La Pierre de Lune/II/Sixième narration

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 244-255).
Seconde période


SIXIÈME NARRATION


DUE AU SERGENT CUFF.


I

À Franklin Blake, Esquire,
Dorking, Surrey, 30 juillet 1849.

Monsieur, je vous prie d’agréer mes excuses pour avoir tardé à remettre entre vos mains le rapport que je vous avais promis de rédiger.

J’ai voulu que ce document fût aussi complet que possible, et j’ai rencontré un certain nombre d’obstacles que la patience et le temps pouvaient seuls écarter.

J’espère avoir atteint maintenant le but que je me proposais. Vous trouverez dans ce travail des réponses sinon à toutes les questions, du moins à la plupart des questions qui vous vinrent à l’esprit à propos de feu M. Godfrey Ablewhite, la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir.

Je me propose de vous dire, en premier lieu, ce qu’on sait de la manière dont votre cousin trouva la mort, en ajoutant à ce fait quelles conclusions et inductions que les événements nous permettent d’en tirer.

Je m’efforcerai, en second lieu, de vous faire part de mes découvertes concernant la vie que menait M. Godfrey avant, pendant et après l’époque où vous et lui séjourniez auprès de feu lady Verinder.

Nous commencerons par la mort même de votre cousin.

II

Il me paraît prouvé sans l’ombre d’un doute, d’abord, qu’on a tué M. Ablewhite pendant son sommeil ou dès son réveil, en pressant avec force un oreiller contre sa face ; puis que les personnes coupables de ce crime sont les trois Indiens, et que le but poursuivi et atteint était de rentrer en possession du diamant nommé la Pierre de Lune.

Les faits qui viennent à l’appui de cette conclusion ont été relevés les uns à la suite de l’examen de la chambre de l’auberge, les autres par l’enquête du coroner.

Lorsqu’on força la porte de la chambre, le gentleman décédé fut trouvé mort, avec l’oreiller de son lit sur le visage. Le docteur qui vint l’examiner, instruit de cette circonstance, décida que le procès-verbal pouvait constater la mort par étouffement, c’est-à-dire : meurtre commis par une ou plusieurs personnes pressant un oreiller sur les voies respiratoires du défunt, jusqu’à ce que mort s’ensuivît par la congestion des poumons.

Maintenant, arrivons au mobile du crime.

Une petite boîte vide fut trouvée ouverte sur la table de la chambre, en même temps qu’un papier cacheté, portant une inscription ; M. Luker a reconnu lui-même la boîte, le cachet et l’inscription. Il déclare que la boîte contenait le diamant désigné sous le nom de la Pierre de Lune, et il avoue avoir remis cette boîte, ainsi cachetée, à M. Godfrey Ablewhite (revêtu alors d’un déguisement), dans l’après-dînée du 26 juin dernier. La conséquence de tout ce qui précède est que le vol du diamant a été le mobile du meurtre.

J’aborde à présent la façon dont le crime a dû être commis.

En examinant la chambre, haute de sept pieds seulement, on a trouvé ouverte une trappe pratiquée dans le plafond et qui donnait accès sur le toit de la maison. L’échelle courte, placée habituellement sous le lit, et dont on se servait pour arriver à la trappe, fut trouvée appuyée contre l’ouverture, de manière à permettre à une ou plusieurs personnes de sortir de la chambre par cette issue. Dans la porte de la trappe elle-même, on découvrit une large entaille faite apparemment par un instrument très-tranchant, et juste à côté du verrou destiné à fermer la porte de l’intérieur de la chambre. De cette façon, une personne du dehors avait pu tirer le verrou sans bruit, et s’introduire dans la chambre, seule ou aidée par un complice qui l’avait fait glisser par l’ouverture de cette trappe, le peu de hauteur de la pièce facilitant cette descente ; tout concourt donc à établir qu’un ou plusieurs assassins sont entrés subrepticement par cette voie. Quant à la manière dont ces individus ont pu parvenir au toit de la taverne, il faut noter qu’il y avait un peu plus loin dans la rue une maison vide et en réparation. Une longue échelle qui allait du pavé jusqu’au toit de la maison avait été laissée là par les ouvriers. Quand ceux-ci revinrent à leur ouvrage le 27 au matin, la planche destinée à fixer l’échelle contre le mur et à empêcher qu’on ne s’en servît, était enlevée ; ils la trouvèrent à quelques pas de là. Quant à la possibilité d’effectuer ce trajet aérien sans risquer d’être aperçu de la rue, on a sur ce point le témoignage du policeman chargé de la surveillance nocturne dans Shore-Lane : il déclare ne passer que deux fois par heure dans cette rue. Les habitants de ce quartier témoignent aussi que c’est un des lieux les plus calmes et les plus solitaires de la ville de Londres. Il est donc permis d’en inférer qu’avec un peu de prudence et de présence d’esprit, un homme pouvait accomplir ces diverses ascensions sans crainte d’être découvert. On a acquis la preuve qu’une fois arrivé sur le toit de la maison, il était facile à un individu, en se couchant à plat ventre, de forcer l’ouverture de la trappe et que, dans cette position, le parapet du toit le dissimulait aux regards des passants.

