La Population des deux mondes/01
La population est un des principaux élémens, et même le principal, d’après lequel on peut mesurer l’importance des états. Nous croyons que l’essai de M. Balbi, sur la population actuelle du globe, peut rectifier bien des erreurs, généralement admises comme des vérités. Il servira de base aux différens articles géographiques et statistiques que nous nous proposons de publier dans ce recueil et contribuera à fixer aussi les idées de nos lecteurs, relativement aux assertions si diverses, émises par les savans sur cet intéressant sujet ; il est extrait de son Abrégé de Géographie actuellement sous presse[1].
Malgré les opinions les plus contradictoires, publiées depuis deux siècles et reproduites de nos jours, sur la population du globe, la connaissance du nombre approximatif de ses habitans n’est pas un problème insoluble pour ceux qui s’occupent sérieusement de géographie statistique. Dans la recherche de cette vérité comme dans celle de tant d’autres, où il est question de sujets variables en eux-mêmes, et provenant de sources très-différentes, il faut, avant tout, commencer par ne mettre ensemble que des élémens comparables, et par faire un choix de ceux qui méritent d’être discutés. On remplit la première condition du problème, en réunissant toutes les opinions qui se rapportent à la même époque, ou à des époques peu éloignées les unes des autres ; on satisfait à la seconde, en rejetant toutes les évaluations, qui n’étant basées ni sur des faits positifs, ni sur des raisonnemens, sont évidemment erronées. En procédant de la sorte, on verra s’évanouir cette étonnante disparité d’opinions sur le nombre d’habitans d’une même contrée, disparité qui a valu plus d’une fois à la géographie statistique d’injustes reproches, et tout récemment, le dédain de quelques savans d’ailleurs estimables, mais étrangers à cette branche de connaissances.
Avant de faire l’analyse du tableau comparatif des principales opinions émises par les savans et les géographes sur la population du globe, il faut partager tous les pays qui le composent en deux classes : 1o celle des pays qui entrent dans le domaine de la statistique proprement dite ; 2o celle des pays qui n’y sont pas encore entrés.
La première classe comprend toutes les contrées dont la population a été déterminée par des recensemens effectifs qui, lorsqu’ils sont généraux, c’est-à-dire lorsqu’ils embrassent tous les habitans sans aucune exception, sont les seuls qui peuvent donner des résultats certains et assez approchans du nombre réel. Viennent ensuite les pays dont la population a été déterminée par plusieurs méthodes indirectes, telles que l’énumération de toutes les personnes sujettes à un impôt quelconque ; celle des familles ou feux ; celle des maisons, qu’il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, avec la précédente ; enfin, viennent ceux dont la quantité des habitans a été déduite du mouvement de la population, c’est-à-dire du rapport des naissances, des décès et des mariages au nombre des vivans. Aucune de ces méthodes indirectes ne doit être employée isolément quand on peut faire différemment ; mais il faut comparer entre eux les résultats obtenus par une méthode avec ceux fournis par plusieurs autres. En procédant de la sorte on est sûr d’avoir des résultats presque identiques à ceux obtenus par l’énumération effective.
Cette première classe de pays comprend toute l’Europe, à l’exception de l’Empire ottoman ; toute l’Amérique, excepté les territoires occupés par les sauvages indépendans ; la Chine et plusieurs régions des autres parties du monde, dans lesquelles les Européens se sont établis ou dominent.
