La Population des deux mondes/02

La bibliothèque libre.
ESSAI
SUR LA POPULATION DES DEUX MONDES,
par m. adr. balbi.
(deuxième article.)

ASIE

La population de l’Asie est un problème qui n’a pas encore pu être résolu d’une manière satisfaisante ; et il y a toute apparence qu’il se passera bien des années avant qu’il le soit. Les géographes, partant de principes souvent erronés, et le plus souvent encore hypothétiques, ont offert, et présentent tous les jours dans leurs ouvrages les opinions les plus contraires. Riccioli, depuis 1660, avait accordé à cette partie du monde 500 millions d’habitans, nombre qui, par la suite, a été presque constamment adopté dans beaucoup d’ouvrages. Le savant Süssmilch, dont l’opinion est d’un grand poids relativement à ce sujet, en s’appuyant sur cette base erronnée que l’Asie était cinq fois plus grande que l’Europe, en estima la population absolue à 650 millions, dans la supposition que la population relative de ces deux parties du globe était égale. Cette évaluation a été reproduite de nos jours encore, sans aucun examen, par un grand nombre de géographes et de naturalistes. Depuis la fin du 18e siècle, la plupart s’accordent, on ne sait trop pourquoi, à porter à 580 millions la population de l’Asie. Mais, tandis que Volney, en 1803, la réduisait à 240 millions, que M. Graberg, en 1813, ne l’estimait, y compris la Malaisie (Archipel Indien), qu’à 366 millions, que l’Oriental Herald ne l’évaluait en 1822, qu’à 372,700,000, et que la plupart des géographes anglais s’arrêtent à 400,000,000, Stein l’élève de nouveau à 536,517,000 et Melish la porte jusqu’à 600,000,000. Le savant Hassel, après avoir flotté entre 581 et 480 millions, s’était arrêté naguère à 480 millions, et Malte-Brun, à 340 millions.

Dès l’année 1816, en adoptant pour l’Asie les confins tracés par ce dernier géographe, nous avions estimé sa population à 360 millions. Pour comparer notre évaluation avec celle des autres géographes, il faut ajouter la population de la Malaisie (Archipel Indien) et celle de toute la Russie d’Europe, que les auteurs allemands placent en Asie. D’après les calculs de Hassel, et d’après sa manière de tracer les limites orientales de l’Europe, il faudrait ajouter 31 millions à notre évaluation, ce qui ferait 391 millions. Les recherches que nous avons faites depuis, pour connaître la population des différens états de l’Asie, nous ont engagé à modifier nos premiers calculs et à porter à 390 millions la population totale de cette partie du monde, dans les nouveaux confins que nous lui avons assignés ; c’est-à-dire, en retranchant de l’Asie toute la Malaisie, et tous les pays situés à l’ouest de l’Oural, et au nord de la chaîne du Caucase. Nous allons maintenant exposer les bases qui nous ont servi pour obtenir cette somme, en déterminant, d’une manière approximative, d’après des recherches spéciales et des raisonnemens appuyés sur des faits, la population absolue des principaux états de l’Asie. Nous commencerons par l’Asie ottomane.

Peu de contrées de l’Asie ont été plus souvent visitées par les voyageurs que l’asie ottomane. Cependant, on est encore réduit à de simples conjectures sur tout ce qui concerne le nombre de ses habitans. En ne tenant aucun compte de l’opinion de M. Took, qui, d’après des estimations aussi vagues qu’exagérées, accordait, vers le commencement du 19e siècle, 36 millions à cette partie de l’empire ottoman, et en rejetant les estimations d’autres auteurs qui la portaient encore à 25 millions, ainsi que celles de Eton, et de Bruns, qui la réduisaient, contre toute vraisemblance, le premier à 9 millions, et le second à 8, nous nous bornerons à citer les évaluations des auteurs suivans. Elles diffèrent peu entre elles, et, tout bien pesé, elles nous paraissent mériter la préférence sur toutes les autres. Liechtenstern estimait la population de l’Asie ottomane à 11,450,000, Malte-Brun, à 11,300,000, Galletti, à 11,090,000, Hassel, à 11,064,000, Grâberg, à 11,000,000. Eu égard au grand nombre de villes populeuses, que contient cette partie de l’Asie, à la population assez concentrée qu’on rencontre le long des côtes occidentale et nord-ouest de l’Anatolie, dans plusieurs parties de l’Arménie, et le long de l’Oronte, du Tigre, de l’Euphrate et d’autres localités, nous avons cru, dès l’année 1816, qu’on pouvait lui assigner 12,000,000 d’habitans. Dans la plaine de Chiflik, M. Morier crut se trouver au milieu d’un des plus rians paysages de l’Angleterre. En général, tous les cantons montueux de cette partie de l’Asie sont assez fournis d’habitans. Néanmoins nous croyons qu’à l’égard des Druses et des Maronites, Volney a exagéré leur nombre, en portant ceux-ci à 150,000, et les Druses à 120,000 ; les évaluations postérieures de M. Corancé, qui les réduit à 106,000, et à 70,000, nous paraissent plus probables. Dans la Balance politique du globe, nous avons estimé la totalité des habitans de l’Asie ottomane à 12,500,000, parce que nous y avons compris la partie de l’Arabie, qui dépend médiatement ou immédiatement du grand-seigneur.

