La Pierre de Lune/II/Troisième narration/01

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 68-73).
Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE I


Je parcourais l’Orient pendant le printemps de l’année 1849 ; mes projets de voyage subirent à ce moment une modification non prévue dans l’itinéraire que j’avais laissé entre les mains de mon banquier et de mon homme d’affaires, avant de quitter Londres.

Ce changement nécessita l’envoi d’un de mes domestiques chez le consul anglais d’une des villes comprises dans l’itinéraire que j’abandonnais ; cet homme était chargé de me rapporter les lettres et l’argent qui devaient s’y trouver pour moi ; il devait me rejoindre ensuite dans un lieu convenu et à une époque fixée. Un accident indépendant de sa volonté retarda sa mission, et je l’attendis avec mon monde, campé pendant une semaine sur les limites du désert ; au bout de ce temps, je le vis entrer dans ma tente, nanti de tout ce qui lui avait été remis à mon intention, lettres et valeurs.

« Je crains bien, monsieur, que vous ne receviez là de tristes nouvelles. » me dit-il en me montrant une des lettres, bordée de noir et dont l’adresse était de la main de M. Bruff.

En pareil cas, les moments paraissent des siècles ; j’ouvris donc sur-le-champ la lettre de deuil.

M. Bruff m’apprenait que mon père était mort et que j’héritais de ses grands biens. Cette fortune faisait peser sur moi d’inévitables responsabilités ; aussi l’avoué me priait de revenir promptement en Angleterre. Le lendemain matin, je quittais l’Orient pour rentrer dans mon pays.

Le portrait que mon vieil ami Betteredge a fait de moi, avant que je quittasse l’Angleterre, est, je le crois, légèrement chargé. Avec son tour d’esprit original, il a pris au sérieux un des traits piquants que sa jeune maîtresse se plaisait à me décocher à propos de mon éducation étrangère. Il s’est imaginé reconnaître dans mon caractère ces côtés français, allemands, italiens que la causticité de ma cousine affectait d’y découvrir et qui, au fond, n’ont jamais été que des visions de notre bon Betteredge. À part cela, je conviens qu’il n’a dit que la vérité lorsqu’il m’a représenté comme blessé au cœur par les procédés de Rachel, et m’expatriant sous l’impression de la souffrance que me causait cette amère déception.

Je m’éloignai résolu, si l’absence et le temps m’y aidaient, à l’oublier. Il faut, à mon avis, ne pas connaître la nature humaine pour nier que le temps et le changement de lieu exercent leur salutaire influence sur les chagrins. Je n’oubliai jamais Rachel, mais mon attention fut détournée de l’objet exclusif de mes pensées ; le souvenir perdit de son amertume, et peu à peu la nouveauté de ma vie, la distance, le temps, contribuèrent à affaiblir mes impressions.

Il n’en est pas moins vrai qu’à peine en route pour le pays où elle vivait, je sentis décroître peu à peu l’efficacité du remède qui m’avait réussi jusque-là. À mesure que je me rapprochais d’elle et que j’avais plus de chances de la revoir, l’influence de son souvenir reprenait un irrésistible empire sur moi. Lorsque je quittai l’Angleterre, son nom était le dernier que j’eusse voulu prononcer ; lorsque j’y revins, elle fut la première personne dont je demandai des nouvelles à M. Bruff.

On m’apprit naturellement tout ce qui s’était passé en mon absence, et j’entendis le récit entier qui vient de vous être fait à la suite de la narration de Betteredge, à l’exception toutefois d’un seul point. M. Bruff ne crut pas pouvoir à cette époque m’informer des raisons particulières qui avaient déterminé Rachel et Godfrey Ablewhite à renoncer, d’un commun accord, à leur projet d’union.

Je ne le pressai pas de questions sur ce sujet délicat. Après le sentiment de jalousie et de dépit dont je n’avais pas été maître en apprenant qu’elle avait agréé les vœux de Godfrey, ce fut un soulagement pour moi de savoir que ses réflexions l’avaient décidée à rompre un engagement contracté à la légère.

Une fois que je fus instruit du passé, je voulus connaître le présent, toujours en ce qui concernait Rachel. Aux soins de qui avait-elle été confiée depuis qu’elle avait quitté la maison de M. Bruff ? Où habitait-elle maintenant ?

Elle demeurait, me fut-il répondu, avec une dame veuve Mrs Merridew, sœur de feu sir John Verinder, que les exécuteurs testamentaires avaient investie de la tutelle et qui l’avait acceptée. On m’assura qu’elles s’entendaient admirablement ensemble, elles étaient établies pour la saison dans la maison de Mrs Merridew, à Portland-Place.

Une demi-heure après que j’eus reçu ces renseignements, je m’acheminai vers Portland-Place, sans avoir osé faire part de mon projet à M. Bruff. Le domestique qui m’ouvrit la porte n’était pas certain que miss Verinder y fût ou non ; je lui remis ma carte et l’envoyai s’en informer à l’étage supérieur. L’homme redescendit avec une physionomie impassible, et me dit que miss Verinder était sortie.

J’eusse pu soupçonner d’autres personnes de me consigner à leur porte, ce n’était pas possible pour Rachel ; je laissai un mot pour prévenir que je reviendrais à six heures du soir.

À six heures, on me répondit pour la seconde fois que miss Rachel était sortie. Avait-elle laissé quelque écrit pour moi ? Non, aucun message ne m’était destiné. Ma carte avait-elle été remise à miss Verinder ? Le domestique m’affirma qu’elle l’avait reçue.

La conclusion à tirer était assez claire : Rachel refusait de me voir.