Mais à propos de ces dernières, nous devons faire observer que bien souvent des auteurs étrangers à la statistique, et quelquefois même des statisticiens, regardent comme résultat d’un recensement, des populations qui ne sont que la somme de l’excédant des naissances sur les décès, pendant une certaine période ajoutée au nombre d’habitans existans à une époque donnée. C’est ainsi que le prétendu recensement qui, d’après plusieurs journaux politiques et littéraires, aurait été fait en France, en 1827, n’est autre chose que l’excédant des naissances sur les décès qui ont eu lieu dans ce même royaume, depuis 1820 jusqu’à 1827, ajouté à la population existante à la fin de 1820. C’est de cette manière aussi que depuis 1815 on calcule la population du royaume des Pays-Bas. Nous devons la connaissance de ce fait important à M. Quetelet, qui a enrichi la statistique de tant d’utiles travaux sur cette intéressante partie de l’Europe. Et pour citer encore un autre exemple, nous ajouterons que, depuis 1801, il n’y a pas eu de recensement dans le royaume de Danemark, malgré tous ceux dont les journaux nous ont gratifié annuellement depuis cette époque. C’est tout simplement le mouvement de la population, dont on tient compte avec une exactitude scrupuleuse, qui pourrait servir de modèle à plusieurs des états que l’on s’accorde à regarder comme les plus avancés dans cette branche de l’administration.
Connaissant le mouvement de la population de tous les pays où l’on tient des registres de naissances, de décès et de mariages, nous avons employé ce moyen pour déterminer la population de quelques contrées de l’Europe et de l’Amérique, pour la fin de 1826. Mais nous nous sommes bien gardés d’admettre sans examen les évaluations exagérées de quelques nationaux et celles de Hassel, évaluations dont quelques-unes figurent dans les colonnes de certains journaux et même dans celles de plusieurs ouvrages géographiques comme étant des résultats de recensemens effectifs. Ainsi, nous parlerons du prétendu recensement, d’après lequel, dès l’année 1827, la confédération anglo-américaine aurait eu 12,276,782 habitans, somme identique à celle publiée par Hassel dans le genealogisch-historisch-statistischer Almanach, pour l’année 1828, que ce savant statisticien n’a donné que comme une simple approximation. Dans la Balance politique du globe nous n’avons assigné à ce même état pour la fin de l’année 1826, que 11,600,000 habitans. Nous avons maintenant la satisfaction de voir que notre évaluation est presque conforme à celle de M. Stevenson dans le rapport lu par ce savant, le 25 février 1829, à la chambre des représentans des États-Unis. M. Stevenson n’estime la population de l’Union pour 1830 qu’à 13,000,000, tandis que plusieurs auteurs nationaux et étrangers, dès l’année 1824, la portaient les uns à 12, les autres à 13 et jusqu’à 14 millions.
La seconde classe, comme nous l’avons dit, comprend tous les pays qui restent encore en dehors de la sphère de la statistique. Dans cette classe, les populations ne peuvent être connues qu’à l’aide de plusieurs procédés plus ou moins compliqués, plus ou moins vagues, lorsqu’on les considère chacun isolément, mais qui peuvent donner des résultats assez satisfaisans lorsqu’on les combine ensemble. Les élémens principaux de ces calculs, sont : 1o l’étendue ou la superficie du pays dont il est question ; 2o son climat ; 3o la qualité du sol, fertile ou stérile, montueux ou uni, aride ou arrosé par des fleuves, ou couvert de marais ; 4o sa position près de la mer ou dans l’intérieur du continent ; 5o l’état de l’agriculture qui peut se trouver encore dans l’enfance, comme chez quelques tribus sauvages, ou très-arriérée, comme parmi plusieurs nations civilisées, ou qui, au contraire, a atteint son plus grand degré de développement, comme dans plusieurs parties de la France, de l’Italie et de l’Angleterre ; 6o enfin, l’état social de ses habitans, qui peuvent être tout-à-fait sauvages, ou entièrement nomades, demi-nomades, agricoles, plus ou moins adonnés au commerce, à la navigation, aux fabriques et aux manufactures. Toutes ces circonstances sont susceptibles d’une foule de degrés et de nuances qui influent beaucoup sur la multiplication de l’espèce humaine, et doivent être, à cause de cette raison, soigneusement discutées par le géographe qui les emploie, pour acquérir la connaissance de la population d’un pays.
