La Pierre de Lune/II/Cinquième narration

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 223-243).
Seconde période


CINQUIÈME NARRATION


LE RÉCIT REPRIS PAR FRANKLIN BLAKE


Peu de mots suffiront pour compléter la narration empruntée au journal d’Ezra Jennings.

En ce qui me concerne, j’ai seulement à dire que je m’éveillai dans la matinée du 26, parfaitement ignorant de tout ce que j’avais fait et dit sous l’influence de l’opium, depuis le premier moment où l’effet de la drogue dut se faire sentir, jusqu’à celui où j’ouvris les yeux dans le salon de Rachel.

Je ne me crois pas tenu à rendre compte en détail de ce qui eut lieu après mon réveil. Je me bornerai à dire en gros que Rachel et moi, nous nous entendîmes à merveille avant qu’un mot d’explication eût été échangé entre nous.

Je ne puis, ni Rachel non plus, assigner aucune cause à la rapidité de notre réconciliation. Monsieur et madame, daignez vous reporter à l’époque où vous vous aimiez passionnément, et vous saurez alors aussi bien que je le sais moi-même ce qui arriva après qu’Ezra Jennings eut fermé la porte du salon.

Il n’y a pourtant pas d’indiscrétion à ajouter que nous eussions certainement été surpris par Mrs Merridew, sans la présence d’esprit de Rachel. Elle entendit le bruit des vêtements de la vieille dame dans le corridor, et courut immédiatement à sa rencontre. J’entendis Mrs Merridew dire :

« Eh bien, qu’y a-t-il ? »

Et Rachel lui répondre :

« L’explosion ! »

Mrs Merridew se laissa aussitôt prendre par le bras et emmener dans le jardin, hors de la portée de l’imminente catastrophe. En revenant à la maison, elle me rencontra dans le hall, et témoigna un vif étonnement des progrès que la science avait faits depuis le temps de sa jeunesse.

« Les explosions, monsieur Blake, sont infiniment plus bénignes que lorsque j’étais jeune fille. Je vous assure que j’ai à peine entendu celle-ci, puis ensuite pas d’odeur qui me frappe en rentrant du jardin ! Je dois une réparation à votre ami le médecin ; il n’est que juste de dire qu’il s’en est admirablement tiré ! »

Ainsi, après avoir vaincu M. Bruff et Betteredge, le bon Jennings triomphait aussi de Mrs Merridew ! Que de sentiments libéraux sont encore en ce monde à l’état latent !

Au déjeuner, M. Bruff ne cacha point les raisons qui lui faisaient désirer de me voir l’accompagner à Londres par le train du matin. La surveillance exercée sur la banque, l’issue que nous en pouvions espérer, firent une telle impression sur l’esprit de Rachel, qu’elle se décida, sauf l’approbation de Mrs Merridew, à revenir avec nous en ville, de façon à être auprès de nous à tout hasard.

Mrs Merridew se montra de l’humeur la plus accommodante et la plus facile après les ménagements infinis que la chimie et la physique avaient eus pour ses nerfs ; nous annonçâmes donc notre départ général à Betteredge. Je croyais qu’il aurait demandé de se joindre à nous ; mais Rachel avait eu la prévoyance de charger notre vieux serviteur d’une occupation pleine d’intérêt pour lui. On lui avait confié le soin de remettre la maison en ordre, et, tout entier au sentiment de sa responsabilité domestique, il n’avait pas le loisir d’éprouver les accès de la fièvre d’enquête qui, sans cela, se fût probablement emparée de lui.

Notre plus grand sujet de regret était la nécessité où nous nous trouvions de quitter si brusquement Ezra Jennings. Il fut impossible de le décider à nous accompagner ; je ne pus que lui promettre de lui écrire, et Rachel insista pour qu’il vînt à demeure chez nous, lors de son retour dans le Yorkshire ; selon toute apparence, nous devions nous revoir dans peu de mois, et pourtant je me sentis gagné par la tristesse en laissant ainsi notre meilleur ami sur la plate-forme solitaire, pendant que le train nous éloignait de lui !

À notre arrivée à Londres, M. Bruff fut accosté dans la gare par un jeune garçon, vêtu d’une jaquette de drap noir fort usée, et que la proéminence extraordinaire de ses yeux ne pouvait manquer de faire remarquer. Ces yeux s’avançaient hors de leurs orbites, et semblaient y rouler de façon à faire craindre qu’ils n’en tombassent ! Après avoir écouté le gamin, M. Bruff pria les dames de l’excuser s’il ne les accompagnait pas jusqu’à Portland-Place. À peine avais-je promis à Rachel de revenir lui donner des nouvelles, que M. Bruff me saisit par le bras et me poussa dans un cab. L’enfant qui avait les yeux à fleur de tête prit place sur le siége près du cocher, et on ordonna à ce dernier de nous conduire dans Lombard-Street.

« Sont-ce des nouvelles de la banque ? demandai-je comme la voiture partait.

— Des nouvelles de M. Luker, dit M. Bruff ; on l’a vu, il y a une heure environ, quitter sa maison de Lambeth, en compagnie de deux hommes, que mes agents ont reconnus pour être des agents de police déguisés. Si M. Luker a pris cette précaution à cause des Indiens, la conséquence à tirer de là est bien claire : c’est qu’il va chercher le diamant à la banque.

— Alors nous allons à la banque pour voir ce qui s’y passera ?

— Oui ! ou pour apprendre ce qui s’y est passé, si tout est fini lorsque nous y arriverons. Avez-vous fait attention à mon gamin, là, sur le siège ?

