La Pierre de Lune/I/20

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 184-188).
Première période


CHAPITRE XX


Ceux qui nous précédaient avaient répandu la lamentable nouvelle ; aussi toute la maison était-elle bouleversée.

Quand nous passâmes devant l’appartement de milady, sa porte s’ouvrit violemment. Ma maîtresse sortit de sa chambre, la tête perdue, bien que M. Franklin qui la suivait essayât de la calmer.

« Vous êtes responsable de ce malheur ! s’écria-t-elle en menaçant le sergent de la main. Gabriel, donnez à cet homme son argent, et délivrez-nous de sa vue ! »

Le sergent était le seul d’entre nous en état de lui tenir tête, car il était le seul qui fût resté en possession de lui-même.

« Je ne suis pas plus responsable de ce funeste événement que vous ne l’êtes, milady, dit-il. Si dans une demi-heure d’ici, vous insistez encore pour que je quitte la maison, je subirai votre renvoi, mais je n’accepterai pas le payement. »

Ces paroles, prononcées d’un ton aussi respectueux que ferme, produisirent leur effet tant sur ma maîtresse que sur moi. Elle permit à M. Franklin de la ramener chez elle. Comme la porte se refermait sur eux, M. Cuff, dont le regard observateur s’était promené sur les femmes de la maison, remarqua que pendant que toutes les autres ne manifestaient que du saisissement, Pénélope seule pleurait.

« Quand votre père aura quitté ses vêtements mouillés, lui dit-il, venez nous parler dans la chambre de M. Betteredge. »

Avant que la demi-heure fût écoulée, j’avais changé d’habits et prêté au sergent les vêtements dont il avait également besoin. Pénélope vint alors nous retrouver. Je crois que je n’avais jamais autant senti qu’en ce moment le bonheur de posséder une fille respectueuse et aimante comme la mienne ; je l’assis sur mes genoux, et demandai à Dieu de la bénir. Sa tête se posa sur ma poitrine ; elle jeta ses bras autour de mon cou, et nous restâmes ainsi en silence. Il est probable que la pauvre Rosanna était de moitié entre nous pendant cet intervalle de recueillement. Le sergent alla à la fenêtre et regarda au dehors ; je fus touché de sa délicatesse, et je crus devoir l’en remercier.

Les gens du monde ont toutes les jouissances, celle, entre autres, de pouvoir donner un libre cours à leurs sentiments. Le peuple ne connaît point ce privilège. La nécessité qui épargne nos supérieurs est sans pitié pour nous. Nous apprenons à refouler nos émotions au dedans de nous-mêmes, pour qu’elles ne contrarient point l’accomplissement de nos travaux journaliers. Je ne m’en plains pas, je me borne à le constater. Par l’effet de cette habitude, Pénélope et moi nous nous mîmes à la disposition du sergent aussitôt qu’il le désira.

Il demanda à ma fille si elle savait ce qui avait pu pousser sa compagne au suicide.

Pénélope répondit, comme je devais m’y attendre, qu’elle s’était tuée par amour pour M. Franklin Blake. À la demande suivante, si elle avait fait part de son opinion à d’autres personnes qu’à nous, Pénélope répondit :

« Non, je me suis tue dans l’intérêt de Rosanna. »

Ici, je crus utile d’ajouter :

« Et dans l’intérêt aussi de M. Franklin, mon enfant ; car si Rosanna a perdu la tête pour lui, il ne l’a pas su et en est tout à fait innocent. S’il quitte la maison aujourd’hui, laissons-le du moins partir sans emporter le chagrin de connaître la cruelle vérité. »

M. Cuff ajouta : « C’est parfaitement juste, » puis retomba dans le silence ; Il comparait intérieurement (à ce que je crus) l’opinion de Pénélope avec d’autres données qu’il gardait pour lui seul.

Au bout de la demi-heure, ma maîtresse me sonna. En me rendant chez elle, je rencontrai M. Franklin qui sortait du salon de sa tante. Il me prévint qu’elle désirait voir le sergent Cuff (en ma présence), et il ajouta qu’il avait lui-même deux mots à lui dire auparavant. Nous retournâmes à ma chambre, mais à mi-chemin il s’arrêta pour regarder un indicateur de chemins de fer placé dans le hall.