Passons à la personne, ou aux personnes qui ont commis le crime.

On sait :

1° Que les Indiens avaient un puissant intérêt à s’emparer du diamant.

2° Il est plus que probable que l’individu signalé par Octavius Guy comme ayant l’air d’un Hindou et que cet enfant vit causer à la portière du cab avec l’homme vêtu en ouvrier, était un des trois conjurés indiens.

3° Il est avéré que ce même ouvrier n’a pas perdu M. Ablewhite de vue, pendant toute la soirée du 26, et qu’on le trouva (avant que M. Godfrey Ablewhite l’eût occupée) dans la chambre de ce dernier, ce qui, à raison des circonstances, fait présumer qu’il se livrait à une investigation de la pièce.

4° On a ramassé dans la chambre un brin de fil d’or, que des personnes expertes ont déclaré être de fabrication indienne, et n’avoir pu provenir d’aucune manufacture anglaise.

5° Pendant la matinée du 27, trois hommes, répondant au signalement des trois Indiens, ont été remarqués dans sa rue de la Basse-Tamise ; on les a suivis jusqu’au port de la Tour, et on les a vus s’embarquer sur le steamer qui fait le service de Rotterdam.

Il y a donc une certitude morale, sinon légale, que le meurtre a été commis par les Indiens. Quant à savoir si le prétendu ouvrier a été complice ou non du crime, il est impossible de le dire, et il est peu probable en tout cas qu’il l’ait commis à lui tout seul. Réduit à lui-même, il lui était difficile, sinon impossible, d’étouffer M. Ablewhite, de beaucoup le plus grand et le plus robuste des deux, et cela sans qu’une lutte ou des cris eussent été entendus. Une servante, qui couchait dans la pièce voisine, n’a rien entendu. Le maître de l’auberge, qui a son appartement à l’étage au-dessous, n’a rien entendu. Tout s’accorde donc pour faire croire que ce n’est pas un homme seul qui a commis le crime, mais que c’est bien là l’œuvre des Indiens réunis.

J’ajouterai seulement que le procès-verbal du coroner porte :

« Meurtre volontaire commis par une ou plusieurs personnes inconnues. »

La famille de M. Ablewhite a offert une prime et rien n’a été négligé pour découvrir les assassins. Mais l’homme vêtu en ouvrier a déjoué toutes les recherches. On a retrouvé les traces des Indiens. Quant à l’espoir de ressaisir bientôt ceux-ci, je vous dirai un mot à cet égard, lorsque j’arriverai à la fin du présent rapport.

Ayant ainsi consigné tout ce qui était utile à dire sur la mort de M. Ablewhite, je puis raconter quelle était sa manière de vivre avant, pendant et après le temps que vous avez passé tous deux dans la maison de feu lady Verinder.

III

Je commencerai par vous apprendre que la vie de M. Godfrey Ablewhite offrait deux faces.

Pour le public, M. Ablewhite était un gentleman qui avait acquis une grande réputation d’orateur dans les réunions philanthropiques, et qui possédait des talents administratifs dont il faisait profiter diverses associations de bienfaisance, spécialement les œuvres fondées par des dames charitables. L’envers de cette existence, qu’on dissimulait avec soin, nous montrait le même gentleman sous un aspect tout différent, l’aspect d’un homme de plaisir. Il avait dans la banlieue une villa qui n’était pas achetée à son nom, et où vivait une dame qui ne portait pas non plus le nom de M. Ablewhite.

