La Pierre de Lune/I/21

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome Ip. 188-198).
Première période


CHAPITRE XXI


Ce fut milady qui ouvrit la conversation après que nous nous fûmes assis.

« Sergent, dit-elle, j’ai peut-être bien des excuses à invoquer pour la manière inconsidérée dont je vous ai parlé il y a une demi-heure ; je ne désire pourtant pas diminuer mes torts, et je vous assure que, si je vous ai blessé, je le regrette. »

La bonne grâce de ces paroles et l’intention qu’y mettait ma maîtresse firent impression sur le sergent. Il demanda comme un acte de respect dû à lady Verinder la permission de se justifier. Il n’était pas admissible, dit-il, qu’on pût le rendre responsable de la catastrophe qui nous frappait tous, par la raison péremptoire qu’il avait le plus grand intérêt, pour son enquête, à ne rien dire ni faire qui pût inquiéter Rosanna Spearman. Il fit appel à cet égard à mon impartialité, et je ne pus que corroborer son affirmation. Là eût dû raisonnablement se terminer cette discussion.

Mais le sergent se décida à aller de l’avant avec la volonté, bien arrêtée, comme vous en pourrez juger, de forcer milady à subir l’explication la plus pénible qu’il pût lui donner.

« J’ai entendu, continua-t-il, attribuer le suicide de la pauvre fille à un motif plausible et qui pourrait être le vrai. Ce motif n’a aucun rapport avec l’affaire qui me concerne ici, mais je dois avouer que mon opinion penche d’un autre côté. Je persiste à croire qu’une inquiétude trop lourde pour son esprit, et relative au diamant, a seule poussé Rosanna au suicide. Je ne prétends pas connaître toute l’étendue et le détail de ces préoccupations, mais je crois qu’avec votre permission, milady, je puis vous indiquer la personne seule en état de décider si je me trompe ou non.

— Cette personne est-elle actuellement à la maison ? dit lady Verinder au bout d’un instant.

— Elle a quitté la maison, milady. »

On ne pouvait désigner plus clairement miss Rachel ; et il s’ensuivit un silence dont je crus ne jamais voir la fin.

Seigneur ! comme le vent et la pluie faisaient rage, pendant que j’attendais que l’un d’eux reprît la parole !

« Soyez assez bon pour vous exprimer plus clairement, dit lady Verinder. Faites-vous allusion à ma fille ?

— Oui, milady, » répondit le sergent brièvement.

Ma maîtresse avait son livre de chèques posé sur la table devant elle, lorsque nous étions entrés, sans doute pour s’acquitter envers le sergent. Elle le repoussa dans un tiroir. J’eus le cœur serré lorsque cette main, qui avait comblé son vieux serviteur de ses bienfaits, cette main que je demande à Dieu de tenir dans la mienne quand mon heure sera venue, je la vis trembler d’émotion !

« J’avais espéré, reprit doucement milady, que je pourrais récompenser vos services, et que vous nous auriez quittés en évitant que le nom de miss Verinder fût prononcé aussi ouvertement entre nous qu’en ce moment. Mon neveu vous a probablement parlé de mes intentions avant que vous vinssiez dans ma chambre ?

— M. Blake m’a transmis votre message, milady, et j’ai donné ma réponse à M. Blake.

— Je ne désire pas connaître les motifs de votre insistance ; après ce que vous venez de me dire, vous comprenez aussi bien que moi que vous avez été trop loin pour ne pas achever cette explication entre vous et moi. Je dois à ma fille, je me dois à moi-même, d’exiger que vous parliez, et cela ici même. »

Le sergent regarda l’heure à sa montre.

« Si j’avais eu le temps nécessaire, milady, j’eusse préféré vous communiquer ma pensée par écrit et non de vive voix. Mais si l’enquête doit se poursuivre, le temps est trop précieux pour le perdre à écrire. Je suis prêt à parler ; néanmoins le sujet sera pénible à traiter pour moi et il sera dur pour vous de m’entendre. »

Ici, ma maîtresse l’interrompit encore une fois.