Dans les contrées, dont les habitans sont au dernier degré de l’état social, où les hommes par exemple, ne vivent que des fruits spontanés de la terre, des produits de leur chasse ou de leur pêche, on trouvera sur un espace donné, 18 ou 20 fois moins d’individus qu’on n’en rencontrerait sur un même espace, s’il était occupé par un peuple pasteur. Une contrée où on verra des tribus, qui, comme les Cafres, les Arabes-Bédouins, les Calmouks et les Mongols, vivent en grande partie du lait et de la chair de leurs troupeaux, offrira encore une population 25 à 30 fois moins concentrée, qu’un pays d’égale étendue, habité par une nation agricole, parce que les troupeaux exigent de vastes espaces qui puissent fournir le fourrage indispensable à leur existence. Mais dans un pays d’agriculteurs, le travail d’un petit nombre d’individus procurant beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire pour leur entretien, il arrivera que cet excédant de nourriture fera subsister un grand nombre d’autres individus sur un espace infiniment moins étendu que celui qui est nécessaire à un peuple composé entièrement de pasteurs ou de sauvages. Si nous supposons, sur ce même territoire, une ou plusieurs grandes villes habitées par des hommes adonnés au commerce, aux fabriques et à la navigation, alors la population qu’il pourra nourrir, n’aura d’autres bornes que les limites imposées par la richesse même de ses habitans et par les relations de leur commerce. Car, non-seulement elle tirera la subsistance des produits immédiats de son propre sol, mais elle pourra compter sur les produits des pays voisins ou même des pays très-éloignés, où ses commerçans iront les chercher. Ainsi donc, le même espace pourra contenir une quantité d’habitans très-variée, selon la différence de leur état social.
Le nombre d’hommes en état de porter les armes que compte une nation quelconque, et celui des guerriers des tribus sauvages, le nombre des tentes des peuples pasteurs, etc., etc., donnent aussi une indication à l’aide de laquelle on peut connaître la totalité des individus qui forment l’aggrégation générale. C’est cette dernière méthode qui a servi de base à presque tous les voyageurs et à plusieurs navigateurs, pour déterminer la population des peuplades qu’ils nous ont fait connaître.
La quantité de certains alimens et de certaines boissons employées annuellement ; la consommation du sel et du tabac, chez les peuples européens ; celle de l’opium chez les Orientaux ; celle du pétrole chez les Birmans, sont aussi d’autres moyens approximatifs pour évaluer la population d’un pays.
Le nombre de villes, de bourgs, de villages et de hameaux existant à une époque donnée fournit aussi un autre élément à l’aide duquel on peut parvenir à la connaître approximativement.
Passons maintenant à la partie pratique de quelques-uns de ces principes. Parmi les pays appartenant à la première classe, il y en a plusieurs dont les habitans se trouvent dans des circonstances analogues à celles des pays compris dans la seconde, c’est-à-dire qu’on trouve des pays habités par des agriculteurs, par des nomades, et même par des sauvages. Connaissant donc la surface d’un pays quelconque, dont nous ignorons la population, on n’aura qu’à le comparer avec un des pays de la première classe qui se trouve dans les circonstances physiques et morales le plus analogues. Et comme nous connaissons la population relative de ce dernier, c’est-à-dire combien il a d’habitans par chaque mille carré, on n’aura qu’à multiplier la superficie du second par la population relative de celui que l’on a choisi pour terme de comparaison, et le produit offrira le nombre d’habitans qu’on désirait connaître.
Le général Andréossi, en faisant un calcul sur la quantité d’eau consommée journellement à Constantinople, trouva que cette ville, sans y comprendre Scutari et les villages de la rive gauche du Bosphore, pouvait avoir 597,600 habitans, nombre presque identique avec les résultats qu’il obtint d’un autre calcul sur la consommation journalière de pain faite dans cette ville. Par ce nouveau procédé, et en y comprenant Scutari et les villages exclus du calcul précédent, Constantinople aurait eu 630,000 habitans.