En faisant des investigations dans la villa, j’y découvris plusieurs tableaux de maîtres, des statues, un ameublement du meilleur goût, une serre remplie de fleurs rares et qui n’avait peut-être pas sa pareille dans tout Londres. Mes recherches relativement à la dame m’apprirent qu’elle possédait des bijoux dignes des fleurs de la serre ; elle avait aussi des voitures et des chevaux qui ont obtenu un succès mérité au Parc parmi les connaisseurs les plus à même d’apprécier l’élégance d’un carrosse et la beauté d’un attelage.

Rien d’extraordinaire jusqu’ici. La villa et la dame sont passées dans les mœurs à Londres, et je devrais m’excuser de vous les faire même remarquer. Mais ce qui, à ma connaissance, n’est pas tout à fait aussi habituel, c’est que non-seulement toutes ces belles choses existaient, mais encore qu’elles étaient payées ! Les tableaux, les statues, les fleurs, les diamants, les chevaux et les voitures n’entraînaient pas, à mon infinie surprise, un centime de dettes avec eux. Quant à la villa, elle avait été achetée et payée au nom de la belle dame.

J’aurais pu chercher longtemps la solution de cette énigme, et ne pas la trouver, sans la mort de M. Godfrey Ablewhite, qui provoqua une enquête relative à l’état de ses affaires.

L’enquête révéla les faits suivants :

M. Godfrey, comme subrogé tuteur d’un jeune gentleman, avait l’administration d’une somme de vingt mille livres appartenant à son pupille, mineur encore en 1848. Cette tutelle devait cesser le jour de la majorité du jeune homme, C’est-à-dire en février 1850.

D’ici là, ses deux tuteurs avaient à lui servir une rente de six cents livres par an, en deux termes égaux, à Noël et à la Saint-Jean. Cette pension était acquittée très-régulièrement par le curateur principal, M. Ablewhite ; mais tout le capital des vingt mille livres dont les revenus étaient censés fournir la pension de 600 livres, avait été vendu en différentes fois, et à la fin de l’année 1847 il n’en restait pas un sou. L’autorisation de vente donnée aux banquiers, et les divers ordres écrits, portant les sommes à réaliser chaque fois, étaient signés par les deux tuteurs. La signature du second tuteur, officier retiré du service et qui vivait à la campagne, avait été contrefaite par le premier curateur, autrement dit M. Godfrey Ablewhite.

Ces faits expliquent l’honorabilité avec laquelle M. Godfrey payait les dépenses de la dame et de la villa ; ils nous expliquent encore autre chose, comme vous le verrez tout à l’heure.

Nous pouvons arriver maintenant à la date du jour de naissance de miss Verinder : 24 juin 1848. Je tiens de M. Ablewhite père, lui-même, que la veille de ce jour, M. Godfrey arriva chez lui, et lui demanda un prêt de trois cents livres. Remarquez bien la somme, et veuillez vous souvenir que c’est le 24 du présent mois que tombait l’échéance de la pension semestrielle du jeune pupille. N’oubliez pas non plus que la totalité de la fortune de ce jeune gentleman avait été dépensée par son tuteur et qu’il n’en restait plus rien depuis la fin de l’année 1847.

« M. Ablewhite refusa d’avancer un centime à son fils. Vous savez que le lendemain M. Godfrey se rendit en votre compagnie chez lady Verinder. Quelques heures après, comme vous me l’avez dit vous-même, il faisait une proposition de mariage à sa cousine. Si celle-ci acceptait, il était sauvé de tous ses embarras d’argent tant présents que futurs. Mais qu’arriva-t-il au lieu de cela ? que miss Verinder le refusa.

Le soir du jour de naissance, voici donc quelle était la situation pécuniaire de M. Godfrey Ablewhite. Il lui fallait à tout prix trois cents livres pour le 24 du présent mois, et il devait rembourser vingt mille livres en février 1850. Faute de trouver ces deux sommes, il était un homme déshonoré.

Dans cet état de choses, que se passe-t-il ?