« Est-ce que vous songez vraiment à nous quitter, monsieur ? demandai-je ; miss Rachel reviendra à la raison, donnez-lui seulement du temps.

— Elle rentrera dans son bon sens, répondit M. Franklin, lorsqu’elle saura que je suis parti et qu’elle ne me verra plus. »

Je crus qu’il parlait ainsi par un ressentiment assez légitime des procédés de miss Rachel, mais j’étais dans l’erreur. Ma maîtresse avait remarqué dès le premier moment de l’arrivée des agents de police dans la maison, que le seul nom de M. Franklin suffisait pour exaspérer l’humeur de miss Rachel. Il aimait trop sa cousine pour n’avoir point cherché à se le dissimuler, mais il dut se rendre à l’évidence le jour où elle partit pour aller s’établir chez sa tante. Une fois ses yeux dessillés par la dureté de miss Rachel, il avait pris le seul parti qui convînt à un homme de cœur, celui de quitter la maison.

Ce qu’il avait à dire au sergent fut dit en ma présence ; il lui fit savoir que lady Verinder était prête à reconnaître qu’elle s’était exprimée trop vivement ; qu’elle demandait si, après cette excuse offerte au sergent Cuff, celui-ci voudrait consentir à accepter ses honoraires et à abandonner l’affaire du diamant en la laissant dans son état actuel. M. Cuff répondit :

« Non, monsieur. Je reçois un salaire pour remplir mon devoir ; et je me refuse à le toucher avant que ma tâche soit accomplie.

— Je ne vous comprends pas, dit M. Franklin.

— Je vais alors m’expliquer, monsieur. Lorsque je fus appelé ici, j’entrepris de jeter quelque lumière sur la mystérieuse perte du diamant. Je suis prêt à dégager ma parole, mais seulement lorsque j’aurai soumis à lady Verinder la position telle qu’elle est actuellement, et que je lui aurai dit nettement les moyens à prendre pour assurer la réussite de nos recherches ; je serai alors déchargé de ma responsabilité. Lady Verinder décidera d’après cela ce qu’elle veut faire, et si elle m’autorise ou non à aller de l’avant ; alors seulement j’aurai rempli la mission que j’ai acceptée, et je recevrai mes honoraires. »

Le sergent Cuff nous fit souvenir ainsi en peu de mots que même un officier de police peut avoir une réputation à conserver ou à perdre ; son appréciation était d’ailleurs si juste qu’elle coupait court à toute discussion. Je me levai pour le conduire chez milady ; il demanda à M. Franklin s’il voulait assister à l’entrevue ; celui-ci répondit que non, à moins que lady Verinder n’en exprimât le désir. Puis se tournant vers moi, il me dit à l’oreille, pendant que le sergent me précédait :

« Je sais ce que cet homme va dire à ma tante au sujet de Rachel, et mon attachement pour elle me rend incapable à la fois de l’entendre et de rester maître de moi ; je préfère donc être seul. »

Je le laissai accoudé à ma fenêtre, le visage caché dans ses mains, malheureux et troublé, tandis que Pénélope guettait à la porte, toute prête à aller le consoler. À la place de M. Franklin je l’eusse fait entrer. Quand une femme vous a fait de la peine, il y a une certaine satisfaction à ouvrir votre cœur à une autre femme parce que neuf fois sur dix, celle-ci prendra parti pour vous. Après cela, peut-être appela-t-il ma fille lorsque je ne fus plus là ! et il faut rendre à Pénélope la justice de dire, qu’en ce cas, elle n’aura rien épargné pour arriver à consoler M. Franklin.

Pendant ce temps, le sergent Cuff et moi, nous arrivions chez milady.

À notre dernière conférence, elle était restée les yeux obstinément baissés sur un livre placé devant elle. Maintenant un changement heureux se manifestait dans son attitude. Le regard qu’elle dirigea sur le sergent ne le cédait pas en fermeté à celui de M. Cuff lui-même. Le caractère de la famille perçait dans toute sa physionomie : bref, je vis que le sergent allait avoir à faire à forte partie, du moment que ma maîtresse était résolue à affronter cette dure épreuve.