Au milieu de l’étonnante disparité d’opinions des géographes et des voyageurs, sur la population des différentes contrées de l’Asie, il est curieux de voir combien peu elles diffèrent, relativement au nombre des habitans de l’Arabie. Presque tous les géographes s’accordent à lui en assigner 12 millions. Mais, pour peu que l’on veuille se donner la peine d’examiner l’état du pays, la nature du sol, la manière de vivre de la plupart de ses habitans, et tenir compte des renseignemens positifs recueillis depuis peu, on verra combien ce nombre est exagéré. Les 5 millions que tous les géographes, sur l’autorité de Hassel, accordaient encore à l’État des Wahabites, sont réduits tout au plus à 300,000 par M. Mengin ; et les observations faites par le capitaine Sadler, qui, en 1819, a traversé toute l’Arabie, depuis le golfe Persique jusqu’à la mer Rouge, sont bien loin de contredire cette évaluation du voyageur français. En combinant tout ce que Niehbur, et autres voyageurs, ont pu rassembler sur l’Yemen, sur l’imanat de Mascate, et sur la côte orientale du golfe Persique, qui sont les seules parties qui offrent une population assez considérable, nous croyons qu’on ne se tromperait pas beaucoup, si l’on portait la totalité du nombre des habitans de l’Arabie à six millions.

Induit par erreur par d’imposantes autorités, et privé des ressources littéraires qu’on trouve à Paris, nous avons évalué beaucoup trop bas, dans notre Compendio, la population du Turkestan indépendant. Les voyages de Mouraviev, de Nazarov, de Jakovlev, de Mayendorf, de Frazer, et de Moorcroft, ont répandu dernièrement beaucoup de lumières sur cette région ; ils nous ont fait connaître l’existence de plusieurs villes populeuses ; ils nous ont décrit des campagnes riantes et bien cultivées ; ils nous ont apporté plusieurs listes de tribus nombreuses, de pasteurs nomades ; ces voyageurs nous ont même fait connaître des cantons peuplés et florissans, là où nos cartographes se plaisaient à tracer des déserts stériles, ou de vastes solitudes. D’après les renseignemens les plus récens, et l’étendue plus grande que l’état politique actuel du Turkestan nous ont engagé à lui assigner, nous croyons qu’on ne saurait lui accorder moins de 6 millions d’habitans.

Malgré le grand nombre de descriptions et de voyages publiés sur les contrées qui s’étendent depuis l’Euphrate jusqu’à l’Indus, il faut avouer qu’on ne sait absolument rien de positif sur leur population. Les évaluations des indigènes, des voyageurs et des géographes sont tellement différentes entre elles, que tout calcul moyen devient absolument illusoire. En effet, comment prendre la moyenne entre les 200 et les 60 millions d’habitans auxquels la portent les indigènes, et entre les 20 et les 3 millions auxquels Gardanne et Olivier, réduisent la population de toute la moitié occidentale de cette contrée ? Il serait absurde de donner maintenant à la Perse les 40 millions qu’elle pouvait à peine nourrir à l’époque de Chardin. Mais à l’égard du royaume d’Iran ou de la Perse occidentale, devons-nous admettre les 20 millions du général Gardanne, les 19 millions de Bertuch, les 18 à 20 millions de Macdonald Kinneir, les 18 millions et les 13 millions et demi de Hassel, ou bien préférer les 7 millions de M. Jaubert, et les 6 millions de Pinkerton et de Malcolm ? En réfléchissant à la grande destruction d’hommes causée par les guerres qui ont désolé ces malheureux pays pendant presque tout le dix-huitième siècle, aux suites des discordes et des guerres, qui, depuis quelques années, agitent le royaume de Caboul, à la faible population remarquée déjà par le père Pacifique, vers la moitié du dix-septième siècle, et aux vastes déserts qui occupent une partie si considérable de la superficie de cette région, ainsi que le grand espace qu’exige le genre de vie des peuples nomades qui le parcourent dans tous les sens, nous croyons qu’on ne s’éloignerait pas beaucoup de la vérité si on lui assignait 17 millions d’habitans. Dans cette somme, 9 millions appartiennent au royaume de Perse proprement dit. Ce nombre ne paraîtra pas fort, si l’on pense que les tribus nomades de ce royaume, estimé par M. Macdonald Kinneir à plus de la moitié de la population, n’en forment plus actuellement que le tiers, selon M. Le colonel Drouville. Cet habile officier fait observer, à cette occasion, que plusieurs d’entre elles se sont définitivement établies à demeure fixe dans des villes et des villages qu’elles ont construits, par ordre du roi régnant, sur les terres qu’elles occupent depuis long-temps en vertu de concession. À l’égard de la Perse orientale, nous remarquerons que MM. Christie et Pottinger ont trouvé dernièrement couverts de villes et de villages, ou parcourus par de nombreuses tribus nomades, de vastes espaces que les géographes regardaient depuis long-temps comme la continuation des déserts qui couvrent une partie si considérable de cette région. Nous croyons donc qu’on ne trouvera pas exagérée la population de 6 millions que nous avons donnée au royaume actuel de Caboul. Elle est sûrement plutôt au-dessous qu’au-dessus de sa population réelle que, contre toute probabilité, nous voyons réduite à 3 millions, par le savant M. Stein, et par plusieurs autres géographes.

