergent.

J’en étais arrivé à prendre ce dernier en aversion, et presque à le haïr ; mais la vérité m’oblige à reconnaître qu’en fait de présence d’esprit, cet homme était merveilleux.

Une demi-minute après qu’il eut lu le message, sa mémoire avait retrouvé le rapport de l’inspecteur, se fixait sur ce qui concernait les Indiens, et sa réponse était prête. Un voyageur célèbre, qui entendait et parlait la langue hindoue, ne figurait-il pas dans ce rapport ? Très-bien. Savais-je le nom et l’adresse de ce monsieur ? Parfait. Prière de l’écrire sur le dos du billet de milady. Bien obligé. Le sergent Cuff verrait ce gentleman en allant le lendemain matin à Frizinghall.

« Croyez-vous que cette démarche aboutira à quelque chose ? demandai-je. M. Seegrave a déclaré les Indiens aussi innocents que l’enfant dans le sein de sa mère.

— L’inspecteur Seegrave a prouvé qu’il s’était trompé d’un bout à l’autre dans son appréciation de l’affaire, articula le sergent ; et il pourra être intéressant de voir s’il a fait fausse route aussi par rapport aux Indiens. » Sur ce, il se tourna vers M. Begbie, et reprit la discussion juste au point où il l’avait laissée. « La question entre nous, monsieur le jardinier chef, est toute de sol, de saisons et de patience ; maintenant, laissez-moi la placer à un autre point de vue. Vous prenez votre rose mousseuse blanche… »

Mais, cette fois, j’avais refermé la porte, et je n’entendis pas la suite de la dispute.

Je trouvai Pénélope dans le passage, et je lui demandai ce qu’elle attendait là.

Elle attendait que la sonnette de sa jeune maîtresse la rappelât pour continuer les emballages.

Mes questions m’apprirent que miss Rachel avait motivé son désir d’aller chez sa tante, sur ce que la maison n’était plus tenable pour elle mise sous la surveillance de cet odieux officier de police. En apprenant que son départ était retardé jusqu’à deux heures, elle était entrée dans la plus violente colère. Milady, présente à cet éclat, l’avait sévèrement réprimandée, puis, ayant sans doute à lui parler en particulier, elle avait renvoyé Pénélope de la chambre. Ma fille était au désespoir de tous ces bouleversements de la maison. « Rien ne va bien, père, disait-elle, rien ne marche comme par le passé ; j’ai comme le pressentiment qu’un grand malheur plane sur nous tous. »

J’éprouvais la même impression, mais devant ma fille je fis contre fortune bon cœur. Pénélope monta par l’escalier de service reprendre son ouvrage, et moi j’allai vers le hall voir ce qu’annonçait le baromètre comme changement de temps. Au moment où j’approchais de la porte battante qui menait du hall aux offices des domestiques, on l’ouvrit violemment de l’autre côté, et Rosanna passa près de moi, la figure altérée par la souffrance et une de ses mains pressée contre son cœur, comme si son mal venait de là. « Qu’avez-vous donc, ma fille ? lui demandai-je en l’arrêtant ; êtes-vous malade ? — Pour l’amour de Dieu, ne me parlez pas, » répondit-elle. À ces mots elle se dégagea de mes mains et courut vers l’escalier des gens. J’appelai la cuisinière et lui dis de prendre soin d’elle. Deux autres personnes se trouvèrent à portée de nous entendre. Le sergent Cuff s’élança prestement de ma chambre et demanda ce qui se passait. Je répondis : « Rien. » M. Franklin, d’un autre côté, tira la porte battante, me fit signe d’entrer dans le hall, et me demanda si j’avais vu Rosanna Spearman.

« Elle vient de me croiser, monsieur, et dans un état d’agitation mentale bien extraordinaire.

— J’ai peur d’être la cause innocente de ce désordre, Betteredge.

— Vous, monsieur ?

— Je ne puis me l’expliquer, dit M. Franklin ; mais si cette fille est inculpée dans la disparition du diamant, je crois vraiment qu’elle était sur le point de s’en ouvrir à moi qui, de toutes les personnes imaginables, ai le moins de droit à ses confidences, et cela il n’y a pas deux minutes. »

Pendant qu’il achevait de parler, je regardai du côté de la porte battante et crus la voir s’entrouvrir légèrement.