— J’ai bien remarqué ses yeux. »

M. Bruff se mit à rire.

« Mes clercs ont surnommé le pauvre petit diable Groseille à maquereaux, dit-il ; je l’emploie à faire mes commissions, et je souhaiterais seulement que ceux de mes gratte-papiers qui lui ont donné ce sobriquet fussent aussi intelligents que lui ! En dépit de ses yeux, Groseille est un des garçons les plus futés de Londres, monsieur Blake. »

Il était cinq heures moins vingt lorsque le cab s’arrêta devant la banque, dans Lombard-Street. Groseille vint ouvrir la portière et jeta à son maître un regard suppliant.

« Désirez-vous entrer aussi ? dit M. Bruff avec bonté ; allons, entrez, et ne quittez pas mes talons jusqu’à nouvel ordre… Il est vif comme un éclair, continua l’avoué à demi-voix, deux mots suffisent à Groseille là où il en faudrait vingt avec un autre garçon. »

Nous entrâmes à la banque. Le bureau extérieur, avec son long comptoir et les caissiers à leur poste, était encombré de monde ; chacun attendait son tour pour être payé, ou pour verser son argent, car la banque fermait à cinq heures.

Deux hommes, se détachant de la foule, s’approchèrent de M. Bruff dès qu’ils l’aperçurent.

« Eh bien, dit ce dernier, l’avez-vous vu ?

— Il a passé près de nous il y a une demi-heure, monsieur ; il est entré dans les bureaux de l’intérieur.

— Il n’est pas encore sorti ?

— Non, monsieur. »

M. Bruff se retourna vers moi.

« Nous n’avons qu’à attendre, » dit-il.

Je regardai tout autour de moi pour voir si je n’apercevrais pas les Indiens ; je n’en découvris pas la moindre trace ; la seule personne présente qui pût attirer l’attention était un homme grand, brun de teint, vêtu d’un gros paletot et d’un chapeau rond de marin. L’un d’eux aurait-il pris ce déguisement ? Impossible ! L’homme était de stature plus haute qu’aucun des Indiens, et son visage, autant qu’une épaisse barbe noire permettait d’en juger, était deux fois plus large que celui de ces Orientaux.

« Ils ont leur espion ici, dit M. Bruff qui considéra à son tour le marin, et peut-être est-ce cet homme-là. »

Avant qu’il eût pu poursuivre, il sentit les pans de sa redingote respectueusement tirés par son petit acolyte ; M. Bruff regarda du côté vers lequel se tournait Groseille.

« Silence, dit-il, voici M. Luker ! »

Le prêteur sur gages sortait de l’intérieur de la banque escorté de ses deux policemen en bourgeois.

« Ne le perdez pas de vue, glissa M Bruff à voix basse ; s’il passe le diamant à quelqu’un, il devra le faire ici. »

Sans paraître remarquer aucun de nous, M. Luker gagna lentement la porte, passant tantôt dans le plus épais, tantôt dans la partie la moins encombrée de la foule. Je vis parfaitement le mouvement que fit sa main, lorsqu’il croisa un homme de taille moyenne et forte, convenablement vêtu d’un costume gris ; M. Luker poursuivit son chemin ; aux approches de la porte, ses gardes du corps se placèrent à ses côtés ; les trois personnages étaient suivis par un des agents de M. Bruff, puis ils disparurent tous.

Je regardai l’avoué, et j’attirai son attention sur la figure de l’homme en gris.

« Oui, me dit M. Bruff à l’oreille ; je l’ai vu aussi ! »

Il se retourna, en quête de son second agent ; nous ne pûmes découvrir cet homme ; il chercha également des yeux son petit gnome, mais Groseille avait disparu.

« Que diable tout cela signifie-t-il ? dit M. Bruff avec humeur ; ils nous plantent là tous deux au moment où nous avons le plus besoin d’eux ! »

Le tour vint pour l’homme en gris de passer au comptoir. Il paya un chèque, reçut sa quittance et se disposa à sortir.

« Que faire ? demanda M. Bruff ; nous ne pouvons descendre jusqu’à suivre cet individu.

— Moi, je le puis, répondis-je ; je ne le perdrais pas de vue pour dix mille livres !

— En ce cas, repartit l’avoué, je ne vous perdrais pas de vue pour le double de cette somme ! Jolie occupation, convenons-en ! pour un homme dans ma position ! murmurait-il tout en suivant les pas de l’étranger ; pour l’amour de Dieu, ne racontez jamais cela ; c’en serait fait de ma réputation si on venait à le savoir. »

L’homme en gris monta dans un omnibus qui allait vers l’ouest de la ville. Nous y montâmes à sa suite ; la jeunesse avait encore des réserves cachées chez M. Bruff ! Je le vis, moi, positivement, je le vis rougir lorsqu’il s’assit dans l’omnibus !

L’homme en gris fit arrêter l’omnibus, alla vers Oxford-Street et entra dans la boutique d’un pharmacien. M. Bruff tressaillit d’étonnement.

« Mon apothicaire ! s’écria-t-il ; je crains que nous n’ayons fait quelque méprise. »

Nous entrâmes ; M. Bruff et le maître du lieu s’entretinrent un instant à part, puis l’avoué me rejoignit l’air fort penaud.

« Tout cela est on ne peut plus flatteur pour nous, dit-il en prenant mon bras pour sortir. C’est là notre consolation !

— Qu’y a-t-il de si flatteur pour nous ? demandai-je.

— Monsieur Blake ! vous et moi, nous sommes deux des plus tristes agents amateurs qui aient jamais essayé de ce métier ! Cet homme vêtu de gris est depuis trente ans au service de mon apothicaire ; celui-ci l’a envoyé à la banque payer son compte, et il ne connaît pas plus l’existence de la Pierre de Lune qu’un enfant qui vient de naître. »

Je demandai ce qui nous restait à faire.

