La Pierre de Lune/II/Troisième narration/02

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Traduction par Comtesse Gédéon de Clermont-Tonnerre.
Hachette (Tome IIp. 73-81).
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Seconde période. Troisième narration


CHAPITRE II


« Betteredge, dis-je en désignant du geste le livre bien connu qui reposait sur ses genoux, Robinson Crusoé vous a-t-il appris ce soir que vous pouviez compter sur la visite de Franklin Blake ?

— Par le Seigneur, monsieur Franklin, s’écria le vieillard, c’est là justement ce que Robinson Crusoé vient de faire ! »

Il se mit sur pied avec mon aide, et demeura un instant, à regarder alternativement Crusoé et moi, sans savoir évidemment lequel de nous deux lui causait le plus d’étonnement. Son incertitude se termina en faveur du livre. Le tenant ouvert dans ses mains, il contempla avec une indicible stupéfaction le merveilleux volume comme s’il se fût attendu à en voir sortir Robinson Crusoé lui-même désireux de nous accorder l’honneur d’une entrevue personnelle.

« Voici le passage, monsieur Franklin ! dit-il aussitôt qu’il put recouvrer l’usage de la voix. Aussi vrai que j’existe, voici ce que je lisais un instant avant votre arrivée ! Page cent cinquante-six, ainsi qu’il suit : « Je restai comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse vu une apparition. » Si cela ne veut pas dire : « Attendez-vous à l’arrivée subite de M. Franklin Blake », je ne sais plus ce que signifie la langue anglaise, » dit Betteredge, qui ferma le livre avec force et dégagea enfin une de ses mains pour prendre celle que je lui offrais.

Je m’étais attendu, tout naturellement, à ce que, dans les circonstances actuelles, il m’accablerait de questions. Mais non, le vieux serviteur ne songeait tout d’abord qu’à exercer l’hospitalité dès le moment où un membre de la famille arrivait dans la vieille demeure.

« Entrez, monsieur Franklin, » me dit-il.

Il ouvrit la porte qui était derrière lui et me fit une de ces révérences du temps passé, dont il gardait la tradition.

« Croyez bien, continua-t-il, que je vous demanderai ce qui vous amène ici ; mais il faut d’abord que je veille à votre confort. Quels tristes changements depuis que je ne vous ai vu ! la maison est fermée, les domestiques sont renvoyés ; mais peu importe, je ferai votre dîner, la femme du jardinier s’occupera de votre chambre, et s’il reste une bouteille de notre fameux bordeaux Latour dans la cave, c’est vous qui la boirez, monsieur Franklin. Je vous offre la bienvenue, monsieur, je vous l’offre de tout mon cœur. »

Pauvre vieux ! il faisait son possible pour réagir contre la tristesse de cette maison déserte, et me recevait avec la cordialité de l’ancien temps.

Il m’en coûtait de le désappointer. Mais la maison appartenait maintenant à Rachel. Pouvais-je y manger, y coucher, après ce qui s’était passé à Londres ? Le plus vulgaire sentiment de dignité personnelle me défendait d’en franchir le seuil.

Je pris Betteredge par le bras et l’emmenai dans le jardin, où je lui fis l’aveu pénible de la vérité. Entre son attachement pour Rachel et son affection pour moi, il était bien embarrassé ; la tournure que les choses avaient prise le désolait. Son opinion, quand il me la donna, fut exprimée comme toujours en termes nets et francs ; elle respirait la philosophie pratique qui lui était propre et que j’appellerai la philosophie de l’école Betteredge.

« Miss Rachel a ses défauts, je ne l’ai jamais nié, dit-il ; elle a entre autres celui de monter sur ses grands chevaux en mainte occasion. Elle a essayé d’en monter un vis-à-vis de vous, monsieur, Franklin, et vous l’avez prise au sérieux. Seigneur ! connaissez-vous donc les femmes si peu que cela ? ne m’avez-vous jamais entendu parler de feu Mrs Betteredge ? »

Je l’avais entendu discourir sur sa femme, Dieu merci, assez souvent ; il la citait toujours comme un exemple frappant de la malice et de la fragilité native de l’autre sexe. Ce fut encore à ce propos qu’il la remit sur le tapis.