Vous poussez à bout M. Candy, le docteur, par vos plaisanteries sur la médecine ; ce à quoi il riposte par un tour de son métier : il fait du laudanum l’instrument de sa vengeance. Après en avoir préparé une dose dans une petite fiole, il confie le soin de vous l’administrer à M. Godfrey Ablewhite, qui a avoué la part prise par lui dans l’affaire, comme vous le verrez raconté ci-dessous. M. Godfrey se prête d’autant plus volontiers à cette mystification, qu’il a souffert lui-même de vos reparties piquantes pendant le cours de la soirée. Il se joint à Betteredge pour vous engager à boire un peu d’eau-de-vie mêlée d’eau avant de vous coucher ; il y glisse secrètement la dose de laudanum, et vous buvez le mélange comme si c’était un grog ordinaire.

Transportons-nous maintenant, s’il vous plaît, dans la maison de M. Luker, à Lambeth. Permettez-moi d’ajouter, en guise de remarque, que M. Bruff et moi avons trouvé le moyen d’arracher à l’usurier l’aveu complet de la vérité. Nous avons contrôlé soigneusement le récit qu’il nous a adressé, et le voici tout à votre service.

IV

Le 23 juin 1848, fort tard dans la soirée, M. Luker fut surpris par la visite de M. Godfrey Ablewhite. Il éprouva une surprise encore plus grande lorsque ce gentleman exhiba la Pierre de Lune. À la connaissance de M. Luker, aucun particulier en Europe ne possédait un diamant semblable.

M. Godfrey Ablewhite avait deux modestes propositions à faire par rapport à ce magnifique joyau. Premièrement, M. Luker serait-il assez obligeant pour l’acheter ? Deuxièmement, si M. Luker n’était pas en mesure d’en faire l’acquisition, voudrait-il se charger de le vendre comme commission, et en attendant consentirait-il à verser une somme considérable à titre d’avance ?

M. Luker pesa le diamant, s’assura de son aloi et procéda à son estimation avant de répondre un seul mot. La pierre, en faisant la part du défaut qui diminuait sa valeur, fut estimée par lui à trente mille livres.

Ce résultat obtenu, M. Luker entr’ouvrit les lèvres, et posa une question :

« Comment vous êtes-vous donc procuré cela ? »

Sept mots seulement, mais sept mots qui en disaient plus que de gros volumes.

M. Godfrey commença une histoire ; M. Luker rouvrit la bouche, et cette fois ne laissa échapper que quatre paroles :

« Cela ne prendra pas ! »

M. Godfrey entama une autre histoire, M. Luker ne perdit plus son temps à en contester l’exactitude. Il se leva, sonna, et dit au domestique de reconduire le gentleman.

Sur le point d’être congédié, M. Godfrey fit un nouvel effort et donna de l’affaire une version revue et corrigée comme il suit.

Après avoir ajouté subrepticement l’opium à votre breuvage, il vous souhaita le bonsoir, et se retira dans sa chambre. Celle-ci était contiguë à la vôtre et les deux pièces avaient une porte de communication entre elles. En entrant dans sa chambre, M. Godfrey crut avoir fermé cette porte ; ses soucis d’argent le tinrent éveillé ; il resta, en robe de chambre et en pantoufles, à songer pendant plus d’une heure. Au moment où il se disposait à se coucher, il vous entendit, parlant tout haut dans votre chambre ; il alla alors vers la porte, et vit qu’elle n’était pas fermée.

Il regarda dans votre chambre pour voir ce qui s’y passait, et vous aperçut, une bougie à la main, prêt à quitter la pièce. Il vous entendit vous disant à vous-même d’une voix toute différente de votre voix habituelle :

« Qu’en puis-je savoir ? les Indiens peuvent être cachés dans la maison ! »

Jusqu’à ce moment-là, M. Godfrey avait sincèrement cru, en vous administrant le laudanum, n’être que l’instrument d’une plaisanterie sans conséquence. Il comprit alors que la drogue avait produit sur vous un effet dont ni le docteur ni lui-même ne s’étaient doutés. Dans la crainte d’un accident, il vous suivit sans bruit pour voir ce que vous feriez.

Il vous accompagna jusqu’au petit salon de miss Verinder, et vous y vit entrer ; vous laissâtes la porte ouverte ; il regarda par la fente existant ainsi entre la porte et le mur, avant d’entrer lui-même dans la pièce.

