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La Poupée sanglante/21

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Tallandier (p. 197-203).

XXI

« JE SUIS INNOCENT ! »

Il fut quasi assommé. Ce n’est que lorsqu’il ne remua plus que les gars de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe, proposa-t-il d’en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait de la petite Anie, et de les jeter dans la « cuisinière ».

Sans l’arrivée des gendarmes, c’est peut-être bien ce qui serait survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien considéré, fort excusable.

— Ne le sauvez pas de la guillotine ! Qu’il respire au moins jusque-là ! prononça le brigadier.

Alors ils laissèrent Bénédict pour s’occuper de Christine qui n’ouvrait toujours pas les yeux.

— Encore une qui l’a échappé belle ! fit entendre le tambour de ville.

Et chacun fut de cet avis.

Ce n’est que dehors, sous le coup du grand air et de l’humidité, que Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut mise dans une chambre de l’auberge. Elle avait une forte fièvre et elle délirait.

Quant à Bénédict, que l’on avait jeté sur une botte de paille dans l’écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu’il ne s’échappât que pour qu’on ne l’achevât point, il poussa un profond soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu’un qu’il n’aperçut point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion apparente :

— Je suis innocent !

Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors, il demanda de l’eau.

— Il me semble que je boirais une cuve ! fit-il.

Un gendarme lui apporta de l’eau dans un seau qui servait pour les chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit le torse nu et lava ses plaies.

— Ils n’y vont pas de main morte les gars de Corbillères ! déclara-t-il.

Et il se mit à rire.

Les gendarmes en avaient « froid dans le dos ». Ils l’ont dit depuis : jamais ils n’avaient entendu un rire pareil… C’était à abattre ce monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l’entendre…

Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler…

— J’espère qu’on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il… C’est une jeune fille de famille qui n’a pas l’habitude des marécages… Elle aura pris froid !… tandis que l’autre avait trop chaud !

Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient mis un bâillon. L’autre se laissait faire, sans résistance aucune, bien qu’il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait simplement la tête en ayant l’air de les approuver :

— Prenez vos précautions !… On ne sait jamais !… Je comprends que je ne vous sois pas sympathique !…

Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la charrette était allée chercher dans un second voyage… Le brigadier avait bien demandé qu’on le laissât sur le sentier où il avait été tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères s’étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie et on l’avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le venger !…

La sous-préfecture avait été prévenue… On attendait les autorités, la police, « tout le tremblement »… Ah ! que c’était une affaire !… Tout le monde était d’accord là-dessus !… Une affaire dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde !… Un sacré procès !… On ne savait pas, après tout, combien il en avait assassiné, le Peau-Rouge !… On ne lui connaissait que sept victimes, sept pauvres petites femmes, qu’il avait ainsi découpées en morceaux, jetées au feu de sa cuisinière… mais il y en avait assurément bien davantage !…

Au matin, ils étaient si excités qu’ils voulaient ficher le feu à l’écurie, brûler le satyre ! Heureusement, les autorités arrivèrent. Il n’était que temps !

Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme, d’un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se demandaient s’ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois du lynchage.

— Ouvrez-leur la porte ! leur disait-il… s’ils veulent me découper, moi aussi, il ne faut pas les contrarier !

Il avait donné l’adresse de Christine pour que l’on prévînt son père.

— La pauvre « demoiselle », ça lui a porté un coup !… Elle ne s’attendait pas à ce qu’elle a vu, bien sûr !… Mais aussi pourquoi est-elle venue ?… Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les pieds dans ce pays !

Tout ce qu’il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au moins conduire à cette conclusion qu’il n’y avait aucun doute possible à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces paroles qui revenaient comme un leitmotiv : « Ben oui !… mais tout cela n’empêche pas que je sois innocent ! »

Se moquait-il des autres ?… Se moquait-il de lui-même ?… Le ton avec lequel il disait cela n’était pas très éloigné de la farce ! Voulait-il se faire passer pour fou ?…

Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le juge d’instruction déclara :

— Nous sommes en face du genre cynique.

Cynique, ça il l’était !… Il semblait prendre un plaisir sadique à l’horreur qu’il inspirait ; et il faisait tout pour la décupler !

Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et l’appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu sans y toucher, jusqu’à ce qu’il fût éteint… Les magistrats retrouvèrent tout en l’état : les restes d’Anie dans le panier, ses petits os carbonisés dans le poêle… On découvrit cependant des débris dans la cave… C’est là qu’il l’avait « sectionnée ». On retrouva bien d’autres choses, les malles et les valises, enfin tout le bagage des sept femmes disparues !

— Eh bien, quoi ! qu’est-ce que cela prouve ? répliqua-t-il quand on lui opposa ce trop éloquent témoignage… que je suis un homme d’ordre !… et qu’on peut avoir confiance en moi !… Quand elles reviendront, elles seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles qu’elles les ont laissées !…

— Nous saurons retrouver leurs cendres ! s’écria le juge, et peut-être ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires monstres qui aient déshonoré le nom de l’homme !

— Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre qu’elle vous inspire ! Mais, croyez-moi, il n’est pas bien sûr que vous retrouviez toutes ces demoiselles à l’état de cendres !… Ce n’est pas une raison parce que j’en ai brûlé une pour que j’aie fait flamber les autres…

— Mais enfin, pour celle-là, vous avouez ?

— J’avoue quoi ?… Je n’avoue rien du tout !… J’ai toujours été trop ami de la vérité pour vous faire le plaisir d’avouer un crime que je n’ai pas commis !… Ça n’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux et qu’on la met dans son poêle pour qu’on l’ait tuée !…

— Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l’avez pas tuée !

Ça, monsieur le juge, ça, ce n’est pas mon affaire !… Je ne suis pas magistrat, moi !… je ne suis pas payé par le gouvernement pour faire des enquêtes tendant à établir l’innocence ou la culpabilité des citoyens ! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos prérogatives… Travaillez !

Ainsi parlait Bénédict Masson… Nous n’entrerons point dans le détail d’une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et qui est présente encore à toutes les mémoires… Plus les témoignages et les faits semblaient l’accabler, plus Bénédict semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n’avait été plus puissant ni, naturellement, plus odieux.

En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos menaçants qu’on lui prêtait ; il rendit hommage à la mémoire de Mme Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à l’Arbre Vert et son entrevue avec l’ancien garde.

Mme Muche avait trop prévu l’événement qui devait s’ensuivre pour n’en pas tirer un juste orgueil : « Si le père Violette m’avait écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses. »

L’examen du cadavre du père Violette avait établi qu’il avait été pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans l’étang avec une pierre aux pieds ; mais la pierre devait avoir été choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l’attachait à la victime.

— Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui présentait les résultats de l’enquête, évidemment !… Un Peau-Rouge doit savoir lancer le lasso !… Je vous dirais que je ne sais pas lancer le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le juge ! Tout de même, j’attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la table des pièces à conviction, à côté de mon petit panier à transporter « les restes » et de ma « cuisinière » !

On était allé interroger Christine chez elle et, sur l’avis des médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible confrontation.

Aussi bien, elle eût été inutile, l’inculpé ne contredisant en rien les dépositions de Mlle Norbert.

Celle-ci fit son « mea culpa ». Son grand tort avait été d’avoir pitié d’un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La misanthropie du relieur d’art de l’Île-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage tantôt enthousiaste jusqu’au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal comme celui d’un portefaix : elle avait mis tout cela sur le compte d’une laideur qui isolait. Bénédict Masson de l’humanité. Elle s’était penchée sur cette douleur, elle s’était heurtée à un bourreau !…

Quand la porte du chalet de Corbillères s’était ouverte, elle avait eu en face d’elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon d’abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes déchiquetés d’un corps humain !… Et puis elle ne se rappelait plus rien ! Elle se demandait seulement comment elle n’était point morte de cette vision exécrable !…

— Assurément ! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n’a pas été gâtée !… Elle ne méritait pas ça !…

— Misérable ! ne put s’empêcher de lui répliquer le juge, vous prévoyiez qu’elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits, quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux…

— Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point « mes forfaits », pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre plus guère que dans les tragédies classiques !… Si je n’invitais pas Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux… c’est que le paysage n’y est pas joli, joli !…