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La Poupée sanglante/20

La bibliothèque libre.
Tallandier (p. 183-196).

XX

CE QU’IL ADVINT DE LA SEPTIÈME

Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu’à deux heures de l’après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu le rapide avec l’express. Elle était dans le rapide qui « brûlait » Corbillères. Elle ne put s’arrêter qu’à Laroche et y attendre un train omnibus qui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir… Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à Paris ; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre, et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois, s’était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre. Elle s’accusait d’aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu subir si longtemps l’influence néfaste du marquis et, à un point tel, qu’elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime ! car enfin ! elle aussi avait été visée ! c’était le cas de le dire !… et même atteinte ! Elle aussi avait été mordue de loin par le monstre !… Elle n’avait pas fait un rêve, quand elle l’avait vu penché sur elle et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, par la piqûre du rosier !… Baiser si hideux qu’elle n’avait pas voulu y croire, au réveil !… Crime d’une autre âge qu’elle avait rejeté dans le domaine du cauchemar !…

Oui, mais il y avait eu le chlorure de calcium qui arrête le sang et le citrate de soude qui le fait couler ! Et il y avait le trocard qui mordait à distance, empoisonnait à distance, annihilait à distance ! Cela était bien de notre temps ! La science, la science à l’usage du vampirisme ! ce vampirisme-là n’était plus un rêve !…

Ce n’était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que les petits esprits modernes repoussaient d’emblée avec dédain, c’était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne — celle du sang humain — servie par la chimie et par la mécanique !…

Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s’exprimait toujours avec une circonspection et une prudence qui l’avaient plus d’une fois trop fait sourire : « Le mensonge est moins dans les choses que l’on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que dans nos connaissances ! Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que, même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas… »

Corbillères-les-Eaux !… Quand elle sortit de la petite gare et qu’elle se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d’où l’on découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d’ouest, derniers lambeaux de l’orage de pluie qui, tout l’après-midi, avait mêlé les eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu’elle lui parlait de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit : « Surtout, n’y venez pas ! »

Elle n’avait jamais rien vu d’aussi triste au monde.

Et c’est là qu’il vivait !…

C’est dans cette mortelle solitude qu’il était allé se réfugier après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi s’était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal ?…

Certes, elle n’avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s’était laissée aller très naturellement à des confidences qu’elle n’eût point faites à un autre, parce qu’elle éprouvait pour celui-ci, pour son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent, qu’elle n’hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible…

Seulement, voilà ! elle n’avait pas pu surmonter un mouvement de dégoût à son approche physique !

Ce baiser de l’homme laid, elle n’avait pas été assez forte pour le subir !

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander !…

La scène de rage, d’imprécations qui s’en était suivie, elle voulait l’oublier… Elle avait été insultée — même frappée — enfin rejetée loin de lui comme un objet de haine qu’il eût voulu réduire en miettes !… et il était venu s’enfouir ici !

Où ? Dans quel coin ?

Qui la conduirait chez lui ?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l’impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules comme un suaire humide et glacé.

Elle pensa à retourner à Paris par le premier train ; elle reviendrait le lendemain au grand jour, avec Jacques…

Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la marquise lui apparut dans l’agonie du jour et lui montra son agonie, à elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de plus, l’aurait-elle appelée vainement ? Christine n’arriverait-elle que lorsqu’il serait trop tard ? La dernière phrase de la dernière lettre lui passa devant les yeux : « Et maintenant accourez ! car il va me tuer si je ne meurs pas assez vite !… »

Un gamin, sorti de l’unique auberge, examinait sournoisement cette belle dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda :

— Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson ?

— Le Peau-Rouge ? fit-il. Bien sûr que je le sais… c’est encore moi qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours… avant Anie !…

— Qui c’est ça, Anie ?

— Eh bien c’est sa dernière !… Il raconte que c’est sa petite-nièce !… C’est elle qui vient faire ses provisions maintenant… Mais voilà deux jours qu’on ne l’a pas vue !… Encore une qu’a dû se sauver comme les autres sans demander son reste !…

— Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson ?…

Et elle lui tendait une pièce de quarante sous.

Le gamin sauta sur le pourboire et dit simplement :

— Suivez-moi, j’m’appelle Philippe !