« Revenons à mon étude, répondit M. Bruff. Groseille et mon second affidé ont évidemment suivi quelqu’un d’autre ; espérons qu’eux au moins n’auront pas mis leurs yeux dans leur poche ! »

Lorsque nous atteignîmes Gray’s Inn Square, le second agent y était arrivé depuis un quart d’heure et nous attendait.

« Eh bien, dit M. Bruff, quelles nouvelles nous apportez-vous ?

— Je regrette de dire, monsieur, que j’ai commis une erreur ; j’aurais juré d’avoir vu M. Luker passer un objet à un vieux monsieur vêtu d’un paletot clair. Il se trouve que ce gentleman est un des fabricants de fer les plus considérés dans East Cheap.

— Où est Groseille ? » fit M. Bruff avec une résignation forcée.

L’homme eut l’air surpris :

« Je n’en sais vraiment rien, monsieur ; je ne l’ai pas revu depuis que j’ai quitté la banque. »

M. Bruff congédia l’agent.

« De deux choses l’une, me dit-il : ou Groseille a pris la clé des champs, ou bien il donne la chasse pour son compte. Que penseriez-vous de dîner ici, en courant la chance que le gamin rentre dans une heure ou deux ? J’ai de bon vin dans la cave, et on nous enverra le reste du café voisin. »

Nous dînâmes donc à l’étude. Avant que la nappe fût enlevée, on vint annoncer à l’avoué qu’ « une personne » désirait lui parler ; la personne était-elle Groseille ? Non, nous vîmes paraître l’homme qui avait suivi M. Luker à sa sortie de la banque.

Son rapport n’offrait aucun intérêt ; M. Luker était rentré chez lui après avoir congédié ses gardiens, et on ne l’avait plus vu ressortir. Vers la tombée de la nuit, les volets avaient été fermés et la porte soigneusement verrouillée. La surveillance de la maison et de ses environs n’avait laissé apercevoir aucune trace des Indiens ; personne ne s’était même approché des alentours. Les faits portés à notre connaissance, l’homme attendit pour savoir si nous n’avions pas d’autres ordres à lui donner. M. Bruff le renvoya pour cette nuit.

« Pensez-vous que M. Luker ait emporté la Pierre de Lune chez lui ? demandai-je.

— Non pas, répondit M. Bruff ; il n’eût jamais congédié ses deux policemen, s’il s’était risqué à garder le diamant dans sa propre maison. »

Nous attendîmes le jeune garçon pendant une demi-heure, et en vain. Il était temps alors pour M. Bruff de rentrer à Hampstead, et pour moi d’aller retrouver Rachel à Portland-Place. Je laissai une de mes cartes au portier de l’étude, avec une ligne écrite dessus, indiquant que je serais chez moi ce soir à dix heures et demie ; la carte devait être remise au gamin, s’il revenait à l’étude.

Quelques personnes ont le talent d’être exactes, et d’autres ont la fâcheuse spécialité de manquer à leurs engagements. Je suis de ces dernières ; ajoutez-y que je passai la soirée à Portland-Place, assis tout près de Rachel dans un salon de quarante pieds de long, avec Mrs Merridew établie à l’autre extrémité. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que je sois rentré à minuit et demi au lieu de dix heures et demie ? Ce quelqu’un, alors, n’aurait jamais eu de cœur, et je souhaite de ne jamais faire sa connaissance.

Mon domestique me tendit un papier, au moment où il m’ouvrit la porte. J’y lus ces mots tracés d’une main d’expéditionnaire :

« Je vous prie de m’excuser, monsieur : je sens le sommeil qui me prend ; je reviendrai demain matin entre neuf et dix heures. »

Grâce à mes questions, j’appris qu’un garçon ayant des yeux fort bizarres était venu montrer ma carte et mon message, avait attendu une heure, s’était endormi, puis réveillé, avait écrit ce mot pour moi, et était reparti après avoir gravement prévenu mon domestique qu’ « il n’était bon à rien s’il n’avait pas sa nuit de repos. »

Le lendemain matin, à neuf heures, j’attendais mon petit visiteur ; à neuf heures et demie, j’entendis marcher sur mon palier.

« Entrez, Groseille ! criai-je.

— Merci, monsieur, » répondit une voix grave et mélancolique.

La porte s’ouvrit ; je fis un soubresaut : je me trouvais face à face avec… le sergent Cuff !

« Monsieur Blake dit le sergent, avant d’écrire en Yorkshire, j’ai voulu savoir si par hasard vous n’étiez pas en ville. »

Il était aussi long et morne que jamais ; ses yeux n’avaient pas perdu leur ancien tic, si finement dénoncé dans la narration de Betteredge, de regarder « comme s’ils attendaient plus de vous que vous ne vous en doutiez vous-même. » Toutefois, autant que les vêtements peuvent changer un individu, le célèbre Cuff était un homme nouveau, presque méconnaissable. Il portait un chapeau blanc à larges bords, une jaquette de chasse, des guêtres et un pantalon blanc ; il tenait en plus un gros bâton à la main. Toute son ambition était évidemment de paraître un campagnard invétéré. Lorsque je le complimentai sur sa métamorphose, il n’y voulut pas voir une plaisanterie. Il se plaignit très-sérieusement des bruits et de l’odeur de la ville ; je crois même que son accent était devenu légèrement rustique ! Je l’invitai à déjeuner ; mais l’homme des champs se montra choqué. Il déjeunait, lui, à six heures et demie du matin, et il se couchait avec les coqs et les poules !