Quelqu’un était-il là aux écoutes ? la porte se referma avant que je pusse m’en assurer ; mais quand je l’ouvris un instant après, il me sembla voir disparaître au coin du passage les basques de l’habit noir du respectable Cuff.

Il savait aussi bien que moi qu’il n’avait maintenant aucune aide à espérer de ma part depuis que j’avais découvert de quel côté ses soupçons s’étaient portés.

Dans ces circonstances, son caractère le portait à s’aider lui-même et à le faire par des moyens tortueux.

Toutefois, comme je n’étais pas absolument sûr d’avoir vu le sergent, et que je ne voulais pas amener inutilement un scandale (il n’y en avait eu, hélas ! que trop déjà), je dis à M. Franklin que j’avais cru entendre un des chiens pénétrer dans la maison ; puis je le priai de me donner quelques détails sur ce qui s’était passé entre Rosanna et lui.

« Passiez-vous par le hall, monsieur ? lui demandai-je, et votre rencontre était-elle accidentelle lorsqu’elle vous adressa la parole ? »

M. Franklin montra le billard.

« Je m’amusais à pousser des billes, dit-il, et j’essayais de chasser de ma tête cette misérable aventure du diamant. Le hasard me fit lever les yeux, et quelle ne fut pas ma surprise en voyant Rosanna Spearman tout debout devant moi comme un spectre ! La façon silencieuse dont elle était arrêtée là, semblait si étrange, qu’au premier moment je ne sus que dire. Voyant une expression d’anxiété peinte sur sa figure, je lui demandai si elle désirait me parler. Elle répondit : « Oui, si je l’osais. » Comme je connaissais les soupçons dirigés contre elle, je ne pus attacher qu’un seul sens à un pareil langage, et j’avoue que je me sentis fort gêné. Je ne désirais nullement provoquer les confidences de cette fille ; d’autre part, dans les difficultés qui nous environnent, je n’avais guère non plus le droit de refuser cette ouverture, si elle était dans l’intention de me la faire. Ma situation était assez fausse, et j’en sortis maladroitement, en lui disant : « Je ne vous comprends pas bien ; désirez-vous que je fasse quelque chose pour vous ? » Remarquez, Betteredge, que je ne lui parlais pas avec dureté ! ce n’est pas de la faute de cette fille si elle est si laide, et tout en lui répondant, je m’en rendais compte. La queue de billard était encore entre mes mains, et je continuais à heurter les billes pour me donner une contenance. Je ne réussis par là qu’à gâter la position et je crains de l’avoir mortifiée sans le vouloir.

« Elle se détourna soudain, et je l’entendis murmurer à voix basse : « Il regarde les billes de billard ; tout lui est bon plutôt que de me regarder ! » Avant que je pusse l’arrêter, elle avait quitté la pièce.

« Ce malentendu me trouble assez, Betteredge.

« Pourriez-vous dire à Rosanna que je ne voulais nullement me montrer désobligeant vis-à-vis d’elle ? j’ai peut-être été rude à son égard dans le fond de ma pensée, car j’ai presque souhaité qu’on pût lui imputer la disparition du diamant. Ce n’était certes pas par un sentiment de malveillance à l’endroit de cette fille, mais… »

Il s’arrêta là, et se tournant vers le billard, recommença à pousser les billes.

Après ce qui s’était passé entre le sergent et moi, il ne me fut pas difficile de comprendre la signification de cette phrase inachevée.

Rien ne pouvait innocenter miss Rachel dans l’esprit du maudit sergent, si on ne parvenait pas à acquérir la certitude que la Pierre de Lune fût entre les mains de notre housemaid. Il n’était plus question de calmer l’état nerveux de ma jeune maîtresse ; il fallait avant tout prouver la fausseté des allégations de M. Cuff. Si Rosanna ne s’était compromise par aucun de ses actes, le fait seul du souhait de M. Franklin eût ressemblé à un jugement téméraire et calomnieux ; mais il n’en était pas ainsi. Elle avait simulé une indisposition, elle allait pendant ce temps en secret à Frizinghall et elle était restée debout toute la nuit, faisant ou détruisant quelque chose en cachette. Puis sa course le soir même aux Sables-Tremblants, dans des conditions aussi suspectes, prêtait à bien des soupçons. Quelque regret que j’en éprouvasse pour Rosanna, je ne pouvais, en réunissant toutes ces raisons, m’empêcher de trouver que la manière de voir de M. Franklin n’était ni déraisonnable ni sans motifs plausibles, et je lui répondis dans ce sens.