« Très-bien, monsieur Franklin ; maintenant écoutez-moi. Chaque femme a un dada différent ; feu Mrs Betteredge montait cet animal favori toutes les fois qu’il m’arrivait de répondre par un refus à une de ses fantaisies. En pareil cas, dès que je revenais de mon ouvrage, ma femme ne manquait pas de m’appeler au bas de l’escalier de la cuisine pour me dire qu’après la brutalité de ma conduite envers elle, elle ne se sentait pas le courage de faire mon dîner. Pendant quelque temps, j’endurai la chose, justement comme vous supportez les lubies de miss Rachel, mais à la fin je perdis patience. Un jour je descendis, je saisis Mrs Betteredge dans mes bras — très-affectueusement, vous pensez — et je l’emportai comme un paquet jusqu’en haut où je la déposai dans le meilleur parloir, celui de réception. Là, je lui dis : « Je crois que vous êtes ici à votre place, ma chère amie. » Puis je retournai à la cuisine, m’y enfermai à clé, ôtai ma redingote, retroussai mes manches de chemise, et fis cuire mon dîner. Lorsqu’il fut prêt, je le servis de mon mieux et me régalai de bon cœur ; je pris ensuite ma pipe, mon grog, nettoyai la table et la vaisselle, rangeai la pièce et balayai le plancher. Quand tout fut propre et brillant à ne pouvoir l’être davantage, j’ouvris la porte et laissai rentrer Mrs Betteredge. « J’ai eu mon dîner, ma chère, lui dis-je, et je crois que vous trouverez la cuisine remise dans l’état où vous pouviez le désirer. » Tant que vécut ma femme, monsieur Franklin, je vous réponds que je n’eus plus jamais à faire ma cuisine ! Morale : vous avez supporté les dadas de miss Rachel à Londres, ne faites pas de même en Yorkshire. Revenez à la maison. »

Je n’avais rien à répondre, mais il me fallut pourtant assurer mon vieil ami que même son talent de persuasion n’aurait pas prise en cette occasion sur moi.

« La soirée est charmante, dis-je ; je vais retourner à Frizinghall et y prendre une chambre à l’hôtel ; mais il faut que vous me promettiez d’y venir déjeuner demain avec moi ; j’ai quelque chose à vous demander. »

Betteredge hocha gravement la tête.

« Je suis vraiment peiné, dit-il ; j’avais espéré apprendre que tout allait bien entre vous et miss Rachel. S’il faut que vous fassiez à votre tête, monsieur, ajouta-t-il après un instant de réflexion, il n’est pas nécessaire d’aller chercher un lit à Frizinghall ; on le trouvera plus près que cela, à Hotherstone’s Farm, à deux milles d’ici. Vous ne pouvez pas m’objecter que là vous serez chez miss Rachel, ajouta malicieusement Betteredge, car Hotherstone fait valoir pour son compte, monsieur Franklin. »

Je me souvenais de cette ferme, située au fond d’une vallée, sur les bords d’un des plus jolis cours d’eau qu’il y ait dans cette partie du Yorkshire ; le fermier louait habituellement une chambre à coucher et un petit parloir aux touristes, pêcheurs à la ligne ou artistes, qui parcouraient le comté. Il m’aurait été impossible de trouver un gîte plus agréable pour la durée de mon séjour dans les environs.

« Les chambres sont-elles libres ? dis-je.

— Oui, monsieur, car Mrs Hotherstone est venue me demander hier de les recommander.

— Je les prendrai donc, Betteredge, avec grand plaisir. »

Nous rentrâmes dans la cour, où j’avais laissé mon sac de voyage. Après l’avoir chargé sur son épaule. Betteredge parut de nouveau en proie à la stupéfaction dans laquelle mon apparition l’avait plongé, lorsque je le surpris établi sur sa chaise curule. Il regarda la maison d’abord, puis me considéra de l’air d’un homme qui n’ose en croire ses yeux.

« Il y a bien longtemps que je suis au monde, dit ce modèle des serviteurs, mais je ne me serais jamais attendu à quelque chose de semblable ! Voilà la maison, et voici M. Franklin Blake, et, Dieu me pardonne, si l’un des deux n’est pas en train de tourner le dos à l’autre et ne s’avise pas d’aller coucher dans un garni ! »

Il me montra le chemin, secouant la tête et grognant sans relâche.

« Il ne reste plus qu’une chose inimaginable à voir, me dit-il par-dessus son épaule. Votre premier soin, monsieur Franklin, va être certainement de me rembourser les sept shillings six pence que vous m’empruntâtes dans votre enfance. »

Cette petite pointe sarcastique le remit de meilleure humeur. Nous quittâmes la maison et passâmes devant la loge du concierge. Une fois hors du parc, aux termes du code de Betteredge, les devoirs de l’hospitalité cessaient pour faire place aux droits de la curiosité.

