La Pisciculture et la pêche en Chine par M. P. Darby de Thiersant

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LA PISCICULTURE ET LA PÊCHE EN CHINE
Par M. P. Darby de Thiersant[1].

Après de longues années passées en Chine, après des voyages nombreux exécutés dans des diverses régions du Céleste-Empire, M. P. Dabry de Thiersant, consul de France et savant distingué, a spécialement étudié la pisciculture chinoise, dont les méthodes, offrent un degré de perfectionnement que nous sommes loin de soupçonner. Non-seulement cet observateur infatigable, dont il a déjà été parlé précédemment (voir Expéditions scientifiques de Khiva L’Amou-Daria et la mer d’Aral), a décrit les engins dont les Chinois se servent pour leurs pêches, les procédés qu’ils mettent en usage, mais il a étudié les innombrables espèces de poissons qui vivent dans les eaux de l’extrême Orient, et il a rapporté en France 850 espèces, dont une grande quantité étaient inconnues jusqu’ici aux naturalistes européens. L’ouvrage qu’il a récemment publié, avec le concours du gouvernement français, est une œuvre capitale que, nous ne saurions passer sous silence, en raison des révélations dont il abonde. « C’est aux Chinois, dit M. de Thiersant, que revient l’honneur d’avoir créé l’aquiculture, c’est-à-dire l’art de faire produire à l’eau tout ce qu’elle peut fournir à l’homme d’utile et de profitable à l’agriculture. Ce sont eux également qui ont inventé la pisciculture ou l’élevage artificiel des poissons domestiques. Au milieu des espèces si variées qui peuplent leurs eaux fluviales, ils ont su en distinguer un certain nombre auxquelles, en raison de leurs caractères physiologiques, de leur conformation et de leurs instincts, ils ont cru devoir donner le nom de poissons de la famille (Kia-yu). Ces espèces, que l’on retrouve dans les viviers de toutes les fermes, appartiennent au genre cyprin… Leur origine est encore inconnue. Les ouvrages d’ichthyologie chinoise disent qu’elles ont existé dans les grands fleuves de l’empire, où, suivant l’expression des pêcheurs, « elles sont aussi nombreuses que les étoiles au firmament. » M. de Thiersant indique les procédés, aussi simples que pratiques, que les Chinois mettent en usage pour élever les poissons domestiques, et il décrit les admirables dispositions que les législateurs ont prises pour protéger les habitants des eaux contre leurs ennemis, et pour assurer leur développement et leur propagation. « Hâtons-nous, dit-il, de suivre l’exemple du peuple le plus industrieux de l’univers ; et tâchons d’appliquer avec discernement à nos contrées le résultat de son expérience séculaire. »

La multiplicité des filets, des appâts, des engins de pêches employés par les Chinois, est vraiment effroyable ; lignes de fond, crocs en fer, éperviers de toute grandeur, de toute forme, sont maniés là-bas avec une habileté, une précision inconnues à nos pêcheurs européens. — Au milieu des nombreuses descriptions de M. de Thiersant, nous choisissons quelques faits curieux, pris à peu près au hasard, car ils ne représentent qu’une bien faible partie des surprises que nous offre son bel ouvrage.

Fig. 1 — Pêche aux cormorans, d’après un dessin chinois.

La pêche aux cormorans, très-usitée en Chine, dans les lacs et les étangs où il n’y a pas de courants est d’autant plus attrayante pour nous, qu’elle pourrait très-bien s’exécuter dans nos climats ; elle a été pendant quelque temps l’objet d’une pratique assez assidue en Angleterre. Voici les curieux détails que M. de Thiersant nous donne à ce sujet :

Le cormoran est très-estimé des Chinois pour la pêche. Ils lui donnent le nom de lou-sse ; on le trouve dans plusieurs provinces, mais on recherche particulièrement ceux du Hou-nan et du Ho-nan. Bien dressés à la pêche, le prix des cormorans est assez élevé et va jusqu’à 60 talels (160 fr.) la paire. Ce prix s’explique par les longs soins et la patience qu’exige leur éducation. Les cormorans peuvent pondre à deux ans, et au moment de cet acte, qui a généralement lieu à la troisième lune, on prépare dans un endroit retiré et obscur, un nid de paille sur lequel la femelle vient pondre ses œufs, qu’elle couve presque toujours elle-même. L’incubation dure trente jours. Pendant les sept premiers jours, on donne aux oiseaux de la viande hachée très-menue qu’on leur distribue trois fois par jour et qu’ils préfèrent à toute autre nourriture. Néanmoins, après ce temps, on ajoute à la viande de bœuf, des petits poissons. Le dixième jour, l’éleveur transporte les petits cormorans sur son bateau, où ils prennent aussitôt place sur le perchoir commun, dont les bois sont garnis de chanvre ; dès qu’ils sont assez forts, on les met à l’eau et on les laisse quelques minutes au milieu de leurs aînés. Au bout de quelques semaines, ils sont déjà merveilleusement dressés à happer et recevoir au passage les petits poissons qui leur sont jetés du bateau. Ce n’est qu’à sept ou huit mois qu’ils sont bien dressés pour la pêche.