Depuis la moitié du dix-huitième siècle, les voyageurs et les gouvernemens européens qui dominent sur l’Inde ont rassemblé et rassemblent continuellement des matériaux pour rédiger la statistique de cette vaste contrée. Les géographes et les statisticiens ont dressé depuis plusieurs années des tableaux détaillés de la population de ses villes, de ses districts, de ses provinces et de ses royaumes ; mais au milieu de cette richesse illusoire de matériaux, le géographe se tromperait fort s’il croyait avoir les moyens de déterminer avec précision le nombre des habitans de l’Inde. Les cent millions que lui accordait Süssmilch, et les évaluations de Raynal, ne sont et ne pouvaient être que des conjectures, vu l’époque où ces auteurs écrivaient. L’évaluation de M. Le Goux de Flaix, qui estimait, il y a quelques années, la population de l’Inde à 184 millions, est extraordinairement exagérée ; celle de M. Collin de Bar, qui, dans son Histoire ancienne et moderne de l’Inde, publiée à Paris, en 1815, la portait à 364 millions, est absurde. On ne doit donc tenir aucun compte des évaluation de ces derniers auteurs ; elles ne méritent pas même l’honneur d’une réfutation. D’après les calculs approximatifs du célèbre major Rennel, qui ont servi de base aux évaluations faites plus tard par le savant Graberg et par Bertuch, la population de l’Inde serait au-dessous de 95 millions, tandis qu’elle s’éléverait au-dessus de 100 millions d’après ceux de Canning, à 110 d’après l’évaluation de Orme et même à 120 millions d’après un calcul moyen fait par M. Lindner. Ce sont ces calculs qui ont servi de base à toutes les estimations des géographes anglais, français et allemands ; elles ont pour elles des probabilités, quoiqu’elles ne puissent être encore que des conjectures, puisque, comme le dit positivement M. Hamilton, dans son East-India Gazetteer, ce n’est que sous l’administration du marquis de Wellesley, en 1801, qu’on s’occupa sérieusement de connaître la population de l’Inde soumise aux Anglais. Mais l’aversion des naturels pour tout ce qui a seulement l’apparence d’innovation ; la crainte d’être plus immédiatement soumis à l’administration ; celle d’être plus fortement imposé ; l’incapacité de plusieurs indigènes pour s’acquitter convenablement d’un travail qui exige beaucoup de soin et de connaissances ; enfin les nombreuses subdivisions, l’isolement des castes et des tribus, la diversité du langage, la confusion et les lacunes qui résultaient nécessairement de toutes ces causes, rendirent extrêmement imparfait ce premier essai. Les tableaux dressés par les magistrats de chaque district offrirent une différence énorme, comparés au tableau correspondant, dressé par le receveur ; et l’un et l’autre restèrent infiniment au-dessous, dans leur estimation respective des résultats obtenus postérieurement par M. Francis Buchanan dans les mêmes districts. Le tableau ci-dessous offre ces discordances ; ce sera un exemple d’après lequel tout lecteur impartial pourra juger du degré de confiance que peuvent mériter les calculs relatifs à la population des contrées situées hors d’Europe, que les voyageurs, les géographes et les statisticiens nous rapportent minutieusement à l’appui de leurs opinions.