Dans cette position, il vous vit non-seulement prendre le diamant dans le tiroir, — mais il aperçut aussi miss Verinder qui vous suivait silencieusement des yeux, sur le seuil de sa porte entr’ouverte. Il fut donc assuré qu’elle aussi vous avait vu prendre le diamant. Avant de quitter le salon, vous eûtes un moment d’hésitation. M. Godfrey prit avantage de cette incertitude pour regagner promptement sa chambre avant que vous pussiez le découvrir. Il y était à peine arrivé que vous le rejoigniez, et il supposa que vous l’aviez vu passer par la porte de communication. En tout cas, vous l’appelâtes d’une voix étrange et somnolente.

Il revint vers vous, vous levâtes sur lui des yeux appesantis par le sommeil. Vous mîtes le diamant dans sa main en lui disant :

« Reportez-le, Godfrey, à la banque de votre père : là, il sera en sûreté ; ici, il est trop exposé. »

Vous vous retournâtes ensuite d’un air de souffrance et, après avoir passé votre robe de chambre, vous vous assîtes dans un des fauteuils de votre chambre, en murmurant :

« Je ne puis le porter moi-même à la banque, ma tête semble être de plomb, mes jambes fléchissent sous moi. »

Votre tête tomba sur le dos du fauteuil, — vous poussâtes un profond soupir, et au bout d’une minute vous étiez endormi.

M. Godfrey Ablewhite rentra dans sa chambre avec le diamant. Il prétend n’avoir pris aucun parti à ce moment et s’être borné à attendre, afin de voir ce qui surviendrait dans la matinée.

Le matin venu, votre attitude et votre langage furent ceux d’un homme absolument ignorant de ce que vous aviez fait ou dit dans la nuit. Miss Verinder témoigna en même temps qu’elle ne vous accuserait pas, par convenance et par pitié. Donc, si M. Godfrey voulait s’approprier la Pierre, il était assuré de l’impunité. Le diamant lui offrait le salut à la place d’une ruine inévitable : son choix fut fait ; il mit le diamant dans sa poche.

V

Telle est l’histoire que, poussé par la nécessité, votre cousin raconta à M. Luker.

M. Luker la tint pour vraie et d’autant plus facilement que, selon lui, M. Godfrey était trop sot pour l’avoir inventée. M. Bruff et moi tombâmes d’accord que cette raison avait son prix.

Il s’agissait maintenant de savoir ce que M. Luker allait décider par rapport au diamant. Il proposa les conditions suivantes comme les seules moyennant lesquelles il consentirait à se mêler de ce qui, même dans son milieu d’affaires véreuses, lui paraissait une entreprise pleine de risques et de périls.

M. Luker prêterait à M. Ablewhite la somme de deux mille livres, à la condition que la Pierre de Lune lui serait remise en gage. Si dans un délai d’un an, M. Ablewhite payait à M. Luker la somme de trois mille livres, il rentrerait en possession de la Pierre. Si, au contraire, M. Godfrey était hors d’état de dégager le joyau à l’époque indiquée, le diamant serait regardé comme appartenant à M. Luker, et celui-ci en ce cas ferait généreusement abandon à M. Godfrey de certains billets échus qui portaient sa signature, et se trouvaient actuellement entre les mains de l’honnête usurier.

Inutile de dire que M. Godfrey repoussa avec indignation ces exorbitantes propositions : là-dessus, M. Luker lui tendit le diamant en lui souhaitant le bonsoir.

Votre cousin alla jusqu’à la porte, puis il revint. Quelle assurance emporterait-il que cette conversation resterait absolument secrète entre lui et son honorable ami ?

M. Luker ne pouvait rien affirmer. Si M. Godfrey avait accepté ses conditions, M. Luker devenait pour lui un complice dont la discrétion lui était acquise ; puisque les choses se passaient autrement, M. Luker ne pouvait plus être guidé que par ses propres intérêts. Si quelque déplaisante enquête avait jamais lieu, comment pouvait-on espérer que M. Luker irait se compromettre en faveur d’un homme qui refusait de traiter avec lui ? En recevant cette réponse, M. Godfrey agit comme le font tous les animaux, humains ou non, lorsqu’ils sont pris au piège. Il considéra l’ensemble de sa position avec désespoir, la date du mois gravée sur un calendrier bien apparent frappa ses yeux ; on était au 23 de juin, le 24 il devait, comme tuteur, payer à son pupille trois cents livres, et il ne connaissait aucun moyen de se procurer cette somme, sauf celui que lui offrait M. Luker. S’il n’avait pas été dans une situation si embarrassée, il eût porté le diamant à Amsterdam, et l’eût transformé en un article de vente facile, en le faisant tailler en plusieurs pierres séparées. Au point où en étaient les choses, il ne lui restait qu’à accepter les conditions de M. Luker. Après tout, il aurait une année à sa disposition pour trouver les trois cents livres, — et une année vous donne bien du temps.