« Je rendrai cette tâche moins pénible à vous et à mon fidèle serviteur et ami, dit-elle en me désignant, si je vous donne l’exemple de parler sans détour. Vous soupçonnez miss Verinder de nous tromper tous, en dissimulant la possession de son diamant, et cela dans quelque dessein tout personnel et secret. Est-ce vrai ?

— Parfaitement vrai, milady.

— Fort bien. Maintenant, avant que vous parliez, je puis affirmer, moi qui suis la mère de miss Verinder, qu’elle est absolument incapable de faire ce dont vous l’accusez. Vous ne la connaissez que depuis un jour ou deux ; moi je la connais depuis sa naissance. Établissez aussi fortement que vous le voudrez votre opinion sur elle, il vous sera impossible de m’offenser. Je suis sûre d’avance que, malgré toute votre habileté, vous avez été fatalement trompé par des circonstances qui ont égaré votre jugement. Remarquez-le bien, je ne possède aucune donnée particulière ; je suis aussi exclue que vous pouvez l’être de la confiance de ma fille. La seule raison que j’aie pour m’exprimer aussi positivement est celle que je viens de donner : « Je connais mon enfant. »

Elle se retourna vers moi, et me tendit sa main, que je baisai en silence. Puis :

« Vous pouvez continuer, » dit-elle au sergent avec un regard aussi assuré que jamais.

M. Cuff s’inclina. Les paroles de ma maîtresse n’avaient eu d’autre effet que d’adoucir l’expression de ses traits anguleux où semblait peinte maintenant une sorte de commisération. Quant à ébranler sa conviction, on voyait aisément que c’était peine perdue. Il s’établit dans son fauteuil, et commença son odieuse attaque contre la réputation de miss Rachel en ces termes :

« Il faut, milady, que je vous demande de bien vouloir envisager la question à mon point de vue en même temps qu’au vôtre. Pouvez-vous vous mettre pour un instant en mon lieu et place, moi qui me sens fort de mon expérience ? et voulez-vous me permettre de vous faire connaître en très-peu de mots ce que cette même expérience m’a appris ? »

Ma maîtresse fit un signe d’assentiment. Le sergent continua :

« Depuis vingt ans, j’ai eu à m’occuper de bien des cas de scandales domestiques, et cela sur un pied de confidence intime. Un des résultats de la connaissance du cœur humain que j’y ai acquise, et qui touche à ce qui nous occupe actuellement, peut se traduire en deux mots. Il n’est pas rare de voir des jeunes filles du rang le plus élevé avoir des dettes qu’elles n’osent avouer à leurs parents ou amis. Parfois le bijoutier et la marchande de modes en sont la cause. Souvent aussi, l’argent dont elles ont besoin a une destination que je ne veux pas spécifier par égard pour vos oreilles, et que d’ailleurs rien ne m’autorise à soupçonner ici. Veuillez ne pas perdre de vue ce que je viens de dire, et voyons si les événements auxquels j’ai assisté dans cette maison n’ont pas dû, de gré ou de force, réveiller ces souvenirs de ma longue expérience. »

M. Cuff sembla se recueillir un instant, puis il poursuivit sa démonstration avec une infernale clarté qui vous forçait à le comprendre, et une odieuse impartialité qui ne faisait grâce à personne.

« Mes premières informations relatives à la perte du diamant m’ont été fournies par l’inspecteur Seegrave. Il ne me laissa aucun doute sur son incapacité à mener l’affaire. Une seule chose me frappa dans son rapport, c’était que miss Verinder eût refusé de se laisser interroger par lui, et lui eût parlé avec tant de dédain et de dureté. Ceci me parut assez étrange, mais je l’attribuai au manque de tact dont l’inspecteur avait dû faire preuve vis-à-vis de miss Verinder. Je mis cet incident dans un des coins de ma mémoire, et je commençai seul mon instruction de l’affaire.