TABLEAU COMPARATIF
DES RECENSEMENTS
FAITS DANS QUELQUES DISTRICTS DU BENGALE.
Habitants
District de Rungpour.
D’après le relevé du magistrat, en 1801 
1,000,000
D’après le relevé du receveur, en 1801 
400,000


D’après le relevé fait par M. Buchanan, en 1809 
2,735,000
District de Dinagepour.
D’après le relevé du magistrat, en 1801 
700,000
D’après le relevé du receveur, en 1801 
100,000
D’après le relevé fait par M. Buchanan, en 1808 
3,000,000
District de Purneah.
D’après le relevé du magistrat, en 1801 
1,400,000
D’après le relevé du receveur, en 1801 
1,450,000
D’après le relevé fait par M. Buchanan, en 1810 
2,900,000

Auquel de ces différens résultats devons-nous donner la préférence pour asseoir notre opinion relativement à la population de l’Inde ? Comme officiels ils devraient inspirer tous le même degré de confiance ; mais les différences énormes qu’ils offrent ne permettent pas de les regarder comme des élémens homogènes dont on puisse tirer une moyenne. M. Hamilton, qui, à l’avantage d’avoir été long-temps sur les lieux, joint celui d’une foule de connaissances positives, résultat de ses recherches sur ce sujet, n’hésite pas à donner la préférence au travail de M. Francis Buchanan. L’examen partiel auquel on a soumis quelques-uns des tableaux de population dressés par ce dernier, le travail de M. Bayley, fait en 1814, sur le district de Burdwan, et les rapports d’autres officiers sur la population de quelques districts décrits par M. Buchanan ont confirmé l’exactitude de son travail. On peut donc, avec M. Hamilton, regarder le résultat du recensement de 1801, fait par les magistrats et par les receveurs des districts, comme offrant le maximum de la population existante à cette époque. Prenant donc pour base les sommes auxquelles M. Hamilton a cru pouvoir s’arrêter comme le maximum de la population de l’Inde pour l’année 1820, sommes, que, faute de documens plus récens, il a cru pouvoir reproduire en 1828, nous accorderons, avec ce savant géographe, 134,000,000 à l’Inde, dans les confins que nous lui avons assignés, quoique ces derniers diffèrent en quelque partie de ceux tracés par M. Hamilton.

Après ce que nous venons d’exposer, il serait aussi inutile que ridicule d’exiger une précision mathématique en traitant d’un sujet qui offre tant de vague, et dans lequel l’erreur peut s’élever à quelques millions. Cependant nous ferons observer que l’examen des changemens politiques arrivés dans ces dernières années, dans différentes parties de l’Inde, nos propres recherches et celles de M. Hassel nous ont engagé à faire plusieurs modifications dans tout ce qui concerne les détails relatifs au nombre d’habitans de cette région.

La population de l’Indo-Chine offre encore plus d’incertitude que celle de l’Inde proprement dite. Nous commencerons par l’Empire birman, dont la population a été estimée dernièrement depuis 3 jusqu’à 33 millions. Vouloir prendre la moyenne entre ces deux évaluations, serait chercher la vérité dans l’erreur. Pour obtenir quelque approximation raisonnable sur le nombre des habitans de cet empire, il faut d’abord mettre de côté toutes les opinions évidemment erronnées soit en plus, soit en moins. Outre les deux que nous venons d’énoncer, nous écarterons d’abord les évaluations du missionnaire Judson et du major Symes, qui accordaient l’un 20 et l’autre 17 millions à l’empire birman ; ensuite celles de M. Hamilton, qui lui en assigne de 8 à 10, et celle de Wallace et d’Hiram Coxe qui s’accordent à la porter à 8 millions.

Mais tous ces calculs, ayant été faits sur des bases vagues et inexactes, ne pouvaient donner que des résultats aussi peu sûrs que discordans. C’est ainsi que la Gazette officielle de Calcutta rapportait, il y a quelques années, que l’empereur ayant voulu se faire une idée de la population de ses états, somma chaque ville et chaque village de son empire, de lui fournir un soldat, et que tous ces soldats réunis formèrent une armée de 8000 hommes. Partant de cette base, et accordant à chacun de ces 8000 lieux, l’un portant l’autre, 200 maisons, le rédacteur de la Gazette trouvait un total de 1,600,000 maisons qui, à sept individus chaque, formait une population de 11,000,000 d’ames, nombre qu’il trouvait encore bien faible pour l’étendue de l’empire birman. Mais ce calcul est très erronnée, en ce qu’il est basé sur deux coefficiens, qui sont évidemment exagérés. Nous pourrions citer plusieurs exemples à l’appui de notre assertion ; mais nous nous bornerons au suivant qui nous paraît très décisif. M. Thomas Monro, d’après un relevé exact fait en 1816, ayant trouvé 6,011 villages dans le district de Tanjaore, le recensement de 1822 n’offrit que 903,353 habitans. Même en ne retranchant pas toute la population qui vit dans les villes, ces deux nombres ne donneraient qu’environ 150 habitans par village l’un dans l’autre. Nous ne croyons pas qu’un recensement effectif présenterait un nombre beaucoup plus élevé pour les villages de l’empire birman.