Ce sont ces différentes méthodes tantôt isolées, tantôt combinées entre elles, que nous avons employées selon les circonstances, pour déterminer le nombre approximatif des habitans de tous les pays compris dans la seconde classe. Nous regrettons que notre cadre ne nous permette pas d’entrer dans de plus grands détails ; mais nous renvoyons au mémoire de M. Jomard, sur la population comparée de l’Égypte ancienne et moderne, ceux qui voudraient savoir jusqu’à quel point un statisticien habile peut tirer parti de l’emploi de ces moyens indirects, non-seulement pour connaître la population actuelle d’un pays, mais même pour s’élever à la connaissance de celle qu’il possédait dans l’antiquité la plus reculée. Ils verront de quelle manière lumineuse ce savant a su réduire à leur juste valeur les estimations exagérées de Wallace, de Goguet et d’autres érudits du dernier siècle, qui fondaient leurs calculs sur des renseignemens fournis par des passages d’auteurs anciens mal interprétés, sur l’estimation erronée de la superficie de cette contrée, et en admettant des rapports inexacts entre le nombre des naissances et celui des vivans.
Le tableau suivant offre les étonnantes contradictions des savans et des géographes, relativement à la population du globe. On sera peut-être supris de ne pas trouver cités les nombreux auteurs des géographies modernes, des abrégés, des manuels, des résumés, des tableaux et atlas statistiques, des dictionnaires, et d’une foule d’autres ouvrages qui depuis quelques années inondent le public. Mais les recherches que nous avons faites pour rédiger le Compendio di Geographia universale, la Balance politique du globe et cet abrégé nous ayant convaincu que toutes les évaluations renfermées dans ces ouvrages ne sont que la reproduction des calculs des statisticiens allemands, et surtout de Hassel, quoique presque toujours sans les indiquer, nous avons pensé qu’il était inutile de citer les copies, lorsque nous présentions les originaux. Cependant nous nous sommes permis quelques exceptions à l’égard d’un petit nombre de géographes distingués, qui, tout en adoptant, soit en totalité, soit en partie les évaluations des statisticiens allemands et quelquefois les nôtres, ajoutaient à l’importance des unes ou des autres en se rangeant du côté de leurs auteurs. Nous citerons entre autres M. Letronne, M. Denaix, et MM. Eyriès et Walckenaer, et les savans rédacteurs de l’Almanach de Gotha. Notre silence à l’égard de M. Ritter vient de ce que ce géographe célèbre, ayant dirigé toutes ses recherches sur la configuration physique du globe et ses rapports avec l’homme, est resté pour ainsi-dire étranger aux questions qui forment le domaine de la statistique.
Habitans. | ||
Le théologien Canz, en 1744, réduisant la population de l’Europe à 10,000,000, ne donnait à toute la terre que |
60,000,000 | !! |
Volney en 1804 |
437,000,000 | |
Isaac Vossius, d’abord 400 millions en 1685, et plus tard, en portant à 170,000,000 la population de l’Afrique et de l’Amérique et à 30,000,000, seulement celle de l’Europe |
500,000,000 | |
Struick, vers la moitié du dix-huitième siècle |
500,000,000 | |
Malte-Brun, en 1804 et en 1810 |
640,000,000 | |
L’Oriental Herald, en 1829 |
683,440,000 | |
Graberg, en 1813 |
686,000,000 | |
Fabri, en 1805 |
700,000,000 | |
Balbi, en 1816 |
704,000,000 | |
Pinkerton (Walckenaer et Eyriès), en 1827 |
710,000,000 | |
Worcester dans son Dictionnaire, publié en 1822 |
718,000,000 | |
Les rédacteur du Journal de Trevoux, vers le milieu du dix-huitième siècle |
720,000,000 |
|
Reichard, dans l’édition de la Géographie de Galletti, en 1822 |
732,000,000 | |
Balbi, en 1828, dans la Balance politique du globe et le docteur Villerme, dans son Cours de statistique hygiénique, en 1829 |
