La Pierre de Lune/II/Septième narration

La bibliothèque libre.
Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 256-258).
Seconde période


SEPTIÈME NARRATION


LETTRE ÉCRITE PAR M. CANDY.


Frizinghall, mercredi 26 septembre 1849.

Cher monsieur Franklin, vous ne devinerez que trop la triste nouvelle que j’ai à vous transmettre en trouvant ci-incluse votre lettre adressée à Ezra Jennings, et que je vous renvoie sans qu’elle ait été ouverte. Il est mort dans mes bras mercredi dernier, au lever du soleil. Ne m’accusez pas de vous avoir laissé ignorer que sa fin approchait : il m’avait défendu expressément de vous en prévenir.

« Je dois à M. Franklin Blake, me disait-il, quelques jours vraiment heureux ; ne l’affligeons pas, monsieur Candy ; — ne troublons pas son bonheur. »

Ses souffrances, jusqu’aux six dernières heures de sa vie, furent terribles à voir. Dans les intervalles de rémission, lorsque son esprit conservait sa netteté, je le conjurai de me nommer quelqu’un de ses parents auquel je pusse écrire. Il me demanda pardon de s’y refuser même vis-à-vis de moi ; et il ajouta, sans amertume, qu’il désirait mourir oublié, comme il avait vécu. Il maintint sa résolution jusqu’au bout : il ne reste donc aucun espoir de découvrir quelque chose de plus sur cette vie absolument inconnue.

La veille de sa mort, il m’indiqua où se trouvaient ses papiers, et je les lui apportai. Il mit de côté une petite liasse de vieilles lettres. Son livre inachevé, son journal en plusieurs volumes s’y trouvaient joints ; il ouvrit le volume de la présente année, et en déchira les pages relatives aux rapports que vous eûtes ensemble. « Donnez ceci, dit il, à M. Franklin Blake ; un jour peut-être il prendra quelque intérêt à la lecture de ce qui est écrit ici. » Puis il joignit les mains, et pria Dieu avec ferveur de vous bénir ainsi que tous ceux qui vous sont chers. Il me dit qu’il eût bien désiré vous revoir, mais presque aussitôt il changea d’avis.

« Non, répondit-il, lorsque je lui offrais d’écrire ; je ne veux pas être une cause de chagrin pour lui ! »

Sur sa demande, je rassemblai tous ses papiers et je les réunis dans une même enveloppe, scellée de mon cachet.

« Promettez-moi, fit-il, que vous mettrez ceci de vos propres mains dans mon cercueil, et que vous veillerez à ce que personne d’autre n’y touche après. »

Je lui fis cette promesse, et elle a été religieusement tenue. Il m’adressa ensuite une autre prière à laquelle il me fut bien dur de me rendre.

« Que ma tombe soit oubliée, me dit-il, donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne permettrez pas qu’aucun monument, que même le moindre signe commémoratif, s’élève sur ma fosse. Laissez-moi dormir ignoré et sans nom : que le lieu de mon repos reste inconnu. »

Lorsque je m’efforçai de faire fléchir sa résolution, il éprouva pour la première fois une agitation extraordinaire. Je ne pus supporter ce spectacle, et je dus céder. Un petit tertre de gazon marque seul la place de sa tombe ; dans un court espace de temps, les pierres tumulaires s’élèveront tout autour, et les gens qui viendront après nous regarderont et seront surpris en voyant cette tombe sans nom.

Ainsi que je vous l’ai dit, ses souffrances cessèrent six heures avant sa mort. Il s’assoupit ; je crois qu’il rêvait : une fois ou deux, un sourire passa sur ses lèvres, et un nom de femme — celui d’Ella, à ce qu’il me sembla — s’en échappa à plusieurs reprises. Quelques instants avant sa fin, il me demanda de le soulever sur son oreiller, afin de voir, à travers la croisée, le soleil se lever. Il était bien faible ; sa tête retomba sur mon épaule, et il murmura :

« Elle vient, elle vient ! »

Puis s’adressant à moi :

« Embrassez-moi ! »

Je baisai son front. Tout à coup il leva la tête ; le soleil levant frappait sa figure ; une expression de repos vraiment angélique l’éclaira. Il s’écria à trois reprises :

« Paix ! paix ! paix ! »

Sa tête s’affaissa de nouveau sur mon épaule, et cette pauvre vie si troublée s’éteignit. Il nous avait quittés. Cette nature était celle d’un homme de génie, bien que le monde ne l’ait point connu. Il supporta courageusement une dure existence, et avec le caractère le plus doux et le plus tendre que j’aie jamais rencontré. Sa perte me laisse bien solitaire ; je ne me suis jamais senti tout à fait remis depuis ma maladie ; et souvent je pense à abandonner ma profession ; peut-être qu’une absence pour suivre un traitement d’eaux m’aidera à retrouver la santé perdue.

Le bruit court que votre mariage avec miss Verinder est fixé au mois prochain : veuillez agréer ici mes sincères félicitations. Les feuilles du journal de notre pauvre ami vous attendent chez moi, cachetées, et votre nom écrit sur l’enveloppe ; j’aurais craint de les confier à la poste.

J’adresse ici tous mes vœux et l’expression de mon respect à miss Verinder. Je demeure, mon cher monsieur Blake, votre tout dévoué,

Thomas Candy.