La Pierre de Lune/I/17

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 163-171).
Première période


CHAPITRE XVII


La nuit se passa sans incident nouveau, et je suis heureux d’avoir à dire qu’aucune tentative de communication entre Rosanna et miss Rachel ne vint récompenser la vigilance du sergent.

Je pensais que ce dernier n’aurait rien eu de plus pressé que de se rendre dès le matin à Frizinghall. Il tarda pourtant, comme s’il eût eu à vaquer avant cela à quelque autre soin.

Je le laissai à ses occupations et j’entrai peu après dans les jardins où je rencontrai M. Franklin, près de sa promenade favorite du taillis.

Avant que nous eussions échangé deux mots, le sergent nous rejoignit inopinément.

Il s’approcha de M. Franklin qui l’accueillit, j’en conviens, d’une manière très-hautaine.

« Avez-vous quelque chose à me dire ? fut la seule réponse qu’il reçut en échange du bonjour très-poli qu’il adressait à M. Franklin.

— Oui, monsieur, j’ai à vous parler, répondit le sergent, au sujet de l’enquête que je dirige ici ; vous avez pressenti hier la voie dans laquelle entrait cette enquête ; vous vous en êtes senti tout naturellement blessé et mécontent. Naturellement encore votre colère devant la menace d’un scandale de famille se porte contre moi.

— Enfin, où voulez-vous en venir ? interrompit brusquement M. Franklin.

— Je voudrais vous rappeler, monsieur, qu’en tous cas, vous ne pourriez, jusqu’à présent, me prouver que j’ai eu tort ; cela posé, veuillez bien vous souvenir également que je suis un officier public agissant ici avec la sanction de la maîtresse de la maison. Dans ces conditions, est-ce ou n’est-ce pas votre devoir de bon citoyen de seconder mon mandat, en me communiquant telle information particulière dont vous pourriez être en possession ?

— Je ne possède aucune information particulière, » dit M. Franklin.

Le sergent tint cette réponse pour non avenue et continua :

« Vous pourriez, monsieur, m’épargner la perte de temps qui va être dévolue à une enquête lointaine, si vous vouliez me comprendre et vous expliquer.

— Je ne vous comprends pas, repartit M. Franklin, et n’ai rien à vous dire.

— Une des servantes de la maison (je ne veux nommer personne) vous a parlé hier soir en particulier, monsieur. »

Une fois de plus M. Franklin coupa court aux questions en répondant : « Je n’ai rien à dire. »

Pendant que je les écoutais en silence, je me rappelai tout à coup le mouvement de la porte battante et les basques d’habit que j’avais vues disparaître dans le corridor. Avant que j’eusse interrompu son occupation, le sergent en avait sans doute entendu assez pour s’assurer que Rosanna avait été près de décharger sa conscience en faisant quelque aveu à M. Franklin Blake.

Cette idée venait d’entrer dans ma cervelle quand j’aperçus Rosanna en personne au bout du taillis. Elle était suivie de Pénélope qui cherchait évidemment à la faire rentrer dans la maison. Lorsqu’elle vit que M. Franklin n’était plus seul, elle s’arrêta sur place, comme embarrassée du parti qu’elle avait à prendre. Pénélope resta près d’elle. M. Franklin les aperçut aussi promptement que moi, mais le sergent, avec son infernale ruse, feignit de ne les avoir pas remarquées. Tout ceci se passa en un clin d’œil, et avant que M. Franklin et moi eussions pu ouvrir la bouche ; le sergent reprit la conversation de l’air d’un homme qui continue un entretien simplement interrompu.

« Ne craignez pas, monsieur, de nuire à cette fille, dit-il à haute voix de façon à être entendu de Rosanna ; au contraire, je vous engage à m’honorer de votre confiance si vous portez de l’intérêt à Rosanna Spearman. »

M. Franklin fit alors, lui aussi, semblant de n’avoir pas aperçu les deux jeunes filles, et répondit sur le même ton élevé :

« Je ne m’intéresse en rien à Rosanna Spearman. »

Je regardai vers l’extrémité de l’allée. Tout ce que je pus voir de si loin fut que Rosanna se retourna subitement dès que M. Franklin eut cessé de parler. Au lieu de résister à Pénélope comme elle l’avait fait jusqu’à présent, elle laissa ma fille la prendre par le bras et la ramener vers la maison.