737,000,000 | |
Morse, en 1812 |
766,000,000 | |
Goldsmith, en 1821 |
800,000,000 | |
Hassel, en 1828, référant ses calculs à l’année 1825, et l’Almanach de Gotha, en 1829 |
846,782,210 | |
Stein en 1825 et en 1826 |
884,917,000 | |
Julius Bergius, référant ses calculs à l’année 1828 |
893,348,580 | |
L’abbé de Saint-Pierre, dans son ouvrage sur l’Utilité des dénombremens, vers 1758 ; Guilbert-Charles Le Gendre, dans son Traité de l’Opinion, en accordant 250,000,000 à l’Amérique ; et M. Letronne en 1824 |
900,000,000 | |
Bissinger en 1822, entre 700,000,000 et |
900,000,000 | |
Cannabich, en 1821, entre 700,000,000 et |
912,000,000 | |
Hassel, en 1824, dans son Statistischer Umriss |
938,421,000 | |
Bielfeld, en 1760, d’après l’anlyse des opinions émises par Riccioli Spech, Sussmilch et autres |
950,000,000 | |
Denaix, en 1828, en suivant les estimations de Hassel |
951,370,000 | |
Riccioli, vers 1660, en accordant 100 millions à l’Europe, et en portant à 300 millions la population de l’Amérique |
1,000,000,000 | |
Wallace, en supposant que la terre prise dans son ensemble ne saurait être ni aussi peuplée que l’Angleterre, ni même avoir la population relative de l’Espagne, portait le nombre des habitans du globe, vers 1769 à |
1,000,000,000 | |
Les directeurs de la Société des missionnaires, dans leur Adress to the friends of the missionary society, en 1818 |
1,000,000,000 | |
Le Conversations Lexikon, à l’article Erde, en 1827, de 800,000,000 à |
1,000,000,000 | |
Sussmilch, en 1765, en donnant 650 millions à l’Asie, et 150 à l’Amérique |
1,080,000,000 | |
Beausobre, en 1771 |
1,110,000,000 |
|
Voltaire, en se moquant de l’estimation des auteurs de l’Histoire universelle anglaise, portait la population du globe, à |
1,600,000,000 | |
Les auteurs de l’histoire universelle anglaise, vers le milieu du dix-huitième siècle |
4,000,000,000 | !!! |
Cette prodigieuse disparité d’opinions, qui paraît d’abord inexplicable, n’offre aucune difficulté pour tous ceux qui ont suivi la marche progressive de la géographie et de la statistique. Ils voient d’un coup-d’œil quelles sont les estimations qui doivent être rejetées comme erronées, et quels sont les élémens qui ont contribué à trop élever ou à trop abaisser d’autres évaluations admises dans ce tableau. Qui ne voit, par exemple, que les évaluations du théologien Canz et du philologue Vossius, de Volney et de Struick, sont évidemment fautives en moins, tandis que celles des auteurs de la grande Histoire universelle anglaise, de Voltaire, de Beausobre, de Sussmilch, et autre savans, le sont en plus ? L’examen même le plus superficiel sur la répartition des sommes assignées par ces auteurs à chaque partie du monde démontre l’absurdité de leurs calculs. Le Statistischer Umriss de Hassel, pour les années 1822 et 1824 malgré les erreurs partielles qu’on y rencontre, est toujours le plus grand travail que l’on ait encore fait sur ce sujet. Nous ne connaissons que par un extrait donné dans les Éphémérides géographiques de Weimar, la brochure publiée à Berlin en 1828 par le docteur Charles-Julius Bergius sur la Population de la terre dans la même année ; mais les résultats généraux que nous avons sous les yeux nous démontrent que ce savant n’a pas fait toutes les recherches que demandait la solution de ce problème difficile. Nous devons porter le même jugement sur un article remarquable, relatif à la même question, publié en 1829 dans l’Oriental Herald, dont nous avons cité les estimations principales. Ce que nous dirons dans la suite de cet article, et les faits qui y sont relatés dans l’examen de la population de chaque partie du monde, nous dispensent de poursuivre ces réflexions. Cependant