« Je ne suis revenu qu’hier soir d’Irlande, dit le sergent, abordant avec son air impénétrable l’objet pratique de sa visite ; avant de me coucher j’ai lu la lettre où vous me racontiez tout ce qui s’est passé au sujet du diamant, depuis notre enquête de l’année dernière. Il ne me reste qu’une chose à dire : c’est que de mon côté j’ai fait complètement fausse route dans l’affaire. Je ne sais pas si un autre homme, placé dans le milieu où j’étais, y eût vu plus clair que moi ; mais cela ne change rien au fait, et je conviens que j’ai agi en aveugle. Ce n’est pas la première erreur, monsieur Blake, que j’aie commise dans le cours de ma carrière. Les officiers de police infaillibles n’existent que dans les livres.

— Vous êtes revenu juste au bon moment pour rattraper votre réputation, dis-je.

— Je vous demande pardon, monsieur Blake, repartit le sergent ; maintenant que je me suis retiré des affaires, je me soucie de ma réputation comme d’un fétu de paille ; j’en ai fini avec ces vanités, Dieu soit loué. Je suis ici, monsieur, parce que je garde un souvenir reconnaissant de la générosité de lady Verinder : cette considération seule me fera reprendre mon ancienne besogne, si vous avez besoin de moi pour le moment ; mais c’est affaire d’honneur, et il sera entendu que je n’accepterai pas un sou d’argent. Maintenant, monsieur Blake, dites-moi où en est la situation depuis que vous m’avez écrit. »

Je lui racontai l’expérience de l’opium et les incidents survenus à la banque de Lombard-Street. Il fut très-frappé de l’épreuve tentée sur moi, épreuve dont l’étrangeté était toute nouvelle pour lui ; ce qui l’intéressa beaucoup aussi, ce fut l’hypothèse d’Ezra Jennings relativement à ce que j’avais dû faire du diamant, après avoir quitté le petit salon le soir du jour de naissance.

« Je ne crois pas, comme M. Jennings, que vous ayez caché la Pierre de Lune, dit le sergent ; mais je pense avec lui que vous avez dû certainement la reporter dans votre propre chambre.

— Eh bien ? demandai-je ; qu’en ai-je fait après ?

— N’avez-vous aucun soupçon de ce qui a pu se passer, monsieur ?

— Aucun, quel qu’il soit.

— M. Bruff n’a-t-il aucune donnée ?

— Pas plus que moi. »

Le sergent se leva, alla vers mon bureau, et en revint avec une enveloppe cachetée. Elle portait mon adresse ainsi que le mot « privé », le nom du sergent était écrit dans le coin.

« J’ai suspecté à faux l’année passée, dit-il, et je puis me tromper cette fois encore. Attendez, monsieur Blake, pour ouvrir l’enveloppe, que la vérité soit connue ; alors, comparez le nom de la personne coupable avec celui que je viens d’écrire dans cette lettre sous enveloppe. »

Je mis la lettre dans ma poche, — ensuite je demandai à M. Cuff son opinion sur les mesures prises par nous à la banque.

« Tout cela est très-bien combiné, monsieur, et vous ne pouviez mieux faire ; mais il y avait une autre personne à surveiller, outre M. Luker.

— Celle dont le nom se trouve dans la lettre que vous venez de me remettre ?

— Oui, monsieur Blake, justement celle-là ; mais ce qui est fait est fait ; j’aurai quelque chose à vous proposer ainsi qu’à M. Bruff, quand le moment sera venu ; attendons d’abord, et voyons si le gamin n’aura rien d’intéressant à nous dire. »

Il était près de dix heures, et Groseille ne donnait aucun signe de vie ; le sergent parla d’autre chose ; il s’enquit de son vieil ami Betteredge, et de son vieil adversaire le jardinier : une minute de plus, et il serait évidemment passé à son sujet favori, la culture des roses, si mon domestique ne l’eût interrompu, en me prévenant que le jeune garçon venait d’arriver. Lorsqu’on l’introduisit, Groseille s’arrêta au seuil de la chambre, et regarda avec méfiance l’étranger qui se trouvait chez moi ; je lui dis d’approcher.

« Vous pouvez parler devant ce gentleman, ajoutai-je ; il est ici pour m’aider de ses conseils, et je l’ai mis au courant de toute l’affaire. Sergent Cuff, fis-je, voici le garçon employé par M. Bruff. »

Dans notre société moderne, une célébrité, quelle qu’elle soit, est une puissance ; la réputation du grand Cuff était parvenue jusqu’aux oreilles même du petit Groseille. J’eus à peine prononcé ce nom illustre, que les gros yeux de l’enfant roulèrent dans leurs orbites de façon à me faire craindre qu’ils ne tombassent sur le tapis.

« Venez ici, mon garçon, dit le sergent, que j’entende un peu ce que vous avez à nous conter. »

Groseille parut fasciné en voyant s’abaisser jusqu’à lui le grand homme, le héros de tant d’histoires fantastiques dont avaient retenti toutes les études des gens d’affaires de Londres. Il se plaça en face du sergent, les mains derrière le dos, dans l’attitude habituelle à tout néophyte interrogé au catéchisme.

« Quel est votre nom ? dit le sergent, qui commença par la première question du susdit catéchisme.

— Octavius Guy, répondit l’enfant ; à l’étude, on m’appelle Groseille, à cause de mes yeux.

— Octavius Guy, autrement dit Groseille, poursuivit le sergent avec une gravité imperturbable, vous avez disparu hier de la banque. Qu’avez-vous fait alors ?

