La Princesse Maleine (Maeterlinck)/02

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 39-81).


ACTE DEUXIÈME

 


Scène I


UNE FORÊT
Entrent la princesse Maleine et la Nourrice.

MALEINE.


Oh, qu’il fait noir ici !

LA NOURRICE.

Il fait noir ! il fait noir ! une forêt est-elle éclairée comme une salle de fête ? — J’en ai vu de plus noires que celle-ci ; et où il y avait des loups et des sangliers. Je ne sais d’ailleurs s’il n’y en a pas ici ; mais, grâce à Dieu, il passe au moins un peu de lune et d’étoiles entre les arbres.

MALEINE.

Connais-tu le chemin, nourrice ?

LA NOURRICE.

Le chemin ? Ma foi non ; je ne connais pas le chemin. Croyez-vous que je connaisse tous les chemins ? Vous avez voulu aller à Ysselmonde ; moi, je vous ai suivie ; et voilà où nous en sommes depuis douze heures que vous me promenez par cette forêt, où nous allons mourir de faim, à moins que nous ne soyons dévorées par les ours et les sangliers ; et tout cela pour aller à Ysselmonde où vous serez bien reçue par le prince Hjalmar quand il vous verra venir, la peau sur les os, pâle comme une fille de cire et pauvre comme une qui n’a rien du tout.

MALEINE.

Des hommes !

LA NOURRICE.

N’ayez pas peur ! mettez-vous derrière moi.

Entrent trois pauvres.
LES PAUVRES.

Bonsoir !

LA NOURRICE.

Bonsoir ! où sommes-nous ?

PREMIER PAUVRE.

Dans la forêt.

DEUXIÈME PAUVRE.

Que faites-vous ici ?

LA NOURRICE.

Nous sommes perdues.

DEUXIÈME PAUVRE.

Vous êtes seules ?

LA NOURRICE.

Oui — non, nous sommes ici avec deux hommes.

DEUXIÈME PAUVRE.

Où sont-ils ?

LA NOURRICE.

Ils cherchent le chemin.

DEUXIÈME PAUVRE.

Est-ce qu’ils sont loin ?

LA NOURRICE.

Non, ils vont revenir.

DEUXIÈME PAUVRE.

Quelle est cette petite ? c’est votre fille ?

LA NOURRICE.

Oui, c’est ma fille.

DEUXIÈME PAUVRE.

Elle ne dit rien ; est-ce qu’elle est muette ?

LA NOURRICE.

Non, elle n’est pas du pays.

DEUXIÈME PAUVRE.

Votre fille n’est pas du pays ?

LA NOURRICE.

Si, si, mais elle est malade.

DEUXIÈME PAUVRE.

Elle est maigre. Quel âge a-t-elle ?

LA NOURRICE.

Elle a quinze ans.

DEUXIÈME PAUVRE.

Oh ! oh ! alors elle commence… Où sont-ils ces deux hommes ?

LA NOURRICE.

Ils doivent être aux environs.

DEUXIÈME PAUVRE.

Je n’entends rien.

LA NOURRICE.

C’est qu’ils ne font pas de bruit.

DEUXIÈME PAUVRE.

Voulez-vous venir avec nous ?

TROISIÈME PAUVRE.

Ne dites pas de mauvaises paroles dans la forêt.

MALEINE.

Demande-leur le chemin d’Ysselmonde.

LA NOURRICE.

Quel est le chemin d’Ysselmonde ?

PREMIER PAUVRE.

D’Ysselmonde ?

LA NOURRICE.

Oui.

PREMIER PAUVRE.

Par là !

MALEINE.

Demande-leur ce qui est arrivé.

LA NOURRICE.

Qu’est-ce qui est arrivé ?

PREMIER PAUVRE.

Ce qui est arrivé ?

LA NOURRICE.

Oui ; il y a eu une guerre.

PREMIER PAUVRE.

Oui ; il y a eu une guerre.

MALEINE.

Demande-leur s’il est vrai que le roi et la reine soient morts ?

LA NOURRICE.

Est-ce que le roi et la reine sont morts ?

PREMIER PAUVRE.

