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La Poupée sanglante/19

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 177-182).

XIX

LA PREUVE

La mère Langlois, la femme de ménage, que, par politique, les Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même « déposé » depuis :

— C’est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé sur le registre…

» Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste, que, depuis deux jours, je n’avais vu qu’elle. Elle restait là pour répondre aux clients quand, par hasard, il s’en présentait, ce qui était plutôt rare…

» Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu, vis-à-vis de moi, « tenir le coup », mais on ne trompe pas la mère Langlois.

» Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu’il y avait « quelque chose qui ne marchait pas ». Et ça n’était pas difficile de deviner qu’il s’agissait encore du cousin Gabriel ! Car maintenant ils étaient tous parents dans cette maison-là… le cousin Jacques… le cousin Gabriel…

» On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et qu’il était très malade, qu’il avait fallu lui faire une opération de toute urgence et qu’on ignorait encore comment tout cela se terminerait malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de lui ses jours et ses nuits.

» Mon Dieu ! m’en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel !… que c’était le fils d’une sœur aînée du vieux Norbert, qu’il avait été condamné par tous les médecins, qu’on tentait l’impossible pour le sauver, etc.

» Au fond, moi, je m’en fichais qu’ils aient le cousin Gabriel ou non à la maison !… Mon ouvrage n’en était pas augmenté, c’était le principal !… Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de l’appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais !… C’est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un peu les fenêtres pour donner de l’air… Un jour, j’avais aperçu, sous un drap, le corps d’un homme étendu, avec une figure tournée de mon côté qui n’avait pas l’air à la noce… Il me regardait de ses yeux fixes, comme si je lui devais quelque chose… Sûr, il n’en menait pas large !…

» Pour être malade, cet homme-là est malade ! que je me dis !… Mais qu’est-ce qui a bien pu l’arranger comme ça ?… Je l’ai vu autrefois, beau gars et dispos, du temps qu’on ne m’en parlait pas !… du temps qu’on le cachait à tout le monde !

» Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu’il y avait eu du drame là-dessous !… Mais à chacun ses misères… Il faut bien que le pauvre monde vive !… Motus ! que je me dis ! Ils sont capables de me rejeter sur le pavé ! Et je me suis remise à la besogne comme si de rien n’était !…

» Quand la Christine me racontait quelque chose, j’empochais avec un air bête… Ça ne m’empêchait pas de penser : « Toi, ma belle, t’as pas la conscience tranquille !… »

» Pour en revenir à l’affaire de la boîte, je vous disais donc que mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l’a ouverte… Moi, j’étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait dans la boutique par la porte entr’ouverte, mais je ne voyais pas dans la boîte… Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans !…

» Ce qu’elle regardait, c’est rien de le dire ! Elle s’est approchée de la fenêtre, Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil d’argent et qui avait quasi la forme d’un pistolet !…

» Elle semblait n’y rien comprendre ; elle a tout replacé dans la boîte ; après un moment d’hésitation, elle a ouvert la porte du jardin et s’est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M. Cotentin ne quittaient quasi plus !…

» Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.

» Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.

» Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus… les yeux lui sortaient de la tête :

» — Quoi ? Qu’est-ce que tu veux encore ? Tu sais bien que nous ne voulons pas de toi ! Tu es trop nerveuse ! Laisse-nous tranquilles !

» Il avait l’air furieux.

» — Écoute, papa, lui dit l’autre, j’ai encore reçu une lettre de cette malheureuse…

» — Ah ! fiche-nous la paix avec ta vieille folle !

» Mais l’autre insistait : « Et puis, un objet recommandé que je voudrais montrer à Jacques !…

» — Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques !…

» — Dis-lui qu’elle m’a envoyé la preuve ! ou « l’épreuve », je ne sais plus…

» Mais le vieux Norbert, impatienté, ne fit que hausser les épaules et lui referma la porte sur le nez.

» Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien qu’on n’était pas à la rigolade dans la maison et j’étais sur des charbons ardents.

» Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa tomber sur une chaise dans le jardin.

» Elle n’y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.

» — Qu’y a-t-il, Christine ? lui demanda-t-il tout de suite.

» — Tiens ! fit-elle, voilà ce qu’elle vient de m’envoyer. Et elle lui passa la boîte.

» Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte ; moi, je ne voyais rien !… Le docteur dut prendre l’objet en main… Il écartait les bras, les repliait et répétait :

» — C’est curieux ! c’est très curieux !…

» — Mais enfin, qu’est-ce que c’est ? demanda Christine.

» — Eh bien, ça, ma chérie, c’est un trocard !…

» — Oui ! il a bien dit : trocard, et même il l’a répété :

» — C’est une espèce de trocard !

» — Et qu’est-ce qu’un trocard ?

» Mais l’autre n’a pas répondu tout de suite. Il examinait encore l’objet, paraissait réfléchir, et tout d’un coup s’écria :

» — Ah ! la malheureuse !… la malheureuse ! la malheureuse !… Non, ça n’est pas une folle !… c’est elle qui avait raison !

» Et il ajouta :

» — Ah ! le bandit !

» La Christine s’était levée, toute pâle :

» — Mais, explique-toi ! supplia-t-elle… qu’est-ce qu’un trocard ?

» — Un trocard, que lui explique l’autre, c’est une aiguille creuse, et le pistolet à trocard, c’est une espèce d’instrument de chirurgie qui ressemble à un petit pistolet… enfin qui fait fonction de pistolet et qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l’abdomen une aiguille creuse, quand nous voulons savoir…

» — Ah ! je comprends !… je comprends ! s’écria Christine…

» — Comprends-tu, reprenait l’autre. L’instrument que voilà part du même principe… Il envoie cette aiguille creuse… remplie préalablement de liquide nocif… Il a dit « nocif »… j’ai encore le mot dans l’oreille…

» — Oui ! oui ! je comprends ! faisait la Christine, qui paraissait atterrée…

» — Mais il l’envoie à distance, expliquait toujours l’autre… même à une assez grande distance !… regarde ce ressort… et cette autre disposition de ressort qui accompagne l’aiguille creuse et qui se déclenche aussitôt qu’elle a touché et laissé son venin…

» — Je comprends !… Je comprends !…

» — C’est ce dernier ressort qui renvoie l’aiguille jusqu’à l’arme qui l’a projetée…

» — Oui ! Oui !

» — Tu vois comme l’aiguille est retenue par ce fil de métal !… Comprends-tu ?… Comprends-tu ?

» Si elle comprenait !… Du reste, ce n’était pas difficile ; moi aussi je comprenais comment il était fait c’t’instrument, sans même l’avoir vu !… Ça on peut le dire ! Le carabin, pour ce qui est d’expliquer… il explique bien !… Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses mains :

» — Mais il faut la sauver !… Mais il faut la sauver !

» — Sans doute ! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la sauver ! Seulement, moi, je ne puis m’absenter en ce moment… Non ! je ne puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne puis pas quitter le travail pendant qu’il est encore tout chaud !

» — Alors ? Alors ? Alors ?

» — C’est une affaire de cinq à six jours.

» — Mais nous n’avons pas le droit d’attendre six jours !

» — C’est bien mon avis ! Tu vas donc aller trouver tout de suite Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une heure ! Nous causerons et nous déciderons.

» Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.

» Je me sauvai… mon service était fini !… J’en avais trop entendu, sans y rien comprendre du reste… Ça n’est qu’après l’histoire de la septième que j’ai commencé à y comprendre quelque chose !…