— Avec votre permission, monsieur, je me suis mis à suivre un homme.

— Quel était-il ?

— Un homme très-grand, monsieur, avec une forte barbe noire, et vêtu comme un marin.

— Je me rappelle cet individu, dis-je en interrompant. M. Bruff et moi, nous avons cru que c’était un espion employé au compte des Indiens. »

Le sergent parut se soucier médiocrement de ce que M. Bruff et moi avions pu croire ; il continua à interroger Groseille.

« Eh bien, dit-il, pourquoi avez-vous suivi le marin ?

— Avec votre permission, monsieur, M. Bruff désirait savoir si M. Luker passerait quelque chose à une personne en sortant de la banque ; or, je vis distinctement M. Luker passer un objet à l’homme à la grosse barbe.

— Pourquoi n’en avoir pas prévenu M. Bruff ?

— Je n’avais le temps de rien dire à personne ; car le marin sortit en toute hâte.

— Et vous avez couru après lui ? hein ?

— Oui, monsieur. »

Le sergent donna une petite tape d’amitié sur la tête de l’enfant.

« Groseille, lui dit-il, vous avez quelque chose dans votre jeune cerveau, et ce n’est pas du coton ; je suis vraiment très-content de vous jusqu’ici. »

Le garçon rougit de plaisir. M. Cuff poursuivit :

« Enfin, que fit le marin une fois dans la rue ?

— Il prit un cab, monsieur.

— Et vous, que fîtes-vous ?…

— Je m’accrochai à la voiture par derrière, et je la suivis. »

Avant que le sergent eût pu poser une nouvelle question, on annonça le premier clerc de M. Bruff.

Comme je ne voulais pas déranger le sergent au milieu de son interrogatoire, je reçus le clerc dans la pièce voisine. Il m’apportait de mauvaises nouvelles de son patron ; l’agitation des deux derniers jours avait été trop forte pour M. Bruff ; il s’était éveillé avec une attaque de goutte, se trouvait par suite retenu dans sa chambre à Hampstead, et, au point critique où étaient parvenues nos affaires, ce contre-temps lui était insupportable ; il s’inquiétait de me savoir sans conseil ou aide dans ces circonstances ; le clerc principal, homme expérimenté et de confiance, était donc chargé de se mettre à ma disposition, et devait remplacer M. Bruff de son mieux.

Je m’empressai d’écrire au vieux gentleman pour le rassurer : je lui fis part de la visite du sergent et j’ajoutai qu’en ce moment, Groseille subissait un interrogatoire ; enfin je promis à M. Bruff de le tenir au courant de tout ce qui se passerait dans la journée. Après avoir renvoyé le clerc à Hampstead avec ma lettre, je retournai vers le sergent Cuff, et le trouvai près de la cheminée en train de songer.

« Je vous demande pardon, monsieur Blake, dit le sergent, j’allais justement vous faire prier de venir ; il n’y a pas de doute pour moi que ce garçon — garçon fort méritant, ajouta-t-il en caressant de nouveau Groseille — n’ait, lui, suivi la vraie piste. Malheureusement, monsieur, on a perdu un temps précieux, parce que vous ne vous êtes pas trouvé chez vous hier soir à dix heures et demie. Il ne nous reste, maintenant, qu’à faire demander sur-le-champ un cab. »

Cinq minutes après, le sergent et moi, avec Groseille assis comme guide près du cocher, nous nous dirigions vers le côté Est de la cité.

« Un de ces jours, dit le sergent en désignant la fenêtre de devant du cab, ce garçon fera merveille dans ma profession. C’est le petit gaillard le plus subtil et le plus intelligent que j’aie rencontré depuis longtemps. Vous allez entendre le résumé de ce qu’il m’a conté dans votre chambre ; vous étiez encore là, je crois, lorsqu’il nous a dit qu’il s’était accroché au cab pour le suivre.

— Oui.

— Alors, vous saurez que le cab alla de Lombard-Street au quai de déchargement de la Tour. Le marin à la barbe noire descendit, et s’adressa au munitionnaire du bateau à vapeur pour Rotterdam, qui devait partir le lendemain matin. Il demanda s’il pouvait prendre possession immédiate de sa cabine et y coucher le soir même. L’homme répondit que non. Les cabines, les couchettes devaient toutes être nettoyées ce soir-là, et aucun passager ne pourrait s’installer avant le lendemain. Le marin quitta le bateau et se dirigea vers le quai. Lorsqu’il se trouva dans la rue, le jeune garçon remarqua un homme vêtu comme un ouvrier aisé, qui marchait de l’autre côté du chemin, et ne perdait pas le marin de vue. Ce dernier s’arrêta devant un restaurant du voisinage et y entra ; Groseille, ne comprenant rien encore à toutes ces allures, se mêla à un groupe d’autres garçons de son âge, qui regardaient les bonnes choses exposées à la vitrine du restaurant. Il remarqua que l’artisan attendait aussi, mais toujours de l’autre côté de la rue ; au bout d’une minute, un cab s’approcha lentement et s’arrêta près de cet individu. L’enfant ne put distinguer nettement à l’intérieur du cab qu’une personne qui se pencha à la portière pour parler à l’ouvrier. Sans que je le lui aie fait dire, monsieur Blake, il m’a dépeint ce personnage comme ayant le teint basané d’un Indien. »

Il devenait clair encore une fois que M. Bruff et moi avions commis erreur sur erreur ; le marin à la barbe noire n’était évidemment pas un espion aux gages de la conspiration indienne ; serait-ce là, par impossible, l’homme qui s’était emparé du diamant ?