Il ralentit son pas, de façon à me permettre de le rejoindre.

« Belle soirée pour la promenade, monsieur Franklin, dit-il ; à supposer que vous fussiez allé loger à Frizinghall…

— Oui, eh bien ?

— J’aurais eu l’honneur de déjeuner demain matin avec vous.

— Venez déjeuner demain avec moi à la ferme.

— Je vous remercie infiniment, monsieur Franklin, mais ce n’est pas au déjeuner que je songeais précisément, je croyais que vous aviez quelque chose à me conter ?… Si ce n’est pas un secret, fit alors Betteredge, qui sans plus de détours alla droit au fait, je meurs d’envie de savoir ce qui peut vous amener ici aussi soudainement.

— Qu’est-ce qui m’y amena la première fois ? demandai-je.

— La Pierre de Lune, monsieur ; mais actuellement ?

— Encore une fois la Pierre de Lune, Betteredge. »

Le vieillard s’arrêta et me regarda attentivement à travers les ombres du soir, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien entendu.

— Si vous voulez faire une plaisanterie, monsieur, dit-il, je crains que l’âge ne m’empêche d’en saisir le sens.

— Je ne plaisante point, répondis-je ; je suis venu ici pour reprendre l’enquête qui a été abandonnée lors de mon départ pour l’étranger. Je viens afin de faire ce à quoi personne n’a réussi jusqu’à présent ; mon but est de découvrir enfin qui a pris la Pierre de Lune.

— Laissez donc le diamant en paix, monsieur Franklin ; croyez-m’en, ne revenez pas là-dessus. Ce maudit joyau indien a mené à mal tous ceux qui s’en sont occupés ! Ne gaspillez pas votre argent et les plus belles années de votre vie, en vous mêlant de cette affaire. En vérité, comment pouvez-vous vous flatter de réussir là où le sergent Cuff lui-même a échoué ? le sergent Cuff, répéta Betteredge, en appuyant sur ce nom avec une pantomime expressive, le plus célèbre officier de police de l’Angleterre !

— Mon parti est pris, mon vieil ami ; le sergent Cuff lui-même ne suffirait pas pour m’arrêter. À ce propos, je puis d’un moment à l’autre avoir besoin de lui parler ; avez-vous eu de ses nouvelles depuis peu ?

— Le sergent ne vous servira à rien, monsieur Franklin.

— Pourquoi cela ?

— Il s’est passé de grands événements dans les régions de la police depuis votre départ, monsieur. Le célèbre Cuff a pris sa retraite ; il vit dans un petit cottage qu’il a à Dorking, et s’est consacré tout entier à la culture des roses ; c’est lui-même qui me l’a écrit. Il est parvenu à avoir la rose mousse blanche sans la greffer sur églantier, et il veut que notre jardinier, M. Begbie, aille voir cette merveille et s’avoue battu !

— Peu importe, dis-je, je me passerai du sergent et me contenterai de vous, Betteredge, pour commencer. »

Il n’y avait aucune intention blessante dans ces paroles ; quoi qu’il en soit, ma réponse parut piquer Betteredge.

« Vous pourriez tomber plus mal, monsieur, je vous l’assure, » me dit-il d’un ton un peu aigre.

Cette sèche repartie, et une certaine agitation que je remarquai dans sa personne après qu’il eut répliqué, me laissèrent supposer qu’il possédait quelque renseignement dont il hésitait à me donner communication.

« Je compte sur vous, dis-je, pour rassembler les débris de l’instruction que le sergent a été contraint d’abandonner ; cela va tout seul ; mais ne pourriez-vous m’aider à trouver mieux ?

— Que pouvez-vous attendre de mieux de moi ? fit Betteredge avec une feinte humilité.

— J’attends davantage, d’après ce que vous venez vous-même de dire.

— Pure forfanterie, monsieur, fit l’obstiné vieillard ; il y a des gens qui sont nés et mourront vantards : je suis de ce nombre. »

Il n’y avait qu’un moyen de venir à bout de lui : j’invoquai l’intérêt qu’il portait à Rachel et à moi.

« Betteredge, seriez-vous aise d’apprendre que Rachel et moi sommes redevenus bons amis comme auparavant ?

— J’aurais bien mal servi votre famille, monsieur, si vous pouviez en douter !