Le roi et la reine ?

LA NOURRICE.
LA NOURRICE.

Oui, le roi Marcellus et la reine Godelive.

PREMIER PAUVRE.

Oui, je crois qu’ils sont morts.

MALEINE.

Ils sont morts ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Oui, je crois qu’ils sont morts ; tout le monde est mort de ce côté-là dans le pays.

MALEINE.

Mais vous ne savez pas depuis quand ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Non.

MALEINE.

Vous ne savez pas comment ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Non.

TROISIÈME PAUVRE.

Les pauvres ne savent jamais rien.

MALEINE.

Avez-vous vu le prince Hjalmar ?

PREMIER PAUVRE.

Oui.

DEUXIÈME PAUVRE.

Il va se marier.

MALEINE.

Le prince Hjalmar va se marier ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Oui.

MALEINE.

Avec qui ?

PREMIER PAUVRE.

Je ne sais pas.

MALEINE.

Mais quand va-t-il se marier ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Je ne sais pas.

LA NOURRICE.

Où pourrons-nous coucher cette nuit ?

DEUXIÈME PAUVRE.

Avec nous.

PREMIER PAUVRE.

Allez chez l’ermite.

LA NOURRICE.

Quel ermite ?

PREMIER PAUVRE.

Là-bas, au carrefour des quatre Judas.

LA NOURRICE.

Au carrefour des quatre Judas ?

TROISIÈME PAUVRE.

Ne criez pas ce nom dans l’obscurité !

Ils sortent tous.

 


Scène II


UNE SALLE DANS LE CHÂTEAU
On découvre le roi Hjalmar et la reine Anne enlacés.
ANNE.


Mon glorieux vainqueur !

LE ROI.

Anne !…

Il l’embrasse.
ANNE.

Attention, votre fils !

Entre le prince Hjalmar ; il va à une fenêtre ouverte, sans les voir.
LE PRINCE HJALMAR.

Il pleut ; un enterrement dans le cimetière : on a creusé deux fosses et le dies iræ entre dans la maison. On ne voit que le cimetière par toutes les fenêtres ; il vient manger les jardins du château ; et voilà que les dernières tombes descendent jusqu’à l’étang. On ouvre le cercueil, je vais fermer la fenêtre.

ANNE.

Monseigneur !

HJALMAR.

Ha ! — Je ne vous avais pas vus.

ANNE.

Nous venons d’arriver.

HJALMAR.

Ah !

ANNE.

À quoi songiez-vous, Seigneur ?

HJALMAR.

À rien, Madame.

ANNE.

À rien ? C’est pour la fin du mois, Seigneur…

HJALMAR.

Pour la fin du mois, Madame ?

ANNE.

Vos belles noces…

HJALMAR.

Oui, Madame.

ANNE.

Mais, approchez-vous donc, Seigneur.

LE ROI.

Oui, approche-toi, Hjalmar.

ANNE.

Pourquoi donc êtes-vous si froid ? Avez-vous peur de moi ? Vous êtes presque mon fils cependant ; et je vous aime comme une mère — et peut-être plus qu’une mère ; — donnez-moi votre main.

HJALMAR.

Ma main, Madame ?

ANNE.

Oui, votre main ; et regardez-moi dans les yeux ; — n’y voyez-vous pas que je vous aime ? — Vous ne m’avez jamais embrassée jusqu’ici.

HJALMAR.

Vous embrasser, Madame ?

ANNE.

Oui, m’embrasser ; n’embrassiez-vous pas votre mère ? Je voudrais vous embrasser tous les jours. — J’ai rêvé de vous cette nuit…

HJALMAR.

De moi, Madame ?

ANNE.

Oui, de vous. Je vous dirai mon rêve un jour. — Votre main est toute froide, et vos joues sont brûlantes. Donnez-moi l’autre main.

HJALMAR.

L’autre main ?

ANNE.

Oui. Elle est froide aussi et pâle comme une main de neige. Je voudrais réchauffer ces mains-là ! — Êtes-vous malade ?

HJALMAR.

Oui, Madame.

ANNE.

Notre amour vous guérira.

Ils sortent.