nous ne pouvons nous dispenser de faire observer que des savans d’ailleurs estimables, mais étrangers à ces sortes d’études, dégoûtés des calculs fastidieux de la statistique, et ne se sentant peut-être pas assez forts pour surmonter les difficultés inséparables de l’étude de cette science, ont voulu la déprécier aux yeux du public, en en signalant les doutes et les apparentes contradictions. Mais que diraient les Cuvier, les Humboldt, les Brown, les Decandolle et tant d’autres naturalistes célèbres, si, n’ayant aucun égard à l’époque différente à laquelle ont été imaginés les principaux systèmes de classification, quelque géographe ou quelque statisticien, connaissant à peine les généralités de la zoologie et de la botanique, venait répandre le ridicule sur leurs travaux, et rejeter comme inexactes les listes nombreuses de tant d’espèces animales et végétales, consignées dans ces magnifiques inventaires de l’inépuisable richesse de la nature ; et cela, parce que le système de Tournefort est différent de celui de Linnée, et celui-ci du système de Jussieu, parce qu’enfin Linnée porte le nombre des végétaux à 16,000, et celui des animaux à 3,950, tandis que les naturalistes actuels évaluent les premiers à 100,000, et les seconds à 35,500 ?
Mais abandonnant ces récriminations qui n’ont rien à démêler avec la science qui nous occupe, passons à l’examen des faits et à l’analyse des opinions des principaux géographes, sur la population des grandes régions de la terre, qui ont servi de base à nos évaluations.
Le grand nombre des habitans de l’Europe n’est plus une énigme pour tous ceux qui s’occupent sérieusement de géographie et de statistique. Ces deux sciences ont fait tant de progrès depuis un demi-siècle, des gouvernemens éclairés ont fourni tant de matériaux au géographe et au statisticien, qu’à l’exception de la Turquie, tout le reste de cette partie du monde, ne laisse aujourd’hui presque rien à désirer sur cet objet important.
Les populations des états changent continuellement, parce que leur augmentation ou leur diminution dépendent de causes physiques, morales ou politiques, qui y influent puissamment. Des observations faites dans presque tous les pays de l’Europe ont démontré que, lorsque la nature n’est pas contrariée dans sa marche ordinaire, la population augmente partout, parce que le nombre des naissances dépasse toujours celui des décès, quoique dans une proportion différente dans les divers pays. Ces changemens continuels imposent au géographe et au statisticien le devoir de n’employer, dans ces calculs généraux, que les résultats des mouvemens les plus récens, et autant que possible contemporains. C’est ce que nous avons essayé dans notre Compendio en 1816, et surtout dans la Balance politique du globe, où nous avons offert la population de tous les états, telle qu’elle était à la fin de 1826. Si les géographes et les statisticiens qui nous ont devancé avaient suivi la même méthode, leurs évaluations n’offriraient pas les disparités nombreuses qu’on observe dans leurs ouvrages, indépendamment des différences assez considérables qui résultent de la diverse manière de déterminer les frontières orientales et méridionales de l’Europe et le classement de ses îles. C’est aussi ce même mouvement de la population, qu’aucun géographe ne s’est donné la peine de signaler dans les traités de géographie, qui devient la source des contradictions apparentes qu’offre un même auteur dans ces différens ouvrages.
C’est ainsi que le savant Hassel, qui, en 1818, avait évalué la population de l’Europe à 180 millions 550,403, la portait à 213 millions 713, en 1828, et que nous l’avons estimée à 196 millions en 1816, et à 227 millions 700,000 en 1828, pour la fin de 1826.