De mon côté, je me refusais à me laisser traiter ainsi, sans tenter au moins d’en découvrir la raison. J’envoyai mon nom à Mrs Merridew, et sollicitai l’honneur de l’entretenir quelques instants, au jour et à l’heure qu’il lui plairait de fixer. Elle ne fit aucune difficulté pour me recevoir aussitôt ; j’entrai dans un petit salon fort confortable et me trouvai en présence d’une vieille petite dame à l’aspect également confortable. Elle eut la bonté de témoigner une grande surprise et un regret infini du procédé dont je me plaignais, mais elle ajouta qu’elle n’était pas en position de me donner la moindre explication à cet égard, ou d’en exiger une de Rachel sur un point qui paraissait tenir à des sentiments de l’ordre le plus intime. Tout cela fut dit et répété avec une patience et une politesse inépuisables, et ce fut tout ce que je gagnai à mon entrevue avec Mrs Merridew.

Ma dernière ressource était d’écrire à Rachel ; mon domestique lui porta le lendemain une lettre de ma part, avec l’injonction formelle d’attendre la réponse.

Celle-ci me parvint ; elle ne contenait qu’une phrase :

« Miss Verinder refuse de donner suite à aucune correspondance avec M. Franklin Blake. »

Quelque tendresse que j’eusse conservée pour elle, je ressentis vivement un pareil affront. M. Bruff vint pour me parler d’affaires avant que j’eusse recouvré mon calme ; je laissai là les affaires et le rendis juge de la situation. Il se déclara aussi incapable de m’éclairer que Mrs Merridew elle-même. Je lui demandai si quelque bruit outrageant pour mon honneur était venu aux oreilles de Rachel ; M. Bruff m’assura n’en avoir jamais eu connaissance. Avait-elle parlé de moi d’une façon ou d’une autre alors qu’elle vivait chez M. Bruff ? Non, jamais. Mais n’avait-elle pas au moins, durant le cours de ma longue absence, cherché à savoir si j’étais mort ou vivant ? Aucune question de ce genre ne s’était échappée de ses lèvres. Je pris dans mon portefeuille la lettre que ma pauvre tante m’avait écrite de Frizinghall avant mon départ du Yorkshire, et j’attirai l’attention de M. Bruff sur le passage suivant :

« Dans l’inquiétant état d’esprit où se trouve Rachel, elle regarde toujours comme une offense impardonnable les soins que vous avez donnés à l’enquête relative à la perte du diamant. Par vos démarches dans cette affaire, vous avez involontairement et à votre insu aggravé le fardeau de ses inquiétudes en lui faisant craindre de voir, grâce à vos efforts, son bizarre secret découvert. »

« Est-il possible, demandai-je, que l’impression dont on m’entretient dans ces lignes subsiste encore aujourd’hui aussi violente que jamais ? »

M. Bruff parut réellement malheureux.

« Si vous tenez absolument à avoir ma réponse, reprit-il, j’avoue que je ne puis trouver d’autre explication à sa conduite. »

Je sonnai mon domestique et lui ordonnai de me procurer un livret de chemin de fer, puis de faire ma malle. M. Bruff me demanda avec étonnement ce que j’allais faire.

« Je pars pour le Yorkshire, lui répondis-je, par le premier train.

— Puis-je vous demander à quel propos ?

— Monsieur Bruff, l’offense dont je me suis rendu innocemment coupable vis-à-vis de Rachel, il y a près d’un an, est un grief qu’elle ne peut encore pardonner. Je n’accepterai pas cette position, due selon toute apparence à mon zèle pour la faire rentrer en possession de son joyau perdu ! Je suis résolu à découvrir le secret de sa haine contre moi et de son silence vis-à-vis de sa mère. Je n’épargnerai rien, ni le temps, ni les peines, ni l’argent, pour arriver à mettre la main sur l’auteur du vol. »

L’excellent homme essaya de me raisonner ; il me démontra de son mieux toute l’absurdité de mon projet et chercha enfin à me faire entendre raison, mais tout fut inutile ; j’étais sourd à son éloquence, et aucune considération humaine ne m’eût fait renoncer à ma détermination.

« Je reprendrai l’enquête, dis-je, au point où on l’a abandonnée ; et je la suivrai pas à pas jusqu’à ce moment-ci. Dans l’instruction de cette affaire, telle que moi je l’ai laissée, il y a des lacunes que Gabriel Betteredge peut combler. Donc je vais trouver Betteredge. »

Le soir du même jour, je revoyais la vieille demeure paisible et je me trouvais sur cette terrasse, bien présente à mes souvenirs. Le jardinier fut la première personne que je rencontrai dans les jardins déserts ; il me dit avoir laissé Betteredge une heure auparavant, assis au soleil dans son coin favori de la cour intérieure. Je connaissais bien cette place, et j’allai l’y chercher ; je suivis donc les sentiers qui m’étaient si familiers et me mis à regarder par la grille ouverte de la cour.

Il était là, l’ami fidèle des jours heureux qui ne devaient plus revenir ; il était là sur sa vieille chaise massive, se chauffant dans l’angle accoutumé, sa pipe à la bouche, son Robinson Crusoé sur les genoux, et les chiens, ses bons compagnons, dormant à ses côtés ! De la place que j’occupais, les derniers rayons du soleil projetaient mon ombre en avant ; soit que les chiens aperçussent mon approche ou que leur odorat si développé l’eût flairée, ils se levèrent en grognant. Le vieillard se redressa à son tour, les apaisa d’un mot et, se faisant un garde-vue de sa main, fixa avec curiosité la personne qui se montrait à la grille.

Mes yeux se remplirent de larmes, et il s’écoula un instant avant que j’eusse repris assez de calme pour lui adresser la parole.