« Elle se termina, s’il vous en souvient, par la découverte de la tache faite à la peinture de la porte, et par les renseignements que me fournit M. Franklin, lesquels me prouvèrent que la tache et la perte du joyau tenaient au même problème. Jusqu’alors je soupçonnais seulement que la Pierre de Lune avait été volée et qu’un des domestiques pouvait être l’auteur de ce vol. Fort bien ! mais arrivés à ce point, que se produit-il ? Miss Verinder sort à l’improviste de sa chambre et m’adresse la parole ; je remarque alors trois choses d’apparence suspecte contre cette jeune personne. Sa violente agitation, bien que vingt-quatre heures se soient écoulées depuis la disparition du diamant. Elle me traite comme elle avait traité déjà l’inspecteur Seegrave, et se montre mortellement irritée contre M. Franklin Blake. Je fais mentalement la réflexion suivante : Voici une jeune dame qui perd un joyau de grand prix, dont le caractère, ainsi que j’en puis juger moi-même, est impétueux et violent. Avec sa nature, et dans cette circonstance, que fait-elle ? elle manifeste la plus forte aversion contre M. Blake, contre l’inspecteur et contre moi, autrement dit contre les trois personnes qui toutes font de leur mieux pour lui faire retrouver son diamant ! Mon enquête arrivée là, ce n’est qu’alors, milady, que les leçons de mon expérience me reviennent ; car elle seule peut m’aider à comprendre l’inexplicable attitude de miss Rachel, et je la rapproche de celle de diverses autres jeunes dames auxquelles j’ai eu affaire. J’en conclus qu’elle a des dettes qu’elle n’ose avouer, et qu’il faut payer ; il s’ensuit que je me demande si la perte du diamant ne signifierait pas qu’il est secrètement mis en gage comme moyen de les acquitter. Qu’oppose milady à ces conclusions qui me sont suggérées par les souvenirs de ma carrière et d’une longue expérience ?

— Je répète ce que j’ai déjà dit, répondit ma maîtresse ; toutes ces circonstances vous ont bien naturellement induit en erreur. ».

Je ne disais rien de mon côté ; je ne sais par quel bizarre association d’idées Robinson Crusoé m’était revenu à l’esprit ; si le sergent Cuff avait pu en ce moment se trouver transporté dans une île déserte, et sans avoir même un Vendredi pour lui tenir compagnie, ni surtout un vaisseau pour le ramener, il se serait trouvé dans l’exacte situation où je souhaitais de le voir alors ! Remarquez que je suis pourtant un parfait chrétien, lorsque vous ne me demandez pas de pousser la pratique de mes vertus par trop loin ! mais ce qui me console, c’est que sous ce rapport beaucoup d’entre vous font absolument comme moi.

Le sergent reprit en ces termes :

« À tort ou à raison, milady, mon opinion une fois formée, la première chose à faire était de justifier cette opinion. Je demandai donc à examiner toutes les garde-robes de la maison ; c’était un moyen de découvrir le vêtement qui, selon toute probabilité, avait reçu la tache ; c’était aussi un moyen de vérifier l’hypothèse à laquelle j’étais arrivé. À quoi cela a-t-il abouti ? Ma proposition avait obtenu votre assentiment, celui de M. Blake et celui de M. Ablewhite. Miss Verinder seule a tout arrêté par son refus obstiné de suivre l’exemple général. Ce résultat me confirma dans mon jugement ; et il faut avouer que si M. Betteredge et vous, milady, refusez de vous ranger à mon opinion, c’est que vous restez singulièrement aveugles à ce qui s’est passé aujourd’hui même sous vos yeux. Comme vous l’avez entendu, j’ai dit à la jeune dame que son départ de la maison, dans les circonstances actuelles, mettrait un obstacle au succès de notre enquête. En dépit de cet avertissement, elle a persisté dans son étrange résolution. Chacun a pu voir également qu’au lieu de pardonner à M. Blake son active intervention pour faciliter mes recherches, elle l’a offensé publiquement sur le seuil de la maison de sa mère ! Quelle conclusion tirerons-nous de ces faits ? Si miss Verinder n’est pas impliquée dans la perte de la Pierre de Lune, que veut dire tout ce que je rappelle ici ? »

Cette fois, il regarda de mon côté. J’étais réellement effrayé de l’entendre accumuler ainsi preuve sur preuve contre miss Rachel, lorsque je sentais que, malgré mon ardent désir de la défendre, il m’était impossible de contester l’exactitude de ses assertions. Je me mets, Dieu merci, au-dessus des raisonnements, lorsque mes affections sont en cause ; cette bonne habitude m’aida à conserver ma croyance et à partager les convictions de milady qui étaient aussi les miennes ; j’y puisai une énergie nouvelle et je pris un air assuré vis-à-vis du sergent.