« Peu après, reprit le sergent, le cab redescendit la rue. L’ouvrier traversa et entra dans le restaurant. Le garçon attendit jusqu’à ce qu’il se sentît fatigué et affamé, puis il entra à son tour. Il avait un shilling dans sa poche, et dîna somptueusement d’un pâté d’anguilles et d’un plum-pudding, le tout arrosé d’une bouteille de ginger-beer. Y a-t-il quelque chose qu’un gamin ne puisse pas digérer ? La solution de ce problème reste encore à trouver.

— Enfin, que vit-il dans le restaurant ? dis-je.

— Eh bien, monsieur Blake, il vit le marin qui lisait un journal à sa table, et l’ouvrier qui en faisait autant à la sienne. La nuit tombait lorsque le marin quitta sa place ; avant de sortir, il jeta un coup d’œil méfiant dans la rue ; l’enfant — n’étant qu’un enfant — n’attira pas son attention ; l’artisan, lui, n’avait pas encore quitté la taverne. Le marin fit quelques pas sans cesser de regarder autour de lui, et comme incertain du chemin qu’il comptait prendre. L’ouvrier apparut alors de nouveau, suivant le côté opposé de la rue ; notre marin continua sa marche jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Shore-Lane, qui conduit à la rue de la Basse-Tamise. Là, il s’arrêta devant un hôtel, à l’enseigne de la Roue de la Fortune, et après avoir examiné l’auberge du dehors, il y entra. Beaucoup de personnes, presque toutes à l’apparence convenable, se pressaient autour du comptoir. La Roue de la Fortune est une maison très-bien tenue, monsieur Blake, et renommée pour ses pâtés de porc et son porter. »

Les digressions du sergent m’agaçaient ; il s’en aperçut et se borna plus strictement au récit de Groseille.

« Le marin, continua-t-il, demanda s’il pouvait avoir une chambre ; le maître de l’établissement répondit : « Non, tout est plein. » La fille de service le reprit, et fit observer que le numéro dix était libre. On sonna un garçon pour qu’il montrât cette chambre au marin. Presque au même moment Groseille avait remarqué l’artisan parmi les gens qui entouraient le comptoir ; mais avant que le garçon des chambres eût répondu à l’appel, l’ouvrier avait disparu. On mena le marin à sa chambre. Ne sachant trop que devenir, Groseille eut le bon sens d’attendre et de voir s’il surviendrait du nouveau ; en effet, il se passa un incident bizarre. On appela le maître du lieu, et des voix irritées se firent entendre sur l’escalier ; puis on vit tout à coup reparaître l’artisan ; il était tenu au collet par le maître de la maison et, à la grande surprise de notre gamin, il présentait tous les signes de l’ivresse. L’aubergiste le jeta à la porte, et le menaça de la police s’il se permettait de revenir. Voici, paraît-il, quelle était la cause de la querelle. On avait trouvé cet homme au numéro dix et il avait insisté pour y rester, en déclarant, avec l’obstination particulière aux ivrognes, qu’il avait loué cette chambre. Était-il vraisemblable qu’un individu, peu d’instants auparavant en pleine possession de sa raison, eût été subitement pris de boisson ? Cela intrigua tellement Groseille, qu’il ne put s’empêcher de courir après lui dans la rue. Aussi longtemps que l’homme fut en vue de l’auberge, il festonna de la façon la plus scandaleuse, mais dès qu’il eut atteint le coin de la rue, il retrouva son équilibre, et redevint aussi calme qu’eût pu le désirer un membre de la Société de tempérance. Groseille rentra à la Roue de la Fortune dans l’état d’esprit le plus perplexe ; il attendit encore, mais rien d’extraordinaire ne se produisit plus et le marin ne donna aucunement de ses nouvelles ; il se décida alors à revenir à l’étude. Juste au moment où il prenait cette résolution, que vit-il de l’autre côté de la rue ? l’ouvrier occupé à considérer une des fenêtres de l’étage supérieur de l’auberge, qui, seule, était éclairée ; la vue de cette lumière parut le satisfaire, car il quitta presque aussitôt la place. Le jeune garçon prit sa course vers Gray’s Inn, trouva votre message écrit, vint chez vous, et vous attendit inutilement. Telle est, monsieur Blake, la situation à l’heure présente.

— Que pensez-vous de cette affaire, sergent ?

— Je la crois très-sérieuse, monsieur ; à en juger par tout ce qu’a vu le gamin, soyez sûr que les Indiens machinent quelque chose.

— Vous avez raison, et le marin est celui qui a reçu le diamant des mains de M. Luker. Il semble étrange que M. Bruff, moi et les hommes employés par lui nous ayons tous été trompés à ce sujet.

— Point du tout, monsieur Blake ; à considérer le risque que courait cet individu, il est fort naturel que M. Luker se soit préalablement entendu avec lui pour vous donner le change.

— Mais comprenez-vous tous ces incidents qui se passent à l’hôtel ? Le prétendu ouvrier est évidemment un espion des Indiens ; mais je suis aussi embarrassé que Groseille lui-même pour expliquer cette subite comédie de l’ivresse.