L’estimation la plus récente sur la population de cet État est celle de M. Crawfurd. Elle est fondée sur le produit actuel des sources de pétrole, qui fournissent l’éclairage du pays. D’après cette donnée, ce savant lui accorde tantôt 4,416,000, tantôt 2,414,000, enfin 3,300,000 habitans ; et il finit par conclure qu’il n’en possède pas plus de 4 millions. Le capitaine Canning s’était arrêté dernièrement à 3 millions.

Lorsqu’on pense au gouvernement détestable qui pèse sur le peuple de ces fertiles contrées, et à la misère qui en est la conséquence forcée ; lorsqu’on sait qu’une très grande partie du territoire est couverte de forêts, ou consiste en montagnes d’un accès difficile ; qu’une autre partie très-considérable est habitée par des tribus barbares sans aucune industrie ; que l’agriculture est dans un état pitoyable, et que la guerre civile et étrangère a souvent dévasté ce pays ; lorsqu’on prend en considération toutes ces circonstances et qu’on veut comparer l’empire birman avec d’autres pays placés dans des positions à peu près semblables, et dont on connaît le nombre approximatif des habitans, nous penchons à croire que les 3,500,000 habitants que nous lui avons accordés dans la Balance politique du globe est le chiffre qui doit approcher le plus du nombre réel. Ici, nous portons ce nombre à 3,700,000, parce que, pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer, nous avons dû augmenter la superficie que, dans la Balance, nous lui avions d’abord assignée. Après ce que nous venons de dire, nous croyons inutile de faire aucune remarque sur l’estimation du savant rédacteur de l’Edinburgh Review qui accordait 6 à 7 millions à cet empire, ainsi que sur celle de 18 millions que lui attribuait l’auteur d’un article très-remarquable sur la population du globe, inséré dernièrement dans l’Oriental Herald, comme aussi sur les calculs de M. Hassel, et des autres géographes pris, qui tous ont pour base les sources et les évaluations que nous venons d’indiquer. Au reste, les dernières conquêtes des Anglais dans cet empire, et les recensements faits dans les pays qui leur furent cédés ont démontré sans réplique combien on se trompait sur la population de ces vastes contrées.

Presque tous les géographes, à l’instar de Hassel, ont singulièrement atténué la population du royaume de Siam. Quelques-uns même se sont aussi plu à le resserrer dans des bornes extrêmement étroites, en lui enlevant au nord de vastes pays qui en dépendent encore, et en regardant comme tout-à-fait indépendans les petits royaumes malais de la péninsule de Malacca, qui en relèvent encore. Presque tous se sont accordés à ne lui assigner qu’un million et demi d’habitans, ou tout au plus 1,900,000. Hassel, dans le Vollstaendiges Handbuch, va même jusqu’à réduire sa population à peine à un million. Sans adopter entièrement l’opinion du rédacteur de l’Edinburgh Review, qui estimait dernièrement la population de ce royaume de 7 à 8 millions, ni celle de M. Crawfurd, qui, l’année passée, la réduisait à 2,790,500, nous avons cru pouvoir la porter d’abord à 3 millions, et définitivement au moins à 3,300,000. Nous ferons observer que dans nos calculs nous avons tenu compte du grand nombre de Chinois qui depuis trente-cinq ans se sont établis dans ce royaume. Nous croyons inutile de réfuter l’estimation extraordinairement erronée par laquelle certains journaux, en s’appuyant sur l’autorité de M. Crawfurd, portèrent naguère la population de ce royaume à 28 millions d’ames, dont 12,600,000 Siamois, 440,000 Chinois, 2,000 descendans des Portugais et le reste Laosciens, Cambogiens, Peguains et Malais.

Mais devons-nous porter avec La Bissacher, Hassel et la plupart des géographes, à 23 millions la population de l’Empire d’An-Nam, ou bien la réduire avec le savant Graberg à 4 millions, en y retranchant la partie du Laos qui en dépend. Attendu la population très-concentrée du Tonquin et l’accroissement rapide observé dernièrement par Purefoy en plusieurs parties de la Cochinchine, de même que le petit nombre d’habitans que possèdent le Tchiampa, le Camboge et autres contrées qui en dépendent, ainsi que la constitution physique d’une grande partie de cet état, et l’absence de toute habitude industrielle parmi les habitans de plusieurs de ses provinces, nous n’hésiterons pas à regarder 12 millions comme le nombre qui doit approcher le plus de la réalité. C’était ce nombre auquel nous nous étions arrêté dans notre Compendio, et que nous avons ensuite porté à 14 millions dans la Balance pour nous rapprocher de l’estimation que nous tenons de la bouche de MM. Chaignaud et Vannier, Français employés depuis long-temps comme mandarins dans cette extrémité de l’Asie. L’espace nous manque pour exposer les motifs qui nous ont engagé à préférer notre ancienne évaluation. Nous ajouterons seulement que les rédacteurs de l’Edinburgh Review et de l’Oriental Herald s’accordaient dernièrement à la réduire à 9 millions ; et que, selon le capitaine White, un mandarin l’estimait à 10 millions, un autre la portait à 14, les missionnaires la réduisaient à 6, et que M. Crawfurd, ne lui reconnaît tout au plus que 5 millions d’habitans.