La cloche du déjeuner sonnait lorsque les deux amies disparurent, et le sergent fut forcé d’abandonner son jeu. Il me dit tranquillement : « Je vais aller à Frizinghall, monsieur Betteredge, et je serai de retour avant deux heures. » Il nous quitta sans ajouter un mot de plus et nous fûmes délivrés de lui pendant quelques heures.

« Il est indispensable que vous me raccommodiez avec Rosanna, me dit M. Franklin quand nous fûmes seuls. La fatalité veut que je dise ou fasse toujours quelque maladresse devant cette malheureuse fille. Vous aurez bien compris que le sergent Cuff nous avait tendu un piège de sa façon. S’il avait pu me troubler ou l’exaspérer, elle, peut-être l’un de nous eût-il laissé échapper quelque parole utile à ses desseins. Sous le coup du moment je n’ai rien vu de mieux à faire que ce que j’ai l’ait ; j’ai réussi en ce sens que Rosanna s’est tue et que le sergent a vu que je le pénétrais. Il devait écouter hier, Betteredge, lorsque nous causions ensemble. »

Il avait fait, selon moi, bien pis que d’écouter, car il s’était rappelé ce que je lui avais raconté de la passion de Rosanna pour M. Franklin, et il comptait là-dessus lorsqu’il lançait son insidieux appel à l’intérêt de M. Franklin pour Rosanna, de façon à être entendu de celle-ci.

Je gardai cette réflexion pour moi.

« Quant à écouter, monsieur, lui dis-je, nous arriverons à user tous des mêmes moyens si nous continuons encore longtemps cette existence-là. Espionner, prêter l’oreille, c’est l’occupation naturelle de personnes embarquées sur une pareille galère. Sous peu de jours, voyez-vous, nous serons tous frappés de mutisme, par la bonne raison que nous tâcherons d’épier mutuellement nos secrets, et que nous nous en rendrons tous compte mutuellement. Pardonnez-moi cette sortie, monsieur ; l’odieux mystère qui règne sur cette maison me met dans un état d’exaspération, mais je n’oublierai pas ce dont vous me chargez, et je chercherai la première occasion pour m’expliquer avec Rosanna.

— Vous ne lui avez pas encore parlé au sujet de la soirée d’hier, dites-moi ?

— Non, monsieur.

— Alors, n’en faites rien. Il est peut-être préférable que je ne provoque pas les confidences de cette fille avec la surveillance qu’exerce le sergent sur nous. Ma conduite doit vous paraître dépourvue de logique, Betteredge ? C’est que, pour sortir de cette triste histoire du diamant, je ne vois aucun moyen qui ne soit vraiment désastreux, à moins que l’on ne puisse prouver la culpabilité de Rosanna ; et pourtant je ne puis ni ne veux aider M. Cuff dans ses recherches contre elle. »

C’était insensé sans doute, mais je ne sympathisais que trop bien avec M. Franklin, puisque j’éprouvais les mêmes sentiments que lui. Si dans votre vie vous avez eu occasion de vous conduire comme un simple mortel, peut-être nous comprendrez-vous tous deux !

Voici, en résumé, comment les choses se passèrent chez nous, pendant l’absence du sergent Cuff :

Miss Rachel attendit, obstinément renfermée dans sa chambre, le moment où la voiture la conduirait chez sa tante. Milady et son neveu déjeunèrent ensemble ; aussitôt après, M. Franklin, avec cette soudaineté de résolution qu’on lui voyait quelquefois, sortit afin de calmer ses nerfs par une longue promenade.

Je fus la seule personne qui le vît partir, et il me dit qu’il rentrerait avant le retour du sergent. Le changement de temps prévu avait eu lieu ; après une nuit pluvieuse, le vent s’était élevé, et augmentait pendant la matinée ; pourtant, bien que les nuages menaçassent, la pluie ne tombait pas ; en somme, la journée rendait la promenade tolérable pour quelqu’un de jeune et de robuste, qui pût braver les rafales du vent de mer.

Je suivis milady après le déjeuner, et l’aidai à régler les comptes de la maison. Elle ne fit allusion qu’une fois à la Pierre de Lune, et cela pour défendre qu’il en fût question entre nous.

« Attendons le retour de cet homme, me dit-elle, entendant par là M. Cuff ; lorsqu’il reviendra, il faudra bien en parler, maintenant rien ne nous y oblige. »

Après avoir quitté milady, je trouvai Pénélope qui m’attendait dans ma chambre.