— Je crois pouvoir résoudre cette énigme, me dit le sergent : si vous réfléchissez bien, voyez quelles instructions précises a dû recevoir l’agent des Indiens ; ceux-ci eussent été trop facilement signalés pour risquer de se montrer à la banque ou à l’auberge ; il leur a fallu s’en remettre entièrement à un affidé… Fort bien ; leur agent se trouve là quand on nomme le numéro de la seule chambre vacante, laquelle est destinée au marin, et par suite, si nos conjectures ne nous trompent pas, appelée à abriter également le diamant pendant cette nuit. Il devient évident que les Indiens ont dès lors un puissant intérêt à connaître la position topographique de cette chambre, les moyens de s’en approcher, etc. Que devait faire l’homme, muni d’instructions semblables ? Exactement ce qu’il a fait ! Il enjambe l’escalier afin d’avoir le temps de jeter un coup d’œil dans la pièce, avant que le marin s’y établisse. On l’y trouve, — et alors il simule l’ivresse, comme le moyen le plus aisé de sortir d’embarras. C’est ainsi que je déchiffre cette énigme. Après avoir été renvoyé de l’auberge, il est sans doute allé retrouver les Indiens dans un lieu convenu, et leur a fait son rapport ; ceux-ci à leur tour l’auront chargé de s’assurer que le marin restera à l’auberge jusqu’au lendemain matin. Quant à ce qui se sera passé en conséquence à la Roue de la Fortune, sans votre absence nous l’eussions découvert dès hier soir. Il est onze heures du matin maintenant ; nous ne pouvons plus qu’espérer pour le mieux, et user des chances qui nous restent. »

Au bout de quelques minutes, le cab s’arrêtait dans Shore-Lane, et Groseille nous ouvrait la portière.

« Tout va bien ? demanda le sergent.

— Très-bien, » répondit l’enfant.

Dès que nous entrâmes dans l’auberge, son aspect nous frappa par quelque chose d’inusité qui se trahit même à mes regards inexpérimentés. Une servante effarée était seule au comptoir ; deux ou trois habitués attendaient impatiemment qu’on les servît, et frappaient sur le comptoir avec leur monnaie. La fille de salle sortit de la chambre du fond, agitée et préoccupée. Quand le sergent Cuff demanda le patron, elle lui répondit aigrement que son maître était en haut, et n’était visible pour personne.

« Venez avec moi, monsieur, » dit tranquillement le sergent Cuff.

Là-dessus, il se mit en demeure de monter l’escalier et fit signe au gamin de nous suivre.

La servante appela son maître, l’avertissant que des étrangers s’introduisaient dans la maison. Nous le rencontrâmes au premier ; il descendait précipitamment, dans un violent état d’irritation, afin de savoir ce que nous voulions.

« Qui diable êtes-vous ? et qu’est-ce qui vous amène ? demanda-t-il.

— Du calme, répondit le sergent ; pour commencer, je vais vous dire mon nom, je suis le sergent Cuff. »

Cet illustre nom produisit son effet accoutumé ; la colère du propriétaire tomba, il ouvrit un petit salon et fit ses excuses au sergent.

« Je suis agacé et contrarié, monsieur, — voilà la vérité, dit-il. Une affaire déplaisante a eu lieu chez moi ce matin, et un homme dans mon métier a bien de quoi lui troubler l’humeur, sergent !

— Il n’y a pas de doute à cela, répondit ce dernier ; j’en arrive tout de suite, si vous le permettez, à ce qui m’amène ici. Ce gentleman et moi désirons vous faire quelques questions sur un sujet qui nous intéresse tous deux.

— De quoi s’agit-il, monsieur ? demanda l’aubergiste.

— Il s’agit d’un homme à barbe noire, vêtu comme un marin, qui est venu coucher ici hier soir.

— Bon dieu ! mais c’est l’homme qui bouleverse ma maison en ce moment ! s’écria notre interlocuteur. Est-ce que vous ou ce gentleman savez quelque chose sur lui ? J’en serais bien satisfait.

— Nous ne pourrons répondre qu’après l’avoir vu.

— L’avoir vu ? fit à son tour l’aubergiste. Mais depuis sept heures du matin, personne de nous n’a pu le voir. Hier soir, il avait demandé qu’on l’éveillât à cette heure-là. On est allé l’appeler en effet, et on n’a obtenu aucune réponse ; il n’a pas même ouvert sa porte pour savoir ce qu’on lui voulait. On y est monté de nouveau à huit heures, puis à neuf heures, et toujours en vain ! La porte restait fermée à clé, et pas un bruit ne se faisait entendre dans sa chambre ! J’étais sorti pendant la matinée, et je ne suis rentré que depuis un quart d’heure. J’ai cogné moi-même à la porte en pure perte ; enfin, un des garçons est allé chercher un serrurier. Si vous pouvez attendre un instant, messieurs, nous forcerons la porte et nous verrons de quoi il retourne !

— Cet individu était-il gris la nuit dernière ? demanda le sergent.

— Nullement, monsieur ; je ne lui aurais pas donné une chambre dans ma maison.

— A-t-il payé son logement d’avance ?

— Non.

— Pouvait-il quitter sa chambre sans passer par la porte ?

— La pièce est dans les combles, dit l’aubergiste. Mais dans le plafond est pratiquée une trappe qui conduit sur le toit ; puis un peu plus loin dans la rue, il y a une maison vide en réparation. Pensez-vous, sergent, que le drôle ait pu sortir par là afin d’éviter de me payer ?

— Un marin, répondit le sergent, peut aisément avoir fait cette ascension, le matin de bonne heure, pendant que la rue était encore déserte ; ces hommes-là sont habitués à grimper et ils n’ont pas le vertige sur un toit de maison. »

Tandis qu’il parlait, on annonça le serrurier. Nous montâmes tous à l’étage supérieur. J’observai que le sergent restait plus grave et plus silencieux encore que de coutume ; je trouvai étrange aussi qu’après avoir engagé Groseille tout d’abord à nous suivre, il lui enjoignît d’aller attendre en bas jusqu’à notre retour.

