La Princesse Maleine (Maeterlinck)/01

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 1-38).


ACTE PREMIER

 


Scène I


LES JARDINS DU CHÂTEAU
Entrent Stéphano et Vanox.

VANOX.


Quelle heure est-il ?

STEPHANO.

D’après la lune il doit être minuit.

VANOX.

Je crois qu’il va pleuvoir.

STÉPHANO.

Oui ; il y a de gros nuages vers l’Ouest. — On ne viendra pas nous relever avant la fin de la fête.

VANOX.

Et elle ne finira pas avant le petit jour.

STÉPHANO.

Oh ! oh ! Vanox !

Ici une comète apparaît au-dessus du château.
VANOX.

Quoi ?

STÉPHANO.

Encore la comète de l’autre nuit !

VANOX.

Elle est énorme !

STÉPHANO.

Elle a l’air de verser du sang sur le château !

Ici une pluie d’étoiles semble tomber sur le château.
VANOX.

Les étoiles tombent sur le château ! Voyez ! voyez ! voyez !

STÉPHANO.

Je n’ai jamais vu pareille pluie d’étoiles ! On dirait que le ciel pleure sur ces fiançailles !

VANOX.

On dit que tout ceci présage de grands malheurs !

STÉPHANO.

Oui ; peut-être des guerres ou des morts de rois. On a vu ces présages à la mort du vieux roi Marcellus.

VANOX.

On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses.

STÉPHANO.

On dit… on dit bien des choses…

VANOX.

La princesse Maleine aura peur de l’avenir !

STÉPHANO.

À sa place, j’aurais peur de l’avenir sans l’avertissement des étoiles…

VANOX.

Oui ; le vieux Hjalmar me semble assez étrange.

STÉPHANO.

Le vieux Hjalmar ? Écoute, je n’ose pas dire tout ce que je sais ; mais un de mes oncles est chambellan de Hjalmar ; eh bien, si j’avais une fille, je ne la donnerais pas au prince Hjalmar.

VANOX.

Je ne sais pas… le prince Hjalmar…

STÉPHANO.

Oh ! ce n’est pas à cause du prince, mais son père !…

VANOX.

On dit qu’il a la tête.

STÉPHANO.

Depuis que cette étrange reine Anne est venue du Jutland, où ils l’ont détrônée, après avoir emprisonné leur vieux roi, son mari, depuis qu’elle est venue à Ysselmonde, on dit… on dit… enfin le vieux Hjalmar a plus de soixante-dix ans, et je crois qu’il l’aime un peu trop pour son âge…

VANOX.

Oh ! oh !

STÉPHANO.

Voilà ce qu’on dit… — Et je n’ose pas dire tout ce que je sais. — Mais n’oublie pas ce que j’ai dit aujourd’hui.

VANOX.

Alors pauvre petite princesse !

STÉPHANO.

Oh ! je n’aime pas ces fiançailles ! — Voilà qu’il pleut déjà !

VANOX.

Et peut-être un orage là-bas. — Mauvaise nuit !

Passe un valet avec une lanterne.

Où en est la fête ?

LE VALET.

Voyez les fenêtres.

VANOX.

Oh ! elles ne s’éteignent pas.

LE VALET.

Et elles ne s’éteindront pas cette nuit. Je n’ai jamais vu de fête pareille… Le vieux roi Hjalmar est absolument ivre, il a embrassé notre roi Marcellus, il…

VANOX.

Et les fiancés ?

LE VALET.

Oh ! les fiancés ne boivent pas beaucoup. — Allons, bonne nuit ! Je vais à la cuisine, on n’y boit pas de l’eau claire non plus, bonne nuit !

Il sort.
VANOX.

Le ciel devient noir, et la lune est étrangement rouge.

STÉPHANO.

Voilà l’averse ; et pendant que les autres boivent, nous allons…

Ici, les fenêtres du château, illuminées au fond du jardin,
volent en éclats ; cris, rumeurs, tumulte.
VANOX.

Oh !

STÉPHANO.

Qu’y a-t-il ?

VANOX.

On brise les vitres !

STÉPHANO.

Un incendie !

VANOX.

On se bat dans la salle !

La princesse Maleine, échevelée et tout en pleurs,
passe en courant, au fond du jardin.
STÉPHANO.