« Je voudrais bien, père, que vous vinssiez parler à Rosanna ; je suis très-tourmentée à son sujet. »

Je devinais aisément ce que cela pouvait signifier. Mais j’ai pour système que les hommes, étant supérieurs aux femmes, ont le devoir de travailler à améliorer celles-ci, lorsqu’ils le peuvent. Quand une femme (que ce soit ma fille ou toute autre) veut me faire faire quelque chose, j’insiste toujours pour savoir le pourquoi. Plus vous forcerez une femme à fouiller dans sa tête pour trouver une raison, plus vous la trouverez aisée à diriger dans toutes les occasions de sa vie. Ce n’est pas leur faute, pauvres créatures, si elles agissent d’abord et ne pensent qu’après. C’est la faute des imbéciles qui leur passent toutes leurs fantaisies.

Les raisons de Pénélope furent données en ces termes :

« Je crains, père, que M. Franklin n’ait à son insu cruellement blessé Rosanna.

— Qu’est-ce qui a pu conduire Rosanna vers la promenade du taillis, demandai-je ?

— Sa propre folie, pas autre chose, me répondit ma fille. Elle était décidée, coûte que coûte, à parler ce matin à M. Franklin. Je fis de mon mieux pour l’arrêter, vous avez pu le voir. Plût au ciel que j’eusse réussi à l’emmener avant qu’elle eût entendu ces vilaines paroles !

— Là, là, l’interrompis-je, ne nous montons pas la tête ! je ne vois vraiment rien qui ait pu agiter Rosanna à ce point.

— Comment, rien qui ait pu l’agiter, père ! Quand M. Franklin dit qu’il ne lui porte pas le moindre intérêt, et cela prononcé d’une voix si cruelle !

— Il a parlé ainsi pour arrêter net le sergent.

— C’est ce que je lui ai dit, reprit Pénélope ; mais, père, vous savez bien que, quoique M. Franklin n’y soit pour rien, il n’a cessé malencontreusement de la blesser, de la fuir depuis des semaines, et voici maintenant qu’il comble la mesure ! Elle n’a aucun droit, il est clair, de s’attendre à des preuves d’intérêt de sa part, et c’est choquant au dernier point de la voir pousser jusque-là l’oubli d’elle-même et de sa position. Mais elle semble avoir perdu tout sentiment de fierté, de dignité, je ne la comprends plus, et elle m’a effrayée, père, lorsque M. Franklin a prononcé cette malheureuse phrase ; elle a eu l’air d’être pétrifiée. Un calme soudain s’est emparé d’elle, et elle continue son ouvrage depuis lors comme si elle suivait un rêve. »

Je commençai à être inquiet. Ce que me racontait Pénélope faisait taire mes raisonnements ; je récapitulai mentalement, maintenant que mon attention était éveillée, tout ce qui s’était passé entre Rosanna et M. Franklin, pendant la soirée précédente. Elle avait paru blessée au cœur dans cette occasion, et le malheur voulait que derechef elle fût frappée par la même main ! Triste histoire, et d’autant plus triste, que la pauvre fille n’avait aucune bonne raison à alléguer, et n’avait même pas le droit de sentir ainsi ! J’avais promis à M. Franklin de parler à Rosanna, et le moment me semblait opportun.

Nous la trouvâmes balayant le corridor des chambres, pâle, très-calme, et mise proprement comme toujours avec sa modeste robe d’indienne. Je remarquai une singulière expression dans ses yeux. On y voyait une fatigue qui n’était pas celle des larmes, mais ils avaient de la lourdeur, comme si elle eût fixé quelque chose trop longtemps de suite ; l’objet de sa contemplation était sans doute quelque évocation de son esprit, car parmi les choses qui l’entouraient, il n’y avait rien, qu’elle n’eût vu mille fois et qui ne fût dénué de tout intérêt.

« Remettez-vous, Rosanna, lui dis-je ; ne vous rendez pas malheureuse ainsi par votre propre imagination. J’ai quelque chose à vous dire de la part de M. Franklin. »

Je lui exposai alors mon message dans les termes les plus conciliants et les plus affectueux ; car, voyez-vous, mes principes sont très-sévères vis-à-vis du sexe féminin, mais, je ne sais comment cela se fait, au moment même d’appliquer, mes théories, la présence d’une femme suffit pour m’en démontrer l’impossibilité pratique.