La population de la Chine a été l’objet de grands débats entre les géographes, les voyageurs et plusieurs savans qui ont écrit sur cet empire. Les Chinois tiennent pourtant avec beaucoup de soin des états statistiques et des relevés de dénombremens ; mais il y a des classes nombreuses qui ne sont pas comprises dans les recensemens. Cette circonstance est une des causes principales des différences énormes que l’on observe entre les calculs des auteurs les plus dignes de foi. Nous avons rédigé le tableau suivant pour rapprocher les unes des autres les principales opinions émises depuis la moitié du siècle dernier jusqu’à nos jours. Il offre un léger échantillon des difficultés sans nombre qu’on trouve dans la rédaction d’une géographie générale, lorsqu’on veut se donner la peine de faire les recherches nécessaires, pour offrir, sur des bases, sinon certaines, du moins probables, toutes les généralités qui concernent la population.


TABLEAU COMPARATIF
DES PRINCIPALES OPINIONS ÉMISES
SUR LE NOMBRE DES HABITANS DE LA CHINE[1]
Habitans
Sonnerat, vers 1780 
27,000,000
L’abbé Feller, dans son Catéchisme philosophique 
50,000,000
Plusieurs géographes et quelques savans, en citant un extrait de la Gazette officielle de Pékin, sans jamais faire attention que cette somme était bien loin de représenter la totalité de la population de la Chine 
55,000,000
Les géographes russes du 18e siècle 
70,000,000
Paw, vers 1778, en regardant ce nombre comme exagéré 
82,000,000
L’abbé d’Epilly, dans son Manuel de géographie, en portant, vers 1770, à 59,688,364 le nombre des mâles 
120,000,000
Desguignes, dans ses premiers ouvrages 
137,000,000
Abel Remusat, en additionnant le minimum de la population assignée à chaque province, par le Taï-thsing-y toung-tchi 
140,000,000

Klaproth, d’après un recensement fait en 1790 
142,326,734
Amiot, d’après le recensement de 1743, mais en regardant ce nombre comme la moitié de la population existante 
142,582,446
Morrison, en 1825 
143,000,000
Martucci, en 1827, d’après le recensement de 1790 
143,124,734
Perring Thoms, d’après un manuscrit rédigé en 1823 par le Chinois Wang-kwei-ching, et en y comprenant l’armée de terre et de mer, et les 2,000,000 d’individus qui vivent sur des barques 
146,280,163
Busching, d’après un recensement fait vers le milieu du 18e siècle, et qui nous paraît identique à celui cité par le P. Amiot 
149,622,000
Desguignes, en 1780 ; Balbi, en 1808 et 1816 ; Malte-Brun, en 1811 ; Graberg, en 1813 ; Humboldt, en 1824 ; Davis, qui réside à Canton depuis plusieurs années, et autres 
150,000,000
Le P. Allerstein, d’après un recensement de 1760 
196,837,977
Le P. Allerstein, d’après un autre recensement fait en 1761 
198,214,552
Moreri, dans l’article Chine de son Dictionnaire ; et Süssmilch, en 1765 
200,000,000
Le P. Amiot, vers 1770, mais en fondant son calcul sur le recensement de 1743, au moins 
200,000,000
Hassel, en calculant la population pour l’année 1821 
210,000,000
Le P. Amiot, vers 1771, en doublant le résultat du recensement de 1743 
287,622,000
Le P. Bartholi 
300,000,000
Lord Macartney, et après lui une foule d’auteurs, de géographes et de Dictionnaires géographiques, etc., etc., d’après une note rédigée par un mandarin, en 1794 
333,000,000