La princesse !

VANOX.

Où court-elle ?

STÉPHANO.

Elle pleure !

VANOX.

On se bat dans la salle !

STÉPHANO.

Allons voir !…

Cris, tumulte.
Les jardins se remplissent d’officiers, de domestiques, etc.
Les portes du château s’ouvrent violemment et le roi Hjalmar
paraît sur le perron entouré de courtisans et de pertuisaniers.
Au-dessus du château, la comète. La pluie
d’étoiles continue.
LE ROI HJALMAR.

Ignoble Marcellus ! Vous avez fait aujourd’hui une chose monstrueuse ! Allons, mes chevaux ! mes chevaux ! je m’en vais ! je m’en vais ! je m’en vais ! Et je vous laisse votre Maleine, avec sa face verte et ses cils blancs ! Et je vous laisse avec votre vieille Godelive ! Mais attendez ! Vous irez à genoux à travers vos marais ! Et ce seront vos fiançailles que je viendrai célébrer, avec tous mes pertuisaniers et tous les corbeaux de Hollande à vos fêtes funèbres !
xxxx Allons-nous-en ! Au revoir ! au revoir ! Ah ! ah ! ah !

Il sort avec ses courtisans.

 


Scène II


UN APPARTEMENT DU CHÂTEAU
On découvre la reine Godelive, la princesse Maleine et la
Nourrice ; elles chantent en filant leur quenouille :

Les nonnes sont malades.
Malades à leur tour ;
Les nonnes sont malades.
Malades dans la tour…

GODELIVE.


Voyons, ne pleure plus, Maleine ; essuie tes larmes et descends au jardin. Il est midi.

LA NOURRICE.

c’est ce que je lui dis depuis ce matin, Madame… À quoi sert-il de s’abîmer les yeux ? Elle ouvre sa fenêtre ce matin, elle regarde un chemin vers la forêt et se met à pleurer ; alors je lui dis : est-ce que vous regardez déjà le chemin vers la tour, Maleine…

GODELIVE.

Ne parle pas de cela !

LA NOURRICE.

Si, si, il faut en parler ; on en parlera tout à l’heure. Je lui demande donc : est-ce que vous regardez déjà le chemin vers la tour où l’on a enfermé, dans le temps, la pauvre duchesse Anne, parce qu’elle aimait un prince qu’elle ne pouvait aimer ?…

GODELIVE.

Ne parle pas de cela !

LA NOURRICE.

Au contraire, il faut en parler, on en parlera tout à l’heure. Je lui demande donc… — Voici le roi !

— Entre Marcellus. —
MARCELLUS.

Eh bien, Maleine ?

MALEINE.

Sire ?

MARCELLUS.

Aimais-tu le prince Hjalmar ?

MALEINE.

Oui, Sire.

MARCELLUS.

Pauvre enfant !… mais l’aimes-tu encore ?

MALEINE.

Oui, Sire.

MARCELLUS.

Tu l’aimes encore ?

MALEINE.

Oui.

MARCELLUS.

Tu l’aimes encore après ?…

GODELIVE.

Seigneur, ne l’effrayez pas !

MARCELLUS.

Mais je ne l’effraye pas ! — Voyons, je viens ici en véritable père, et je ne songe qu’à ton bonheur, Maleine. Examinons cela froidement. Tu sais ce qui est arrivé : le vieux roi Hjalmar m’outrage sans raison ; ou plutôt, je soupçonne trop bien ses raisons !… Il outrage ignoblement ta mère, il t’insulte plus bassement encore, et s’il n’avait pas été mon hôte, s’il n’avait pas été là, sous la main de Dieu, il ne serait jamais sorti de mon château ! — enfin, oublions aujourd’hui. — Mais, est-ce à nous que tu dois en vouloir ? — est-ce à ta mère ou est-ce à moi ? Voyons, réponds, Maleine ?

MALEINE.

Non, Sire.

MARCELLUS.