« M. Franklin est bien bon et a beaucoup d’égards pour moi ; veuillez prendre la peine de le remercier. »

Ce fut toute la réponse qu’elle me fit.

Ma fille avait déjà observé que Rosanna agissait comme sous l’influence d’un rêve, et j’ajouterai qu’elle écoutait et parlait comme une somnambule. Je me pris à douter si son intelligence la mettait en état de me comprendre.

« Êtes-vous bien sûre de m’entendre, Rosanna ? lui demandai-je.

— Parfaitement sûre. »

Ces mots qui faisaient écho à mes paroles semblaient proférés moins par une personne vivante que par un automate. Pendant tout ce temps, elle continuait à balayer le corridor. Je lui enlevai le balai des mains aussi doucement et affectueusement que je le pus.

« Voyons, voyons, mon enfant, dis-je. Je ne vous reconnais point là. Vous avez quelque chose sur le cœur, je suis votre vieil ami, et je le resterai, quand même vous auriez mal fait. Ouvrez-moi votre âme, Rosanna, confiez-vous à moi ! »

Naguère encore de semblables encouragements de ma part l’eussent fait fondre en larmes. Aucun changement ne se manifesta chez elle.

« Oui, dit-elle, j’avouerai tout.

— À milady ? dis-je.

— Non.

— À M. Franklin ?

— Oui, à M. Franklin. »

Je ne sus que répondre à cela ; elle n’était pas en état de comprendre la recommandation de ne pas lui parler en particulier, que M. Franklin m’avait chargé de lui faire. Tâtant mon terrain, petit à petit, j’en vins à lui dire que M. Franklin était parti se promener.

« Cela ne fait rien, répondit-elle, je n’ennuierai pas M. Franklin de moi aujourd’hui.

— Pourquoi ne pas vous ouvrir à milady ? repris-je avec insistance ; rien ne vous ferait plus de bien que de vous confier à la maîtresse si chrétienne et si charitable qui vous a toujours témoigné tant de bonté. »

Elle me regarda avec une attention soutenue, comme si elle eût voulu graver mes paroles dans sa tête ; puis elle reprit le balai de mes mains, et se dirigea lentement vers une autre partie du corridor.

« Non, dit-elle, en continuant à balayer, et se parlant à elle-même, je sais un moyen plus sûr de me mettre l’esprit en repos.

— Quel est-il, ce moyen ?

— Ayez la bonté de me laisser continuer mon ouvrage. »

Pénélope la suivit, et lui offrit de l’aider.

Elle répondit :

« Non, je préfère travailler ; merci bien, Pénélope. »

Et se tournant vers moi :

« Je vous suis bien reconnaissante, monsieur Betteredge. »

Rien ne pouvait l’émouvoir, et il ne me restait guère autre chose à lui dire. Je fis signe à Pénélope ; elle me suivit, et nous la laissâmes, comme nous l’avions trouvée, balayant avec l’air d’une personne qui rêve.

« Cet état demande les soins d’un médecin, dis-je ; il dépasse mes connaissances. »

Ma fille me rappela alors la maladie de M. Candy, due, si vous vous en souvenez, au froid qu’il avait pris lors de la soirée de notre grand dîner. Nous avions son aide, un certain M. Ezra Jennings, à notre disposition ; mais on ne le connaissait guère ; M. Candy l’avait pris sous d’assez singuliers auspices, et, à tort ou à raison, il ne possédait ni la sympathie ni la confiance d’aucun de nous. Il y avait bien d’autres médecins à Frizinghall, mais tous nous étaient étrangers, et Pénélope doutait avec raison que des étrangers pussent soigner Rosanna avec efficacité.

Je pensai à m’adresser à milady ; mais en songeant à la part d’anxiété et de chagrin qu’elle portait déjà, j’hésitai à venir y ajouter mes propres soucis.

Pourtant il était urgent de faire quelque chose ; je jugeais l’état de Rosanna des plus alarmants, et, en ce cas, mon devoir voulait que j’en informasse ma maîtresse. Quoique à contre-cœur, je m’acheminai vers son salon, mais il était vide. J’appris que milady était enfermée avec miss Rachel, et que je ne pourrais la voir que lorsqu’elle sortirait de la chambre.

J’attendis en vain jusqu’à ce que l’horloge de l’escalier sonnât le quart avant deux heures. Cinq minutes après, je m’entendis appeler du dehors, et je reconnus tout de suite la voix du sergent qui arrivait de Frizinghall.