M. Luker rédigea sur-le-champ le petit acte nécessaire, et lorsqu’il fut signé remit deux chèques à M. Ablewhite. L’un, portant la date du 23 juin, était de trois cents livres, l’autre devait être touché une semaine plus tard pour le solde restant de dix-sept cents livres.

Vous savez déjà comment le diamant fut confié aux banquiers de M. Luker, et le traitement que subirent ce dernier et M. Godfrey de la part des Indiens.

L’événement qui survint ensuite dans l’existence de votre cousin concerne miss Verinder. Il lui fit une seconde proposition de mariage, puis après avoir été agréé, il consentit sans peine à la rupture de l’union projetée. M. Bruff a pénétré un des motifs de son facile acquiescement : miss Verinder n’était qu’usufruitière de la fortune de sa mère, et il devenait impossible d’emprunter vingt mille livres sur des revenus seulement.

Mais, me direz-vous, il eût pu trouver sur cette fortune, au moins le moyen de dégager le diamant de chez M. Luker. Oui, c’était faisable, et encore en admettant que sa femme et les tuteurs de celle-ci consentissent à le laisser disposer, dans un but inconnu, de plus de la moitié de ses revenus dès la première année de son mariage. Cette difficulté écartée, restait celle de la dame de la villa, qui avait appris ses projets matrimoniaux.

Une superbe femme, monsieur, et de celles qui n’entendent pas la plaisanterie, — une femme au nez aquilin et au teint clair. Pleine du plus profond mépris pour M. Godfrey Ablewhite, elle garderait ce sentiment pour elle si son sort était convenablement assuré : dans le cas contraire, gare à sa langue ! Il ne fallait pas plus compter sur l’usufruit de miss Verinder pour y trouver de quoi acheter le silence de la dame, que pour emprunter vingt mille livres. Votre cousin ne pouvait donc réellement songer à se marier dans une semblable position. Vous n’ignorez pas qu’il tenta la chance auprès d’une autre héritière et que la question d’argent fit encore manquer son mariage. Vous avez su également le legs de cinq mille livres que lui fit, peu après, une des nombreuses créatures du sexe faible dont cet homme séduisant avait su s’attirer l’admiration et les bonnes grâces. Les événements nous ont prouvé que ce legs causa sa mort tragique.

J’ai su que, lorsqu’il hérita des cinq mille livres, il se rendit à Amsterdam. Là il conclut tous les arrangements, pour la taille de la Pierre de Lune. Il revint déguisé, et, sous ce costume, alla dès le lendemain dégager le diamant. Les deux associés convinrent, par prudence, de laisser passer quelques jours avant de retirer le joyau de la banque. S’il avait pu ensuite se rendre avec son butin à Amsterdam, il lui restait le temps nécessaire pour faire tailler le diamant et en disposer avant le mois de février 1850, époque de la majorité de son pupille. Vous jugerez, par là, des motifs puissants qu’il avait pour courir de pareils risques ! Si jamais homme dut jouer son va-tout, c’était bien lui.

Je veux vous rappeler, avant de finir mon rapport, qu’il reste encore une chance de mettre la main sur les Indiens, et par conséquent de rentrer en possession du diamant. Nous avons tout lieu de croire que ces conjurés sont actuellement à bord d’un vaisseau de la Compagnie des Indes, frété pour Bombay. Ce bâtiment, sauf accident, ne doit toucher dans aucun port sur sa route ; et les autorités de Bombay, déjà prévenues par des dépêches, se tiennent prêtes à visiter le navire dès sa première apparition dans leur port.

J’ai l’honneur, cher monsieur, de me dire votre très-obéissant serviteur,

Richard Cuff,
Ancien sergent de la police active,
Scotland Yard, Londres.