Alors pourquoi pleurer ? Quant au prince Hjalmar, il vaut mieux l’oublier ; et puis, comment pourrais-tu l’aimer sérieusement ? vous vous êtes à peine entrevus ; et le cœur à ton âge est comme un cœur de cire ; on en fait ce qu’on veut. Le nom de Hjalmar était encore écrit dans les nuages, un orage est venu et tout est effacé, et dès ce soir tu n’y songeras plus. Et puis, crois-tu que tu aurais été bien heureuse à la cour de Hjalmar ? Je ne parle pas du prince, le prince est un enfant ; mais son père, tu sais bien qu’on a peur d’en parler… Tu sais bien qu’il n’y a pas une cour plus sombre en Hollande ; tu sais que son château a peut-être d’étranges secrets. Mais tu ne sais pas ce que l’on dit de cette reine étrangère, venue avec sa fille au palais d’Ysselmonde, et je ne te dirai pas ce qu’on en dit ; car je ne veux pas verser de poison dans ton cœur. — Mais tu allais entrer, toute seule, dans une effrayante forêt d’intrigues et de soupçons ! — Voyons, réponds, Maleine ; n’avais-tu pas peur de tout cela ? et n’était-ce pas un peu malgré toi que tu allais épouser le prince Hjalmar ?

MALEINE.

Non, Sire.

MARCELLUS.

Soit, mais alors, réponds-moi franchement. Il ne faut pas que le vieux roi Hjalmar triomphe. Nous allons avoir une grande guerre à cause de toi. Je sais que les vaisseaux de Hjalmar entourent Ysselmonde et vont mettre à la voile avant la pleine lune ; d’un autre côté, le duc de Bourgogne, qui t’aime depuis longtemps — Se tournant vers la Reine, — je ne sais si ta mère ?…

GODELIVE.

Oui, Seigneur.

MARCELLUS.

Eh bien ?

GODELIVE.

Il faudrait l’y préparer, peu à peu…

MARCELLUS.

Laissez-la parler ! — Eh bien, Maleine ?…

MALEINE.

Sire ?

MARCELLUS.

Tu ne comprends pas ?

MALEINE.

Quoi, Sire ?

MARCELLUS.

Tu me promets d’oublier Hjalmar ?

MALEINE.

Sire…

MARCELLUS.

Tu dis ? — Tu aimes encore Hjalmar ?

MALEINE.

Oui, Sire !

MARCELLUS.

« Oui, Sire ! » Ah ! démons et tempêtes ! Elle avoue cela cyniquement, et elle ose me crier cela sans pudeur ! Elle a vu Hjalmar une seule fois, pendant une seule après-midi, et la voilà plus chaude que l’enfer !

GODELIVE.

Seigneur !…

MARCELLUS.

Taisez-vous ! « Oui, Sire ! » Et elle n’a pas quinze ans ! Ah, c’est à les tuer sur place ! Voilà quinze ans que je ne vivais plus qu’en elle ! Voilà quinze ans que je retenais mon souffle autour d’elle ! Voilà quinze ans que nous n’osions plus respirer de peur de troubler ses regards ! Voilà quinze ans que j’ai fait de ma cour un couvent, et le jour où je viens regarder dans son cœur…

GODELIVE.

Seigneur !

LA NOURRICE.

Est-ce qu’elle ne peut pas aimer comme une autre ? Allez-vous la mettre sous verre ? Est-ce une raison pour crier ainsi à tue-tête après une enfant ? Elle n’a rien fait de mal !

MARCELLUS.

Ah ! elle n’a rien fait de mal ! — Et d’abord, taisez-vous ; je ne vous parle pas, et c’est probablement à vos instigations d’entremetteuse…

GODELIVE.

Seigneur !

LA NOURRICE.

Entremetteuse ! moi, une entremetteuse !

MARCELLUS.

Me laisserez-vous parler enfin ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en toutes deux ! Oh ! je sais bien que vous vous entendez, et que l’ère des intrigues est ouverte à présent, mais attendez ! — Allez-vous-en ! Ah ! des larmes !

Sortent Godelive et la Nourrice.

Voyons, Maleine, ferme d’abord les portes. Maintenant que nous sommes seuls, je veux oublier. On t’a donné de mauvais conseils, et je sais que les femmes entre elles font d’étranges projets ; ce n’est pas que j’en veuille au prince Hjalmar ; mais il faut être raisonnable. Me promets-tu d’être raisonnable ?

MALEINE.

Oui, Sire.

MARCELLUS.

Ah ! tu vois ! alors tu ne songes plus à ce mariage ?

MALEINE.

Oui.

MARCELLUS.