Profitez de mon exemple, je vous en conjure, mes bons amis ; vous surmonterez ainsi bien des menues vexations et bien des épreuves dans la vie. Placez-vous au-dessus des lois ordinaires de la raison pure, et vous verrez que vous parerez les coups de griffe de tous ces gens sensés qui vous égratignent sans merci, tout en vous assurant que c’est pour votre bien !

Ma maîtresse et moi, nous restions silencieux ; le sergent poursuivit. Seigneur Dieu ! quel agacement j’éprouvai en voyant le peu d’impression que lui faisait notre silence !

« Voilà les faits, milady, tels qu’ils se présentent contre miss Verinder seule. Il s’agit maintenant d’établir ceux qui s’élèvent à la fois et contre miss Verinder et contre la pauvre Rosanna Spearman. Revenons, si vous le voulez bien, au refus que fit votre fille de laisser examiner ses effets personnels ; après cet incident qui fixa mes soupçons, j’eus à me demander d’abord comment je dirigerais l’enquête, puis si miss Verinder n’avait pas quelque complice parmi les servantes de la maison. Après de longues réflexions, je me décidai à mener l’affaire d’une façon contraire aux traditions accoutumées de la police, et cela par le motif suivant : j’étais en présence d’un scandale domestique, et je me devais à moi-même de le circonscrire dans le cercle de la famille. Faire le moins de bruit possible, et y mêler le moins d’étrangers que je le pourrais, c’était le mieux. Quant à la marche habituelle qui consiste à arrêter les gens préventivement, à les traduire devant les magistrats, et le reste, il ne fallait pas y songer, du moment que, comme je le croyais, la fille de lady Verinder était au fond de toute cette affaire. Dans cet état de choses, je pensai qu’avec sa position dans la maison, sa profonde connaissance des domestiques, son zèle pour les intérêts de la famille, M. Betteredge serait l’agent le plus sûr et le plus convenable dont je pusse me servir.

« J’avais songé d’abord à M. Blake, mais là je rencontrai un obstacle imprévu. Il découvrit, lui, presque dès le début la portée de mes soupçons, et son attachement pour miss Verinder rendit impossible notre entente mutuelle. Si je vous fatigue, milady, par tant de détails, c’est afin de bien vous prouver combien je tenais à ce que l’affaire ne sortît pas du cercle de votre famille ; je suis le seul étranger initié à ces particularités, et ma carrière tout entière dépend de ma discrétion. »

Ici, je sentis que ma carrière demandait au contraire que je ne gardasse pas le silence. À l’âge où j’étais parvenu, être représenté à ma maîtresse comme une sorte d’agent de police subalterne, encore une fois, c’était plus que ma charité chrétienne n’en pouvait supporter.

« Je désire affirmer devant milady, dis-je, que je n’ai jamais à ma connaissance trempé un seul moment dans ces abominables manœuvres de police, et cela en aucune façon ! Je défie le sergent Cuff de me contredire ! »

Ayant donné ainsi un libre cours à mon indignation, je me sentis plus satisfait. Milady m’honora d’une petite tape amicale sur l’épaule ; je dirigeai sur le sergent le regard de l’honnêteté indignée, curieux de juger de l’effet que lui ferait enfin une pareille déclaration ! M. Cuff me regarda avec la douceur d’un agneau, et parut m’apprécier mieux que jamais !

Milady l’engagea à poursuivre son maudit informé.