Le serrurier força la porte au bout de quelques minutes ; mais un meuble, placé à l’intérieur, formait une barricade, que nous dûmes renverser en poussant la porte. L’aubergiste entra le premier, le sergent et moi le suivîmes avec les autres assistants.

Nous regardâmes tous vers le lit, et tressaillîmes d’effroi. L’homme n’avait pas quitté la pièce. Il était tout habillé sur son lit, sa figure enfoncée sous un oreiller blanc restait ainsi cachée à nos yeux.

« Que signifie cela ? » dit, en montrant l’oreiller, le maître de la maison.

Le sergent Cuff se dirigea vers le lit sans répondre et enleva l’oreiller.

Le visage basané de l’homme apparut tranquille et placide ; à peine avait-il la barbe et les cheveux un peu en désordre ; mais les yeux, tout grands ouverts, étaient tournés avec un regard vitreux vers le plafond. Leur expression morne et fixe me glaça d’horreur.

Je me détournai, et j’allai vers la fenêtre ouverte ; les autres personnes ainsi que le sergent restèrent près du lit. « Il a eu une attaque ! entendis-je dire à l’hôte.

— Il est mort, répondit le sergent ; envoyez chercher le docteur le plus voisin, et faites venir la police. »

Le garçon de salle partit pour remplir ces deux missions. Le sergent semblait retenu près du lit par une sorte de fascination étrange. Les autres personnes demeurèrent là curieuses de savoir ce que le sergent Cuff allait faire.

Je me remis à la fenêtre ; l’instant d’après je me sentis tirer doucement par les basques de mon habit, et une petite voix murmura :

« Regardez donc, monsieur. »

Groseille avait pénétré dans la chambre. Ses yeux tremblaient dans leurs orbites, non de frayeur, mais de joie. Il avait fait une découverte pour son compte particulier.

« Regardez donc, monsieur, » répéta-t-il.

Et il me conduisait vers une table dans le coin de la chambre.

Sur cette table était posée, tout ouverte, une petite boîte en bois, vide, et à côté d’elle se voyait de la ouate comme il y en a dans les écrins. De l’autre côté se trouvait une feuille de papier blanc déchirée, avec un cachet brisé en partie, et une inscription encore parfaitement lisible. L’inscription disait ce qui suit :

« Déposé chez MM. Bushe, Lysaught et Bushe, par M. Septimus Luker, de Middlesex-Place, Lambeth, une petite boîte en bois, cachetée, et renfermée dans cette enveloppe ; celle-ci contenant un objet de grand prix. La boîte, lorsqu’on la réclamera, ne devra être remise par MM. Bushe et Cie que sur la demande personnelle de M. Luker. »

Cette inscription levait tous les doutes, sur un point au moins. C’était le marin qui, la veille, en quittant la banque, avait emporté la Pierre de Lune.

Mon habit fut tiré derechef. Groseille réclamait encore mon attention.

« Vol ! » murmura le gamin, et il montra avec enthousiasme la boîte vide.

« On vous avait donné l’ordre d’attendre en bas, dis-je. Allez-vous-en.

— Et assassinat ! ajouta Groseille, indiquant du doigt, avec une satisfaction plus vive encore, l’homme étendu sur le lit.

La joie témoignée par cet enfant en présence d’un pareil spectacle offrait quelque chose de si choquant, que je le pris par les épaules et le mis à la porte.

Comme je franchissais le seuil de la porte, j’entendis M. Cuff demander où j’étais. Il vint à ma rencontre et me força à le suivre jusqu’au pied du lit.

« Monsieur Blake, dit-il, regardez la figure de cet homme ; son visage est déguisé, et en voici la preuve. »

Il désignait du doigt une mince ligne d’un blanc livide, qu’on apercevait vers le front du mort, et qui séparait sa peau à l’aspect bronzé de ses cheveux légèrement en désordre.

« Voyons un peu ce qu’il y a là-dessous, » ajouta le sergent.

Et il saisit brusquement les cheveux d’une main bien assurée.

Mes nerfs reçurent une telle secousse que je m’éloignai de nouveau du lit.

Le premier objet qui frappa ma vue, à l’autre bout de la chambre, fut l’incorrigible Groseille, perché sur une chaise ; il suivait des yeux, par-dessus la tête des assistants, chacun des gestes du sergent.

« Il lui ôte sa perruque ! » dit Groseille plein de compassion pour ma position qui me privait de cet intéressant spectacle.

Il y eut un silence, puis un cri d’étonnement parmi tous ceux qui entouraient le lit.

« Il vient de lui arracher sa barbe ! » cria Groseille.

Nouveau silence : — le sergent demandait quelque chose. L’hôte alla à la buanderie et revint avec une jatte pleine d’eau et une serviette.

Groseille, en proie à une vive agitation, dansait sur sa chaise.

« Montez donc ici près de moi, monsieur ! voici qu’on débarbouille sa figure ! »

Tout à coup le sergent fendit la foule des assistants, et s’avança droit vers moi, l’horreur peinte sur le visage.

« Revenez près du lit, monsieur ! » commença-t-il à me dire.

Puis, me regardant de plus près, il s’arrêta.

« Non ! reprit-il ; ouvrez d’abord la lettre cachetée que je vous ai remise ce matin. »

Je déchirai l’enveloppe.

« Lisez le nom, monsieur Blake, écrit dans l’intérieur. »

Je lus le nom. C’était celui de… Godfrey Ablewhite !

« Maintenant, dit le sergent, venez avec moi, et regardez l’homme étendu sur ce lit ! »

Je m’avançai, et au premier coup d’œil je reconnus… Godfrey Ablewhite !