Oui ? — c’est-à-dire que tu vas oublier Hjalmar ?

MALEINE.

Non.

MARCELLUS.

Tu ne renonces pas encore à Hjalmar ?

MALEINE.

Non.

MARCELLUS.

Et si je vous y oblige, moi ? et si je vous enferme ? et si je vous sépare à jamais de votre Hjalmar à face de petite fille ? — vous dites ? —

Elle pleure.

Ah ! c’est ainsi ! — Allez-vous-en ; et nous verrons ! Allez-vous-en !

Ils sortent séparément.

 


Scène III


UNE FORÊT
Entrent le prince Hjalmar et Angus.

LE PRINCE HJALMAR.


J’étais malade ; et l’odeur de tous ces morts ! et l’odeur de tous ces morts ! et maintenant, c’est comme si cette nuit et cette forêt avaient versé un peu d’eau sur mes yeux…

ANGUS.

Il ne reste plus que les arbres !

HJALMAR.

Avez-vous vu mourir le vieux roi Marcellus ?

ANGUS.

Non, mais j’ai vu autre chose ; hier au soir, pendant votre absence, ils ont mis le feu au château, et la vieille reine Godelive courait à travers les flammes avec les domestiques. Ils se sont jetés dans les fossés, et je crois que tous y ont péri.

HJALMAR.

Et la princesse Maleine ? — Y était-elle ?

ANGUS.

Je ne l’ai pas vue.

HJALMAR.

Mais d’autres l’ont-ils vue ?

ANGUS.

Personne ne l’a vue, on ne sait où elle est.

HJALMAR.

Elle est morte ?

ANGUS.

On dit qu’elle est morte.

HJALMAR.

Mon père est terrible !

ANGUS.

Vous l’aimiez déjà ?

HJALMAR.

Qui ?

ANGUS.

La princesse Maleine.

HJALMAR.

Je ne l’ai vue qu’une seule fois… elle avait cependant une manière de baisser les yeux ; — et de croiser les mains ; — ainsi — et des cils blancs étranges ! — Et son regard !… on était tout à coup comme dans un grand canal d’eau fraîche… Je ne m’en souviens pas très bien ; mais je voudrais revoir cet étrange regard…

ANGUS.

Quelle est cette tour sur cette butte ?

HJALMAR.

On dirait un vieux moulin à vent ; il n’a pas de fenêtres.

ANGUS.

Il y a une inscription de ce côté.

HJALMAR.

Une inscription ?

ANGUS.

Oui, — en latin.

HJALMAR.

Pouvez-vous lire ?

ANGUS.

Oui, mais c’est très vieux. — Voyons :

Olim inclusa
Anna ducissa
anno… etc.,

Il y a trop de mousse sur tout le reste.

HJALMAR.

Asseyons-nous ici.

ANGUS.

« Ducissa Anna », c’est le nom de la mère de votre fiancée.

HJALMAR.

D’Uglyane ? — Oui.

ANGUS.

Voilà un oui plus lent et plus froid que la neige !

HJALMAR.

Mon Dieu, le temps des oui de flamme est assez loin de moi…

ANGUS.

Uglyane est jolie cependant.

HJALMAR.

J’en ai peur !

ANGUS.

Oh !

HJALMAR.

Il y a une petite âme de cuisinière au fond de ses yeux verts.

ANGUS.

Mais alors, pourquoi consentez-vous ?

HJALMAR.

À quoi bon ne pas consentir ? Je suis malade à en mourir une de ces vingt mille nuits que nous avons à vivre, et je veux le repos ! le repos ! le repos ! Et puis, elle ou une autre, qui me dira « mon petit Hjalmar » au clair de lune, en me pinçant le nez ! Pouah ! — Avez-vous remarqué les colères subites de mon père depuis que la reine Anne est arrivée à Ysselmonde ? — Je ne sais ce qui se passe ; mais il y a là quelque chose, et je commence à avoir d’étranges soupçons ; j’ai peur de la reine !

ANGUS.

Elle vous aime comme un fils cependant.

HJALMAR.

Comme un fils ? — Je n’en sais rien, et j’ai d’étranges idées ; elle est plus belle que sa fille, et voilà d’abord un grand mal. Elle travaille comme une taupe à je ne sais quoi ; elle a excité mon pauvre vieux père contre Marcellus et elle a déchaîné cette guerre ; — il y a quelque chose là-dessous !