« Je vois que vous avez fait de votre mieux, dit-elle, et dans le sens de ce qui vous semblait être mon intérêt évident. Je suis prête à entendre ce qu’il vous reste à dire.

— Le point que j’aborderai maintenant, reprit le sergent, concerne Rosanna Spearman. Milady peut se rappeler que je reconnus tout de suite cette jeune fille, lorsqu’elle nous apporta le livre de blanchissage. Jusqu’alors, je doutais que miss Verinder se fût confiée à quelqu’un de la maison ; je changeai d’avis en voyant Rosanna, et je soupçonnai cette dernière d’être mêlée à la disparition de la Pierre de Lune. La pauvre créature a péri misérablement, et, maintenant qu’elle n’est plus, je désire vous convaincre que je n’ai pas usé envers elle d’une sévérité excessive. S’il s’était agi d’un vol ordinaire, je n’en aurais pas, dans ma pensée, accusé Rosanna plus qu’aucun autre des domestiques de la maison, car notre expérience des femmes sorties des refuges nous apprend que, mises à l’épreuve dans un service régulier, bien traitées par leurs maîtres, elles se conduisent pour la plupart honnêtement, ont un repentir sincère et se rendent dignes de l’intérêt qu’on leur témoigne.

« Mais ici il y avait, selon moi, une fraude préméditée au fond par le détenteur du diamant. Je fis donc, en suivant toujours mon point de vue, cette réflexion-ci par rapport à Rosanna : miss Verinder se bornerait-elle (milady m’excusera) à nous laisser croire à la perte du diamant ? ou bien pousserait-elle la duplicité plus loin et ferait-elle naître en nous la conviction que le joyau avait été volé ? Dans ce dernier cas, le passé de Rosanna la désignait entre tous à nos soupçons ; vous, milady, et moi, nous nous trouvions ainsi amenés sur une fausse piste. »

Était-il possible, me demandai-je à moi-même, de présenter les choses sous un aspect plus affreux contre miss Rachel et Rosanna ? Oui, c’était possible, comme vous allez le voir.

« J’avais, continua-t-il, une raison plus forte encore pour suspecter Rosanna. Qui eût pu faciliter à miss Verinder le moyen d’emprunter de l’argent sur la garantie de la Pierre de Lune ? Rosanna Spearman. Aucune jeune fille du rang de miss Verinder ne pouvait se risquer dans une pareille entreprise, et il lui fallait absolument un intermédiaire. Personne dès lors n’était plus propre à cet emploi que cette fille, car votre housemaid, lorsqu’elle était voleuse de profession, était une voleuse de haut parage ; je la savais en relations avec un des rares usuriers de Londres qui fussent en mesure d’avancer une somme importante sur un joyau aussi remarquable que l’était la Pierre de Lune, et cela sans faire de questions gênantes et sans imposer des conditions trop incommodes. Retenez bien cette particularité, milady, et laissez-moi vous démontrer jusqu’à quel degré les actes de Rosanna et les conséquences toutes simples à en tirer ont dû fortifier ma conviction. »

Le sergent passa alors en revue tout ce que vous connaissez déjà de la manière d’agir de Rosanna, et vous comprendrez aisément combien cette partie de son rapport était logiquement accablante pour la mémoire de la pauvre fille. Ma maîtresse elle-même fut réduite au silence, et ne trouva aucune réponse à lui opposer lorsqu’il eut fini. Cela parut importer fort peu à M. Cuff ; il continua à parler aussi tranquillement qu’avant. Le diable l’emporte avec son calme !

« Vous possédez maintenant, milady, tous les détails de l’affaire aussi bien que moi ; il me reste à vous soumettre ce que je compte faire ; je ne vois que deux moyens de conduire l’enquête à bonne fin. L’un d’eux me paraît certain ; l’autre, j’en conviens, n’est qu’une expérience hardie à tenter. Milady décidera ; faut-il parler d’abord du moyen le plus sûr ? »

Ma maîtresse lui laissa le choix.