« Oui, oui, reprit-il ; il ne reste qu’une chance, quoique bien faible, pour que la conduite de Rosanna puisse se prêter à quelque autre explication que nous ne découvrons pas en ce moment. J’évite toujours de blesser une femme, dans quelque position qu’elle soit, Betteredge. Répétez donc à cette pauvre créature ce que je vous ai prié de lui dire, et si elle désire me parler, peu m’importe de me créer quelque nouvel embarras, envoyez-la-moi dans la bibliothèque. » Il déposa la queue de billard, et me quitta, me laissant sous l’impression des paroles que lui suggérait son bon cœur.

Les questions que je fis aux autres domestiques m’apprirent que Rosanna était dans sa chambre. Elle avait refusé leurs soins, tout en en témoignant sa reconnaissance, et elle demandait seulement à se reposer en paix. S’il y avait une confession de sa part à faire, elle ne pouvait plus être provoquée pour cette nuit. Je rendis compte de la position à M. Franklin qui, après m’avoir entendu, quitta la bibliothèque et monta se coucher.

Je faisais éteindre les lumières et fermer les fenêtres, lorsque Samuel vint me donner des nouvelles des deux hôtes qui occupaient ma chambre.

La dispute sur la rose mousse blanche avait apparemment pris fin, car le jardinier était retourné chez lui, mais on ne trouvait le sergent à aucun des appartements inférieurs de la maison.

Je regardai dans ma chambre ; on n’y pouvait découvrir que deux verres vides et une forte odeur de grog chaud. Peut-être le sergent s’était-il retiré dans la chambre qu’on lui avait préparée ; je m’y rendis.

Lorsque j’atteignis le second étage, je crus entendre à ma gauche le bruit d’une respiration régulière et paisible. Le côté gauche menait à un corridor communiquant avec la chambre de miss Rachel. Je regardai, j’y entrai, et que vis-je ? Couché sur trois chaises placées juste en travers du passage, un foulard rouge noué autour de sa tête grise, et sa respectable redingote noire roulée en guise d’oreiller, le sergent Cuff reposait et dormait ! Il s’éveilla à l’instant où j’approchai, et aussi tranquillement que l’eût fait un gros chien. « Bonne nuit, monsieur Betteredge, me dit-il. N’oubliez pas, si jamais la passion des rosiers vous saisit, que la rose mousse blanche ne s’en trouvera que mieux pour n’être pas greffée sur églantier, quoi que le jardinier affirme sur cet article-là !

— Que faites-vous donc ici ? lui dis-je ; pourquoi n’êtes-vous pas dans votre lit qui vous attend ?

— Je ne suis pas dans mon lit, répliqua le sergent, parce que je fais partie de la foule trop nombreuse qui ne saurait gagner son pain à la fois honnêtement et aisément. Il y a eu ce soir une coïncidence entre le moment du retour de Rosanna, revenant des Sables, et celui où miss Verinder a annoncé sa résolution de quitter la maison. Quelque chose que Rosanna soit allée cacher, il est clair pour moi que votre jeune maîtresse ne pouvait s’absenter avant d’avoir appris que cela était fait. Ces deux personnes doivent par suite avoir déjà communiqué ce soir ensemble ; si elles tentent de reprendre l’entretien, je désire me trouver à même de les en empêcher. Ne me blâmez donc pas de déranger vos combinaisons d’intérieur, monsieur Betteredge, prenez-vous-en au diamant. » Il m’échappa de dire : « Je voudrais pour l’amour de Dieu que le diamant ne fût jamais entré dans la maison ! »

Le sergent Cuff contempla tristement les trois chaises sur lesquelles il se condamnait à passer la nuit, et me dit d’un ton grave :

« Je le souhaiterais aussi. »