— Vous souvient-il de la façon dont Rachel m’a traité avant mon départ d’Angleterre ?

— Aussi bien que si c’était hier ! Milady vous écrivit même à ce sujet une lettre que vous eûtes la bonté de me communiquer. Elle vous disait que miss Rachel vous en voulait mortellement pour la part que vous aviez prise à la recherche de son bijou ; mais, ni vous, ni milady, ni personne, ne pûtes deviner le pourquoi.

— Parfaitement exact, Betteredge ! et je suis revenu de mes voyages pour la trouver toujours aussi offensée. Je savais que le diamant en était la cause il y a un an, et je constate que le diamant est encore au fond de sa rancune aujourd’hui. J’ai tenté de lui parler, elle refuse de me voir ; je lui ai écrit, elle ne me répond pas. Comment, au nom du ciel ! puis-je éclaircir ce singulier mystère ? Rachel ne m’a laissé d’autre ressource que de recommencer l’enquête de la Pierre de Lune. »

Il parut envisager la question sous le point de vue que je lui présentais, et ses premiers mots me prouvèrent que je l’avais ébranlé.

« Vous ne lui en voulez pas de votre côté, n’est-ce pas, monsieur Franklin ?

— J’éprouvais de la colère, répondis-je, lorsque je quittai Londres ; mais elle s’est calmée, et maintenant je ne désire plus que rétablir la bonne intelligence entre Rachel et moi ; je ne demande que cela.

— À supposer que vous réussissiez dans vos recherches, monsieur, vous ne craignez point de faire quelque découverte pénible au sujet de miss Rachel ? »

Je compris qu’un attachement jaloux pour sa jeune maîtresse lui dictait cette question.

« Je me sens aussi sûr d’elle que vous l’êtes, répondis-je ; la révélation de son secret ne pourra altérer l’estime dans laquelle nous la tenons. »

Les derniers scrupules de Betteredge s’évanouirent enfin.

« Si je fais mal en vous venant en aide, monsieur Franklin, s’écria-t-il, tout ce que je saurais dire, c’est que je suis aussi ignorant du fond des choses que l’enfant qui vient de naître ; je ne puis que vous mettre sur la voie : le reste vous regarde. Vous rappelez-vous cette pauvre fille que nous avions ici, Rosanna Spearman ?

— Sans doute.

— Vous avez toujours cru qu’elle désirait vous faire une sorte de confession au sujet de la Pierre de Lune ?

— Je ne pouvais certes m’expliquer autrement son étrange manière d’être.

— Vous pouvez éclaircir ce point quand il vous plaira, monsieur Franklin. »

Ce fut à mon tour de m’arrêter ; je m’efforçai malgré l’obscurité de voir sa figure, et, sous le coup de la première surprise, je lui demandai assez impatiemment ce qu’il voulait dire par là.

« Tout doucement, monsieur, poursuivit Betteredge ; je sais ce que je dis ; Rosanna a laissé à une amie une lettre cachetée et qui vous est adressée.

— Où est cette lettre ?

— Elle est entre les mains de cette amie, à Cobb’s Hole. Lorsque vous étiez chez nous, monsieur, vous avez dû entendre parler de Lucy la Boiteuse, cette fille qui s’appuie sur une béquille ?

— La fille du pêcheur ?

— Elle-même.

— Comment ne m’a-t-on pas fait parvenir la lettre ?

— Lucy a une tête à elle ; elle ne veut pas la remettre en d’autres mains que les vôtres, et vous avez quitté l’Angleterre avant que j’aie pu vous écrire.

— Retournons donc sur nos pas, Betteredge, et allons tout de suite chercher cette lettre.

— Impossible, monsieur, on épargne fort la chandelle sur nos côtes ; il est trop tard, et tout le monde serait couché à Cobb’s Hole.

— Bah, nous pouvons y être en une demi-heure.

— Vous pourriez y être, monsieur Franklin ; et quand vous seriez arrivé, vous trouveriez la porte fermée. »

Il me montra une lumière qui brillait devant nous, et j’entendis en même temps le murmure d’un ruisseau :

« Voici la ferme, monsieur Franklin ; reposez-vous bien cette nuit, puis soyez assez bon pour venir me trouver demain matin.

— Vous irez avec moi chez le pêcheur ?

— Oui, monsieur.

— De bonne heure ?

— Aussitôt qu’il vous plaira. »

Nous prîmes le sentier qui conduisait à la ferme.