Comme tout ce qui concerne la population de l’Europe est basé sur des recensemens, ou sur le mouvement assez bien connu de la population, nous croyons inutile d’offrir le tableau des évaluations différentes, faites par les principaux géographes. Ceux qui voudraient le connaître n’ont qu’à consulter la 2e édition de notre Compendio, où nous avons analysé les opinions des auteurs les plus célèbres, sur la population de presque tous les états de cette partie du monde. Nous nous bornerons ici à une des évaluations les plus récentes, et qu’on peut regarder comme contemporaines, afin de donner une idée des différences énormes qui résultent de l’ignorance ou de l’oubli des principes que nous avons exposés. Nous y ajouterons aussi les principales estimations des géographes et des voyageurs sur la population de la Turquie d’Europe, seule contrée de cette partie du globe qui reste encore étrangère aux calculs de la statistique.
Habitans. | ||
Cannabich, en 1818 et 1821 ; et le Conservations Lexicon, en 1817 |
178,000,000 | |
Graberg, en 1813 ; Galletti, dans son Dictionnaire, publié en 1822 ; et Braun, en 1827 |
180,000,000 | |
Schlieben, dans son Atlas publié en 1825 |
188,000,000 | |
Bissinger, en 1822 |
188,391,774 |
|
Humboldt, en 1823 |
195,000,000 | |
Balbi, en 1819 |
196,000,000 | |
Letronne, en 1824, Stein, en 1825, Melish en 1825 |
200,000,000 | |
L’Oriental Herald, en 1829 |
204,000,000 | |
Malte-Brun, en 1826 |
205,000,000 | |
Hassel, dans son Almanach de 1828, et l’Almanach de Gotha, en 1829 |
213,713,403 | |
Pinkerton (Walckenaer et Eyriès) en 1827 |
214,193,000 | |
Denaix, en 1828 |
216,713,400 | |
Charles Julius Bergius, en 1828 |
222,698,038 | |
Balbi, dans la Balance politique du globe, et en reportant ses calculs à la fin de l’année 1826 |
227,700,000 | |
Zedlitz, dans son Europa im Jahre 1829 |
236,605,853 |
La population de la partie européenne de l’empire turc ne peut être calculée que par approximation, puisque les recensemens et les listes des naissances, des décès et des mariages, y sont pour ainsi dire inconnus. Nous disons pour ainsi dire, parce que, selon un savant géographe, le gouvernement en a fait faire deux, l’un dans le seizième siècle, et l’autre au commencement du dix-septième. Mais, comme leur résultat n’est pas connu, il faut recourir à d’autres moyens pour parvenir à déterminer le nombre de ses habitans.
Dès l’année 1816, nous avons cru pouvoir l’estimer à 9,500,000 ames. Ce nombre est le résultat de nos évaluations approximatives de la population de chaque province. La Turquie d’Europe est traversée par plusieurs chaînes de montagnes : on y trouve de grands espaces absolument stériles ou incultes ; ses terres sont en général mal cultivées ; ses habitans ont peu d’industrie ; les manufactures et les fabriques y sont en petit nombre ; plusieurs peuplades négligent entièrement l’agriculture, vivent à la manière des nomades, subsistant du produit de leurs troupeaux et de celui de leurs brigandages ; depuis long-temps, presque toutes ces provinces sont en proie aux vexations d’administrateurs avides et ignorans ; depuis long-temps les guerres civiles et l’anarchie détruisent à de courts intervalles le bien-être de leurs habitans ; le fatalisme n’opposant aucune précaution contre la peste, ce terrible fléau y enlève très souvent une partie très-considérable de la population. Si, par l’influence de toutes ces causes réunies, cette portion de l’Europe doit offrir une population relative inférieure à celle des contrées les moins peuplées de sa partie méridionale, elle ne saurait cependant être aussi petite que le prétendait Pinkerton, au commencement du siècle actuel, et que le pensaient plus tard Lindner et Crome, suivis même en 1819 par le savant Hassel. Quelques parties de l’ancienne Macédoine, de la Thessalie, de l’Épire, du Péloponèse, de la Bulgarie, et plusieurs îles de l’Archipel offraient, avant la guerre qui vient de finir, une population assez concentrée ; les environs de Constantinople, la côte de la mer de Marmara, celles des Dardanelles et du Bosphore sont très-habités, et cette portion de l’Europe offre encore plusieurs villes grandes et populeuses. Si on prend en considération ce que nous venons de dire, on verra que les 9,500,000 habitans que nous lui avons accordés, pour la fin de l’année 1826, ne sauraient s’éloigner beaucoup du nombre réel. Le tableau ci-dessous offre les principales opinions émises à différentes époques sur la population de cette partie de l’Europe.