Dès l’année 1808, au début même de notre carrière géographique, nous n’avons pas hésité à rejeter comme inadmissible l’évaluation de lord Macartney. Si la Chine, disions-nous, a plusieurs provinces très-fertiles, très-bien cultivées et très-peuplées, elle en a aussi plusieurs autres qui sont stériles, peu habitées et où l’agriculture est négligée. Des espaces considérables de sa surface sont couverts de marais et sur son territoire vivent plusieurs peuplades plus ou moins sauvages qui ont besoin d’un grand espace pour y trouver leur nourriture. En comparant sa superficie à celle de l’Europe occidentale, nous trouvions qu’on ne saurait lui accorder raisonnablement une population relative beaucoup au-dessous de celle de cette dernière. C’est appuyé sur ces raisonnemens que nous lui avons donné 150 millions, lorsque les Guthrie, les Pinkerton et autres géographes s’accordaient à porter sa population au-delà de 333 millions ; les recherches que nous avons faites depuis, et les faits importans publiés dernièrement sur ce sujet, ont constaté la justesse de nos conjectures, et nous ont confirmé dans notre opinion. Seulement nous sommes d’avis que, pour avoir le nombre actuel des habitans de la Chine proprement dite, il faudrait lui assigner une population de 165 millions ; d’abord parce que les classes qui ne figurent pas dans les recensemens sont très-nombreuses, et ensuite parce qu’il est improbable, pour ne pas dire absurde, de supposer stationnaire durant trente-huit ans la population d’un pays qui pendant cette longue période n’a éprouvé ni de très-grandes disettes, ni de mortalité extraordinaire, ni de guerre civile et étrangère d’aucune importance ; et cela, lorsque cette population vit sur un sol en grande partie bien cultivé et sous un climat généralement salubre.

À l’égard de la population des autres parties de l’empire chinois, nous croyons que l’on pourrait la porter tout au plus à 20 millions, nombre qui paraîtra bien positif à ceux qui admettent comme des vérités, les exagérations de quelques pieux missionnaires étrangers à la statistique, ou celles qui sont dictées aux nationaux par un amour-propre mal entendu. Voici les sommes principales dont se compose notre calcul : 8 millions pour la Corée, 5 pour le Tibet et le Boutan, et 7 pour le pays des Mantchoux, la Mongolie, le Turkestan chinois, la Dzoungarie et les autres pays regardés comme faisant partie de l’empire. Ces sommes diffèrent peu de celles assignées aux mêmes pays par M. Klaproth, et par le rédacteur de l’article sur la population du globe de l’Oriental Herald ; mais elles diffèrent considérablement des chiffres adoptés depuis plusieurs années par le savant Hassel, suivi servilement sans presque jamais être cité, par la plupart des géographes. Nous croyons inutile de réfuter l’estimation du père de la Penna, qui élevait la population du Tibet à 33 millions ; celle de Graberg, qui, en 1813, lui en accordait encore 25 millions, et celle de Pinkerton qui la réduisait à 500 mille habitans. Ce sont des erreurs qu’on rencontre dans les meilleurs ouvrages, à côté des vérités les plus lumineuses et les mieux démontrées, mais qui signalent l’état encore si imparfait où se trouve la géographie générale. En réunissant les 150 millions que nous avons accordés à la Chine proprement dite et les 20 millions que nous venons d’assigner aux autres parties de l’empire, on aura un total de 170 millions. Par une singulière méprise, le traducteur italien de la Balance politique du globe, ne pensant pas à la différence qu’il y a entre le tout et ses parties, entre l’empire chinois et la Chine proprement dite, voulut modifier nos calculs sur la population de l’empire chinois en faisant remarquer dans une note que le professeur Romagnosi d’après des calculs officiels ne lui accorde que 150 millions d’habitans.

On n’a encore aucune donnée numérique sur la population de l’Empire du Japon. On ne trouve aucune évaluation ni dans Koempfer, ni dans Thunberg, qui ont si bien décrit cette partie de l’Asie. Golovnin même n’a hasardé aucune opinion sur ce sujet ; seulement il a confirmé tout ce que ses devanciers nous avaient raconté sur la population prodigieuse du Japon proprement dit, sur l’état florissant de l’agriculture, et sur la grande industrie de ses habitans. Eu égard à ces circonstances, à la paix dont cet état jouit depuis plus de deux siècles, mais tenant compte aussi du sol peu fertile et très montueux de plusieurs de ses provinces, nous croyons qu’on ne saurait sans exagération lui accorder une population relative, supérieure à celle qu’avait la France vers la fin de 1826. En multipliant donc par 208 les 116,600 milles carrés de la surface du Japon proprement dit, on aura 24,336,000 habitans. On peut donc accorder en nombre rond 25 millions à la totalité de l’empire, puisque les établissemens japonais dans les îles Iesso, Tarakaï et les Kouriles méridionales qui augmentent environ du double la surface de l’empire, n’ajoutent presque rien à la masse de ses habitans, tant la population y est clair-semée. Ce nombre diffère peu de celui auquel Pinkerton et Hassel s’étaient arrêtés il y a quelques années, et est presque identique à celui que Malte-Brun croyait pouvoir assigner au Japon proprement dit ; mais il s’éloigne beaucoup de toutes les évaluations qui sont généralement admises par les géographes, en commençant par Hassel lui-même, qui, changeant d’opinion, portait définitivement la population à 45 millions, et en finissant par Bruns et Fabri qui la réduisaient, par une exagération contraire, à 10 millions. Nous ajouterons que Stein, sur les traces de Hassel, l’élève à 45 millions ; Galletti la réduit à 18 millions, l’Oriental Herald à 17 ; M. Graberg à 15 ; ceux du Conversations Lexicon à 13 millions, et Cannabich l’estime entre 10 et 15 millions.