« Merci, dit le sergent, milady me laissant libre de choisir, je commence par indiquer celui des deux procédés que je juge infaillible. Que miss Verinder séjourne à Frizinghall ou qu’elle revienne ici, je me propose de surveiller soigneusement tout ce qu’elle fera, les personnes qu’elle verra, ses promenades et les lettres qu’elle écrira et recevra.

— Après ? dit ma maîtresse.

— Je demanderai à milady la permission d’introduire ici, pour remplacer la défunte housemaid, une femme dont je puis garantir la discrétion, et qui est accoutumée à cette sorte d’enquêtes secrètes.

— Ensuite ? fit ma maîtresse.

— Enfin et pour finir, je compte charger un de mes collègues de faire quelques conventions avec le prêteur sur gages dont je vous ai parlé tout à l’heure, et dont l’adresse a dû être donnée par Rosanna à miss Verinder. Je ne nie pas que cette manière d’agir ne prenne du temps et ne demande de l’argent, mais le résultat en est certain ; nous formons un cercle autour de la Pierre de Lune, et le resserrons jusqu’à ce que nous trouvions la Pierre de Lune entre les mains de miss Verinder, à supposer qu’elle ne s’en soit point dessaisie. Si, pressée par ses dettes, elle se décide à envoyer son diamant à l’usurier, alors nous avons un agent tout prêt, et le joyau n’est pas plus tôt arrivé à Londres qu’il s’en saisit. »

Blessée d’entendre parler de sa fille dans de pareils termes, ma maîtresse s’exprima pour la première fois avec colère.

« Regardez cette proposition comme absolument écartée, dit-elle ; et veuillez nous faire connaître votre second moyen de poursuivre l’enquête.

— L’autre moyen, répondit le sergent avec le même calme, c’est de tenter une épreuve assez hardie. Je crois me rendre compte de la nature de miss Verinder ; je la juge parfaitement capable de commettre un acte d’audacieuse dissimulation ; mais son caractère est trop vif (selon moi) et encore trop peu habitué à tromper, pour qu’elle soutienne son rôle dans de petites choses, et sache se contenir toujours et quand même. Dans l’affaire qui nous occupe, elle a, à plusieurs reprises, laissé éclater ses sentiments alors même qu’il était de son intérêt évident de les dissimuler. C’est sur cette particularité de son caractère que je compte agir ; je désire lui causer une violente émotion, et dans des circonstances qui soient de nature à la toucher au vif ; pour parler franchement, je veux apprendre à miss Verinder, sans qu’elle y soit préparée, la mort de Rosanna ; j’aurai peut-être la chance de voir ses bons sentiments se réveiller soudain et la pousser à un aveu spontané. Milady, acceptez-vous ma proposition ? »

À mon infinie surprise, ma maîtresse répondit sur-le-champ :

« Oui, je l’accepte.

— La chaise est attelée, dit le sergent ; j’ai bien l’honneur de saluer milady. »

Celle-ci l’arrêta d’un signe.

« On fera appel aux meilleurs sentiments de ma fille, comme vous le désirez, dit-elle ; mais je réclame le droit, moi sa mère, de la soumettre personnellement à cette épreuve. Vous voudrez bien rester ici ; moi je pars pour Frizinghall. »

Le célèbre Cuff resta pour la première fois de sa vie muet d’étonnement comme un simple mortel.

Ma maîtresse sonna et fit demander son waterproof. La pluie tombait toujours à flots, la voiture fermée était partie avec miss Rachel ; j’essayai donc de dissuader milady de braver un pareil temps, mais ce fut peine perdue ! Elle ne voulut même pas accepter l’offre que je lui fis de l’accompagner afin de la garantir avec un parapluie ; la chaise avança avec le groom.

« Vous pouvez compter, dit-elle en parlant au sergent, sur deux choses. Je tenterai l’épreuve sur miss Verinder aussi hardiment que vous pourriez le faire vous-même, et je vous en ferai connaître le résultat de vive voix ou par lettre, dès ce soir, avant que le dernier train parte pour Londres. »

Elle monta dans la voiture, prit les rênes en main, et se rendit à Frizinghall.