Habitans. | ||
Lindner, Gemalde der Europœischen Turkei, en 1813 |
5,390,000 | |
Bertuch, dans les Ephémérides géographiques de Weimar, en 1816 |
6,300,000 | |
Crome, Uebersicht der Europ. Staatskræfte, en 1818 |
6,700,000 | |
Hassel, dans l’introduction à l’Europe du Vollstændiges Handbuch, etc., en 1819 |
7,500,000 | |
Sussmilch, Busching, Pinkerton et Tooke |
8,000,000 | |
Graberg, en 1813 |
9,000,000 | |
Malte-Brun, en 1826, en citant Hassel |
9,470,000 | |
Hassel, dans la Description de la Turquie du Vollstændiges Handbuch, en 1819 |
9,482,000 | |
Reichard, dans l’édition de la Géographie de Galletti, en 1822 |
9,740,000 | |
Liechtenstern |
9,790,000 | |
Stein, en 1811 |
9,822,000 | |
Pinkerton (Walckenaer et Eyriès), en 1827 |
9,896,000 | |
Le Politisches Journal, en 1823 |
9,984,000 | |
Le Conservations Lexikon, en 1827 |
10,000,000 | |
Hassel, dans son Almanach de 1828, et l’Almanach de Gotha de 1829 |
10,183,000 | |
Stein, en 1826, et Zedlitz, en 1829 |
10,600,000 | |
Fabry en 1805 et l’Oriental Herald, en 1829 |
12,000,000 | |
Riccioli, vers 1660, Specht, vers le milieu du dix-huitème siècle ; et Beausobre en 1771 | 16,000,000 |
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Le Sage, dans sa carte de l’Europe, en 1808 |
17,000,000 | |
Guilbert Charles Le Gendre, en 1758 |
18,000,000 | |
L’Europœische Magazin |
22,000,000 | |
L’Abbé de Saint-Pierre, vers 1758 |
24,000,000 | |
Il y a eu des auteurs qui, dans le siècle passé, l’ont portée à |
36,000,000 | |
Et Bielfeld, jusqu’à |
50,000,000 |
- ↑ Abrégé de géographie, d’après les derniers traités de paix et les découvertes les plus récentes, précédé d’un examen raisonné de l’état actuel des connaissances géographiques et des difficultés qu’offre la description de la terre ; d’un aperçu sur la géographie astronomique, physique et politique ; des définitions les plus importantes, d’observations critiques sur la population actuelle du globe ; de la classification de ses habitans d’après les langues et les religions, offrant, d’après un nouveau plan pour chaque partie du monde, les principaux faits de la géographie physique et politique, la description de tous les états d’Europe et d’Amérique et des principaux états de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie, et de leurs villes principales ; les divisions politiques de 1789 comparées aux divisions politiques actuelles ; l’indication des religions et des langues différentes, des ressources de chaque état, des principaux articles de leur industrie et de leur commerce ; leurs divisions administratives actuelles ; et pour leurs villes principales, l’indication des établissemens littéraires et scientifiques les plus importans, des édifices les plus remarquables, du nombre des habitans, etc., etc., ouvrage destiné à la jeunesse française et à tous ceux qui s’occupent de politique, de commerce et de recherches historiques, par Adrien Balbi ; 1 vol. in-8o de 700 pages, imprimé chez Renouard, libraire, rue de Tournon, à Paris.