On leur met alors autour du cou un collier de teng-tsee (rotin) pour les empêcher d’avaler le poisson ; on leur attache à la patte une cordelette longue de deux pieds environ, et terminée par une flotte en bambou ou en bois. À un signal donné par le pêcheur qui est posté sur son bateau, la main armée d’une gaule fourchue de cinq à dix pieds de longueur, tous les cormorans plongent dans l’eau, cherchent leur proie, et quand ils l’ont saisie, reparaissent à la surface tenant le poisson dans leur bec (fig. 1). Le pêcheur accroche alors la flotte avec sa longue perche, sur laquelle monte aussitôt le cormoran, et, avec sa main retire le poisson, qui est jeté dans un filet. Lorsque le poisson est très-gros, et pèse, par exemple de sept à huit livres, les cormorans se prêtent une mutuelle assistance, l’un prenant le poisson par les nageoires, un autre par la queue, etc. Les plus petits poissons qu’ils rapportent pèsent un quart de livre. Chaque capture est récompensée par un petit morceau de poisson, que l’oiseau peut avaler malgré son collier.

Il arrive souvent que les cormorans fatigués de ne rien prendre, ou bien par paresse, essayent de se reposer : alors le maître impitoyable, frappe à côté d’eux, l’eau avec sa gaule, et les pauvres oiseaux, effrayés, s’empressent de continuer leur travail, qui n’est suspendu que de midi à deux heures. La nuit, on les laisse dormir tranquillement.

Cette pèche, qui n’est interrompue que par les grands froids, est assez productive ; vingt à trente lousse peuvent prendre plus de six francs de poissons par jour. En général, les pêcheurs aux cormorans sont associés, et les oiseaux, appartenant à chaque société, portent une marque particulière ; on a le plus grand soin d’eux, et lorsqu’ils sont malades, on leur fait prendre de l’huile de sésame. Les cormorans peuvent rendre des services jusqu’à l’âge de dix ans.

Les Chinois font une chasse active aux oiseaux d’eau, et les procédés qu’ils emploient sont si bizarres, que s’ils n’avaient été sérieusement étudiés et vus de près, on croirait qu’ils sont l’œuvre de l’imagination d’un conteur. Tantôt ils tendent à la surface de l’eau, de grands filets verticaux, à mailles larges, nommés me-tso-ouang. Lorsque les vols d’oiseaux viennent pour se poser sur la surface de l’eau, ils s’emmaillent dans les filets qui sont flottants et s’y prennent en grand nombre. Dans d’autres endroits, ils font usage de sorte de trébuchets en filets, ye-yang-ouang qui sont tenus ouverts au moyen de bambous, très-faiblement maintenus contre les bords de l’ouverture et qui tombent dès que les oiseaux se perchent dessus.

Fig. 2 — Plongeur chinois prenant à la main des oiseaux d’eau.

Ailleurs, des hommes entièrement nus, entrent dans l’eau, ne laissant au-dehors que leur tête, couverte d’une sorte de casque, percé de trous qui leur permet de respirer et de voir (fig. 2) ; sur les épaules repose une sorte de rebord sur lequel sont placées des mangeoires, remplies d’appât et qui attirent les oiseaux. Dès que ceux-ci se sont posés sur l’appareil, tcho-ye-yâ, l’homme les saisit et les place dans un filet qu’il porte suspendu au-devant de lui.

Notre fig. 3, représente un pêcheur se servant du Kia-pang-ouang, formé de deux longs bâtons à l’extrémité desquels est une double de raquette. En rapprochant les deux raquettes, l’homme saisit les coquilles et les remonte jusqu’à lui.

Fig. 3 — Pêcheur chinois recueillant des coquillages au fond d’un lac.

Le lecteur a compris que nous avons choisi, dans l’ouvrage de M. de Thiersant, quelques faits attrayants sans dépouiller le côté essentiellement sérieux et utile de son œuvre. Nous n’en finirions pas s’il fallait énumérer les innombrables ressources qu’il est possible de tirer, non-seulement de la pisciculture et de la pêche en Chine, mais de la sage et prudente législation qui les régit. Malheureusement, nous autres, Français, qui nous plaisons à railler les habitants de l’Extrême-Orient, à nous moquer de leurs préjugés séculaires, de la résistance qu’ils opposent au progrès et à l’innovation, ne sommes-nous pas souvent, par ici, aussi Chinois que là-bas ? Le mépris que nous aimons à professer à l’égard de nations que nous ne connaissons pas n’est-il pas le caractère d’un orgueil mal placé, d’une sotte présomption et d’une ignorance coupable ? Sachons gré aux hommes, comme M. Dabry de Thiersant, qui après avoir quitté le foyer et la patrie pendant de longues années, viennent nous éclairer, sédentaires incurables que nous sommes, et nous apporter le fruit de longues études, dont nous ne manquerions pas de tirer un profit immense, si nous savions secouer le joug de la routine.

Gaston Tissandier.


  1. 1 vol. in-folio, avec 50 planches en taille-douce. G. Masson, 1873.