Avant d’aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour l’intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé ou sur ce qui a pu se passer à Corbillères depuis la scène de l’Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et Bénédict Masson… Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, si celle-ci s’en allait comme les autres… Là-dessus, la mère Muche avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n’était pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec l’ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict Masson lui imposait…

Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un ait fort effrayé…

— Oh ! monsieur ! soupira-t-elle… Vous n’auriez pas vu, par hasard, ses clefs ?…

— De quoi ? fit l’autre en fronçant les sourcils…

— Ses clefs !… Il les a perdues !… Il les cherche partout ! Il était dans un état à faire frémir !… Je ne l’ai jamais vu comme ça !… Ah ! on croit connaître les gens !… Pour un trousseau de clefs !… j’ai pensé qu’il allait me briser !… mais je ne les ai pas vues, moi, ses clefs !… Et maintenant il les cherche dehors !… Il est dans la petite saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes…

Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie. Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire :

— Pour ce qu’il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les portes ouvertes… qu’est-ce qu’il veut qu’on en fasse de ses clefs, et à quoi ça lui sert-il ? Il s’imagine peut-être qu’il a un trésor !…

— Ah ! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n’ai pas le droit de descendre à la cave !… Il a des manies incompréhensibles !… Ça n’est pourtant pas un méchant garçon !…

— Tout à l’heure tu me disais qu’il a failli te mettre en morceaux !… Il faudrait tout de même s’entendre !…

— Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée !…

— Et qu’est-ce que c’est que son idée ?… Pourrais-tu me le dire ? T’en sais peut-être bien plus long que moi là-dessus !… émit l’autre avec un coup d’œil en dessous vers Anie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas… On n’est jamais sûr de rien avec ces gamines… Elle répondit naïvement :

— Pour le moment, son idée c’est de ravoir les clefs !

On entendit alors la voix de Bénédict au lointain : « Anie ! Anie ! »

— Je me sauve ! S’il savait que je vous ai parlé, j’en entendrais de toutes les couleurs !

Le lendemain, le père Violette eut l’occasion de reparler à Anie… ou plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole :

— Il les a retrouvées, ses clefs !

— Où qu’elles étaient ?

— Je ne sais pas !… Il ne me l’a pas dit… Il m’a dit seulement qu’il les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je n’oublierai jamais !… Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?… Il n’est plus du tout avec moi comme dans les premiers jours !

— Oui ! oui ! on connaît ça !… ricana le père Violette… Les premiers jours, tout nouveau, tout beau !…

— Dites donc, monsieur Violette, comment qu’elles sont parties, les autres ?

— Ah ! ma petite, ça, on ne sait pas !…

— Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer !… Moi, je suis venue avec une malle… je ne dois pas être la seule !… Si je voulais m’en aller, il me faudrait bien un charreton !…

— Tu veux donc t’en aller, Anie ?

— Eh bien, oui ! là, mais je n’ose pas lui dire !… J’ai peur ici !… Il sait que je vous ai reparlé… Il m’a fait une scène !… Attention ! le voilà qui sort de la maison.

Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin à l’orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la petite. Il savait qu’elle allait venir aux provisions. Quand elle passa, il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre, haletante :

— Ah ! je vous cherchais !… Je ne veux plus rester là !… Je ne veux plus rester là !…

— Eh bien, f… le camp tout de suite !

— Mais je ne veux pas partir sans ma malle !…

— S’il n’y a que ça, j’irai la chercher, moi, ta malle !

— Non ! ne faites pas ça !… Il arriverait un malheur !… Ah ! ce qu’il est monté contre vous !… Mais voilà ce que vous pourriez faire… Envoyez-moi Bicot, le garçon de l’auberge, avec un charreton, vers les trois heures… Le Peau-Rouge (c’est bien comme ça qu’on l’appelle à Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les herbes, je ne sais où… faire sa sieste… On ne le revoit pas avant quatre heures… Picot prendra ma malle et je le suivrai… Vous surveillerez de loin !… Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il pourrait y avoir du vilain… et ce n’est pas vous qui arrangeriez les affaires, je vous le dis !…

Le soir même, à l’Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère Muche la dernière conversation qu’il avait eue avec Anie ;

— J’ai fait ce qu’elle a voulu, lui expliqua-t-il, j’ai prévenu Bicot… À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé… la fenêtre de la chambre s’est ouverte, mais c’est le Bénédict Masson qui a montré sa sale gueule.

» — Qu’est-ce que vous voulez ? a-t-il demandé rudement à Bicot.

» — Ben m’sieur, je viens chercher la malle d’Anie ! a répondu l’autre qu’était pas à la noce.

» — Anie a changé d’avis !… Elle ne part plus ! lui a jeté le Bénédict et il a refermé la fenêtre… et le Bicot est rentré au village avec son charreton.

» J’avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit ; « À quoi bon ? Ça pourrait tout gâter ! Vaut mieux attendre la petite ! » Mais la petite n’est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste ! Qu’est-ce que vous en pensez, mère Muche ?

— Je te répète ce que je t’ai dit un jour. J’ai vu la figure de cet homme-là une fois ! Je m’en souviendrai toute ma vie. Quand il est arrivé avec son bâton dans la cour et qu’il était mis comme un sauvage, un vrai Peau-Rouge, c’est le cas de le dire, et qu’il te cherchait partout ! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi c’est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres !

— N… de D… ! si c’est lui pourtant qui les fait disparaître !

— Raison de plus !

— À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu’il en est. J’guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux provisions,

Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais !

Enfin, comme l’avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à Corbillères, on n’avait pas revu la petite Anie depuis l’avant-veille.

Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste aux reflets funèbres de l’étang aux eaux de plomb.

Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante, tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d’heure qu’ils marchaient, le jeune Philippe roulant dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d’éviter les flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s’arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s’élever un tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s’échappaient avec un ronflement sinistre d’un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet embrasement rabattu de part et d’autre par les brusques sautes du vent paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.

— C’est un feu de cheminée ! s’écria le gamin, et il ne s’en doute peut-être pas !

Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel ils s’accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la bourrasque.

L’étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une cuve… Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du toit… et dans ce reflet, il y eut un cadavre !…

Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta au-devant de Christine et de l’enfant qui raccompagnait, comme s’ils pouvaient encore quelque chose pour lui… Muet d’horreur, tous deux le regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà décomposée, ouvrant une bouche d’où semblait sortir un dernier appel dans la plus horrible grimace.

— Le père Violette !… put enfin s’écrier le petit Philippe, quand il eut retrouvé son souffle.

Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute l’agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur… Quant à Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n’hésita pas à courir comme à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir Bénédict Masson du danger qu’il courait avec ce feu de cheminée qui ne cessait pas, bien au contraire…

Heureusement que le vent venant de s’établir au sud-ouest rejetait tout le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique avec des bras tordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte de l’état d’esprit dans lequel Christine arriva à la porte du chalet. L’aspect sinistre du pays qu’elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l’offrande diabolique de ces lieux funestes, ces flammes qui s’échappaient de ce toit, cet enfant qui s’enfuyait en hurlant d’horreur : tout contribuait à la jeter pantelante sur ce seuil où elle n’avait plus d’espoir qu’en Bénédict Masson !

Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s’échappa de ses lèvres :

— Bénédict ! Bénédict !

Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d’une façon terrible.

Un cri ? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.

Et la porte ne s’ouvrait pas…

Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d’horreur à cause de ce cri plus affreux encore que tout ce qu’elle avait vu et entendu depuis qu’elle avait mis le pied sur cette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore : « Bénédict ! Bénédict !… » mais comme si elle demandait grâce à son bourreau !…

Et la porte enfin s’ouvrit… et il y eut la vision fulgurante d’un monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.

Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de flamme se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante, dévoratrice… semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses cendres et ses scories funèbres… les enveloppant d’une odeur de mort…

Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait répandu l’alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut point en arrivant à la boutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dans l’auberge où il était à peu près sûr, à cette heure, celle de l’apéritif, de rencontrer tout ce qui comptait de force défensive dans le pays : le garde champêtre, le tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s’entendant comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets, pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son autorité ; tous d’accord, du reste, dans la même haine, celle de l’intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n’être venu là que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les mépriser, puisqu’il n’aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par l’épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux sous les pilotis du pont près de l’étang, ils se levèrent tous, unanimes :

— C’est le Peau-Rouge !

Du reste, il n’en était pas à son premier coup ! Il y avait beau temps que dans le pays il faisait figure d’assassin ! De l’Arbre Vert à Corbillères, nul n’ignorait non plus l’animosité qui existait entre les deux hommes… sans compter que, dans ces derniers temps, le père Violette n’était pas le seul à se demander ce qu’était devenue la petite Anie…

Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en campagne contre le Peau-Rouge.

L’appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les peines du monde à l’empêcher de battre sa caisse… Il n’en prit pas moins la tête de l’expédition, une baguette dans chaque main, décidé à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe faillirait au moment de l’assaut.

Le petit Philippe trottait à côté de lui…

De l’un à l’autre on se recommandait le silence et l’on arriva ainsi à la queue leu leu, à cause de l’étroitesse du sentier, jusqu’aux pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l’humidité, par la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui leur criait : « Vengeance ! »

Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.

Deux d’entre les gars descendirent dans l’eau clapotante, éclairée seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.

— Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu’il boit plus qu’à sa soif.

Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.

— Ce serait-il qu’il voudrait se brûler… Il a peut-être f… le feu à sa bicoque avant de f… le camp !

Enfin, ils décidèrent d’entourer le chalet et résolurent de s’y précipiter tous à la fois à un signal.

— Le signal, c’est moi qui le donnerai ! souffla l’appariteur…

Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de sauvages… et ce fut une ruée.

La porte fut enfoncée sans résistance…

Les premiers s’arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.

Cependant, sans s’occuper d’eux, Bénédict Masson, à genoux, répandait de l’eau sur le visage de marbre de Christine évanouie… Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait d’aller rejoindre dans la « cuisinière », d’où s’échappait une épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d’Anie qui se consumaient dans une flamme attisée par le pétrole.

Bénédict Masson, tranquillement, soignait l’une de ces dames, pendant qu’il brûlait l’autre !…