Les géographes et les statisticiens diffèrent beaucoup sur la population de l’Asie russe. Ces divergences d’opinions dérivent de trois sources principales : 1o de la manière de déterminer la frontière orientale de l’Europe ; 2o des peuples barbares tributaires ou vassaux et des peuples entièrement indépendans, que les uns comprennent dans leurs calculs, tandis que les autres les en excluent ; 3o de l’époque différente à laquelle remontent les recensemens ou les simples évaluations qui ont servi de base à leur calcul.

Nous venons de voir, en parlant des surfaces, tout ce qui concerne les frontières orientale et méridionale de l’Europe. Par cette seule raison, en adoptant même les populations assignées par Hassel aux pays qu’il regarde avec tous les autres géographes allemands et anglais, comme des contrées asiatiques, il y a une différence d’environ 8,000,000. À l’égard des deux autres sources de divergence, nous dirons que nous avons compris, dans l’Asie russe, tous les peuples vassaux, tributaires, et même ceux qui sont entièrement indépendants, dès qu’ils vivent sur le territoire que les Russes regardent comme leur appartenant. C’est ainsi que nous y avons renfermé tous les peuples de la région du Caucase qui vivent au sud de la chaîne principale, et les Tchouktchis qui errent dans les solitudes de l’extrémité nord-est de l’Asie. Nous avons aussi tenu compte des nouvelles conquêtes faites sur les Persans en 1828, et sur les Turcs, en 1829, ainsi que de l’augmentation qui a eu lieu dans la population civilisée et du décroissement observé chez les peuples sauvages. Le résultat général de nos recherches, sur ce sujet, nous a donné pour toute l’Asie russe dans ses confins actuels, 3,800,000 habitans. Nous croyons inutile de citer les évaluations de MM. Wichman, Siaeblovsky, de Hassel, de Schnitzler et autres géographes, parce que l’on ne saurait comparer des élémens qui pour les raisons que nous venons d’exposer, ne sont pas comparables.


TABLEAU COMPARATIF
DES PRINCIPALES OPINIONS ÉMISES
SUR LE NOMBRE DES HABITANS DE L’ASIE.
Habitans.
Volney en 1804 
240,000,000
Vossius, en 1685 
300,000,000
Malte-Brun, en 1805 et 1810, sans la Malaisie (archipel indien) 
340,000,000
Reichard, dans l’édition de la Géographie de Galletti, en 1822 
356,575,000
L’Abbé de Saint-Pierre, vers 1750 
360,000,000
Balbi, en 1816, sans la Malaisie 
360,000,000
Graberg, en 1813, sans la Malaisie 
366,000,000
L’Oriental Herald, en 1829 
372,700,000
Le Sage, dans son Altas 
380,000,000
Pinkerton (Walckenaer et Eyriès) en 1827 ; et Balbi, dans sa Balance politique du globe, en 1828 
390,000,000
Worcester, dans son Dictionnaire, en 1822, et en citant plusieurs autres estimations 
391,000,000
Galletti, dans son Dictionnaire, en 1822 
393,000,000
Guilbert Charles Le Gendre, en 1758 ; Champfort, et la plupart des géographes anglais du 19e siècle 
400,000,000
Hassel, dans son Almanach de 1828, et l’Almanach de Gotha, en 1829 
480,936,963
Hassel, dans le Vollstaendiges Handbuch, en 1821 
489,442,000
Riccioli, vers 1660 ; Templeman ; Bielfeld, en 1760 ; Fabri en 1805 
500,000,000

Cannabich, dans son Lehrbuch de Géographie, en 1821, de 400 à 
500,000,000
Stein en 1810 de 300 à 
500,000,000
Charles Julius Bergius, en 1828 
520,866,151
Stein, en 1826 
536,577,000
Letronne, en 1824 
555,000,000
L’Almanach impérial, cité pendant le règne de Napoléon comme autorité, par plusieurs géographes français, allemands, italiens, etc., etc. 
580,000,000
Denaix, en 1828 
583,067,900
Hassel, en 1824, dans son Statistischer Umriss 
586,525,400
Melisch, en 1818 
600,000,000
Süssmilch, en 1765 ; et Beausobre, en 1771 
650,000,000

  1. Voyez aussi aux Variétés.