ANGUS.

Il y a, qu’elle voudrait vous faire épouser Uglyane, ce n’est pas infernal.

HJALMAR.

Il y a encore autre chose.

ANGUS.

Oh ! je sais bien ! Une fois mariés, elle vous envoie en Jutland vous battre sur les glaçons pour son petit trône d’usurpatrice, et délivrer peut-être son pauvre mari, qui doit être bien inquiet en l’attendant ; car une reine aussi belle, errant seule par le monde, il faut bien qu’il arrive des histoires…

HJALMAR.

Il y a encore autre chose.

ANGUS.

Quoi ?

HJALMAR.

Vous le saurez un jour ; allons-nous-en.

ANGUS.

Vers la ville ?

HJALMAR.

Vers la ville ? — Il n’y en a plus ; il n’y a plus que des morts entre des murs écroulés !

Ils sortent.

 


Scène IV


UNE CHAMBRE VOUTÉE DANS UNE TOUR
On découvre la princesse Maleine et la Nourrice.
LA NOURRICE.


Voila trois jours que je travaille à desceller les pierres de cette tour, et je n’ai plus d’ongles au bout de mes pauvres doigts. Vous pourrez vous vanter de m’avoir fait mourir. Mais voilà, il fallait désobéir ! il fallait vous échapper du palais ! il fallait rejoindre Hjalmar ! Et nous voici dans cette tour ; nous voici entre ciel et terre, au-dessus des arbres de la forêt ! Ne vous avais-je pas avertie, ne vous l’avais-je pas dit ? Je connaissais bien votre père ! — Mais est-ce après la guerre qu’on nous délivrera ?

MALEINE.

Mon père l’a dit.

LA NOURRICE.

Mais cette guerre ne finira jamais ! Depuis combien de jours sommes-nous dans cette tour ? Depuis combien de jours n’ai-je plus vu de lune ni de soleil ! Et partout où je mets les mains, je trouve des champignons et des chauves-souris ; et j’ai vu, ce matin, que nous n’avions plus d’eau !

MALEINE.

Ce matin ?

LA NOURRICE.

Oui, ce matin, pourquoi riez-vous ? Il n’y a pas de quoi rire ! Si nous ne parvenons pas à écarter cette pierre aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à dire nos prières. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour être mise dans ce tombeau, au milieu des rats, des araignées et des champignons ! Je ne me suis pas révoltée, moi ! Je n’ai pas été insolente comme vous ! Était-ce si difficile de se soumettre en apparence, et de renoncer à ce saule pleureur de Hjalmar qui ne remuerait pas le petit doigt pour nous délivrer ?

MALEINE.

Nourrice !

LA NOURRICE.

Oui, nourrice ! Je serai bientôt la nourrice des vers de terre, à cause de vous. Et dire que sans vous, j’étais tranquillement dans la cuisine en ce moment, ou à me chauffer au soleil dans le jardin, en attendant la cloche du déjeuner ! Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour… Oh ! Maleine ! Maleine ! Maleine !

MALEINE.

Quoi ?

LA NOURRICE.

La pierre !…

MALEINE.

La ?…

LA NOURRICE.

Oui, — elle a remué !

MALEINE.

La pierre a remué !

LA NOURRICE.

Elle a remué ! elle est détachée ! Il y a du soleil entre le mortier ! Venez voir ! Il y en a sur ma robe ! Il y en a sur mes mains ! Il y en a sur votre visage ! il y en a sur les murs ! Éteignez la lampe ! il y en a partout ! Je vais pousser la pierre !

MALEINE.

Elle tient encore ?

LA NOURRICE.

Oui ! — mais ce n’est rien ! c’est là, dans le coin ; donnez-moi votre fuseau ! — oh ! elle ne veut pas tomber !…

MALEINE.

Tu vois quelque chose par les fentes ?

LA NOURRICE.

Oui ! oui ! — non ! je ne vois que le soleil !

MALEINE.

Est-ce le soleil ?

LA NOURRICE.

Oui ! oui ! c’est le soleil ! Mais voyez donc ! c’est de l’argent et des perles sur ma robe ! Et c’est chaud comme du lait sur mes mains !

MALEINE.

Mais laisse-moi donc voir aussi !

LA NOURRICE.

Voyez-vous quelque chose ?

MALEINE.

Je suis éblouie !

LA NOURRICE.

C’est étonnant que nous ne voyions pas d’arbres. Laissez-moi regarder.

MALEINE.

Où est mon miroir ?

LA NOURRICE.

Je vois mieux.

MALEINE.

En vois-tu ?

LA NOURRICE.

Non. Nous sommes sans doute au-dessus des arbres. Mais il y a du vent. Je vais essayer de pousser la pierre. Oh !

Elles reculent devant le jet de soleil qui s’irrue et restent un
moment en silence au fond de la salle.

Je n’y vois plus !

MALEINE.

Va voir ! va voir ! J’ai peur !

LA NOURRICE.

Fermez les yeux ! Je crois que je deviens aveugle !

MALEINE.

Je vais voir moi-même.

LA NOURRICE.

Eh bien ?

MALEINE.

Oh ! c’est une fournaise ! et j’ai des meules rouges dans les yeux.

LA NOURRICE.

Mais ne voyez-vous rien ?

MALEINE.

Pas encore ; si ! si ! le ciel est tout bleu. Et la forêt ! Oh ! toute la forêt !

LA NOURRICE.

Laissez-moi voir !

MALEINE.

Attends ! Je commence à voir !

LA NOURRICE.

Voyez-vous la ville ?

MALEINE.

Non.

LA NOURRICE.

Et le château ?

MALEINE.

Non.

LA NOURRICE.

C’est qu’il est de l’autre côté.

MALEINE.

Mais cependant… je vois la mer.

LA NOURRICE.

Vous voyez la mer ?

MALEINE.

Oui, oui, c’est la mer ! Elle est verte !

LA NOURRICE.

Mais alors, vous devez voir la ville. Laissez-moi regarder.

MALEINE.

Je vois le phare.

LA NOURRICE.

Vous voyez le phare ?

MALEINE.

Oui. Je crois que c’est le phare…

LA NOURRICE.

Mais alors, vous devez voir la ville.

MALEINE.

Je ne vois pas la ville.

LA NOURRICE.

Vous ne voyez pas le beffroi ?

MALEINE.

Non.

LA NOURRICE.

C’est étonnant !

MALEINE.

Je vois un navire sur la mer !

LA NOURRICE.

OÙ est-il ?

MALEINE.

Oh ! le vent de la mer agite mes cheveux ! — Mais il n’y a plus de maisons le long des routes !

LA NOURRICE.

Quoi ? — Ne parlez pas ainsi vers l’extérieur, je n’entends rien.

MALEINE.

Il n’y a plus de maisons le long des routes !

LA NOURRICE.

Il n’y a plus de maisons le long des routes ?

MALEINE.

Il n’y a plus de clochers dans la campagne !

LA NOURRICE.

Il n’y a plus de clochers dans la campagne ?

MALEINE.

Il n’y a plus de moulins dans les prairies !… Je ne reconnais plus rien !

LA NOURRICE.

Laissez-moi regarder. — Il n’y a plus un seul paysan dans les champs. Oh ! le grand pont de pierre est démoli. — Mais qu’est-ce qu’ils ont fait du pont-levis ? — Voilà une ferme qui a brûlé ! — Et celle-là aussi ! — Mais celle-là aussi ! — Mais celle-là aussi ! — Mais !… oh ! Maleine ! Maleine !

MALEINE.

Quoi ?

LA NOURRICE.

Tout a brûlé ! tout a brûlé ! tout a brûlé !

MALEINE.

Tout a… ?

LA NOURRICE.

Tout a brûlé, Maleine ! tout a brûlé ! Oh, je vois maintenant !… Il n’y a plus rien !

MALEINE.

Ce n’est pas vrai, laisse-moi voir !

LA NOURRICE.

Aussi loin qu’on peut voir tout a brûlé ! Toute la ville n’est plus qu’un tas de briques noires. Je ne vois plus que les fossés pleins de pierres du château ! Il n’y a plus un homme ni une bête dans les champs ! Il n’y a plus que les corbeaux dans les prairies ! Il ne reste plus que les arbres !

MALEINE.

Mais alors !…

LA NOURRICE.

Ah !…


— fin du premier acte —