 


Scène III


UNE RUE DU VILLAGE
Entrent la princesse Maleine et la Nourrice.

MALEINE.
Se penchant sur le parapet d’un pont.


Je ne me reconnais plus quand je me vois dans l’eau !

LA NOURRICE.

Fermez votre manteau ; on voit les franges d’or de votre robe ; — voici des paysans !

Entrent deux vieux paysans.
PREMIER PAYSAN.

Voilà la fille !

SECOND PAYSAN.

Celle qui est arrivée aujourd’hui ?

PREMIER PAYSAN.

Oui ; avec une vieille.

SECOND PAYSAN.

D’où vient-elle ?

PREMIER PAYSAN.

On ne sait pas.

SECOND PAYSAN.

Alors ça ne me dit rien de bon.

PREMIER PAYSAN.

On en parle dans tout le village.

SECOND PAYSAN.

Elle n’est pas extraordinaire cependant.

PREMIER PAYSAN.

Elle est maigre.

SECOND PAYSAN.

Où demeure-t-elle ?

PREMIER PAYSAN.

Au « Lion bleu ».

SECOND PAYSAN.

Est-ce qu’elle a de l’argent ?

PREMIER PAYSAN.

On dit que oui.

SECOND PAYSAN.

Il faudrait voir.

Ils sortent. — Entre un vacher.
LE VACHER.

Bonsoir !

MALEINE ET LA NOURRICE.

Bonsoir !

LE VACHER.

Il fait beau ce soir.

LA NOURRICE.

Oui, il fait assez beau.

LE VACHER.

C’est grâce à la lune.

LA NOURRICE.

Oui.

LE VACHER.

Mais il a fait chaud pendant le jour.

LA NOURRICE.

Oh ! oui, il a fait chaud pendant le jour.

LE VACHER.

Descendant vers l’eau.

Je m’en vais me baigner.
LA NOURRICE.

Vous baigner ?

LE VACHER.

Oui, je vais me déshabiller ici.

LA NOURRICE.

Vous déshabiller devant nous ?…

LE VACHER.

Oui.

LA NOURRICE.
À Maleine.

Venez !

LE VACHER.

Vous n’avez jamais vu un homme tout nu ?

Entre, en courant, une vieille femme en pleurs ;
elle va crier à la porte de l’auberge du « Lion bleu ».
LA VIEILLE FEMME.

Au secours ! au secours ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ouvrez donc ! Ils s’assassinent avec de grands couteaux !

DES BUVEURS,
ouvrant la porte.

Qu’y a-t-il ?

LA VIEILLE FEMME.

Mon fils ! mon pauvre fils ! Ils s’assassinent avec de grands couteaux ! avec de grands couteaux de cuisine !

DES VOIX AUX FENÊTRES.

Qu’y a-t-il ?

LES BUVEURS.

Une bataille !

DES VOIX AUX FENÊTRES.

Allons voir ça !

LES BUVEURS.

Où sont-ils ?

LA VIEILLE FEMME.

Derrière « l’Étoile d’or », il se bat avec le forgeron, à cause de cette fille qui est venue au village aujourd’hui, ils saignent déjà tous les deux !

LES BUVEURS.

Ils saignent déjà tous les deux ?

LA VIEILLE FEMME.

Il y a déjà du sang sur les murs !

LES UNS.

Il y a déjà du sang sur les murs ?

LES AUTRES.

Allons voir ! Où sont-ils ?

LA VIEILLE FEMME.

Derrière « l’Étoile d’or », on peut les voir d’ici.

LES BUVEURS.

On peut les voir d’ici ? — avec de grands couteaux de cuisine ? — comme ils doivent saigner ! — Attention, le prince !

Ils rentrent tous dans l’auberge du « Lion bleu »,
entraînant la vieille femme qui crie et se débat. — Entrent le
prince Hjalmar et Angus.
MALEINE,
À la Nourrice.

Hjalmar !

LA NOURRICE.

Cachez-vous !

Elles sortent.
ANGUS.

Avez-vous vu cette petite paysanne ?

HJALMAR.

Entrevue… entrevue…

ANGUS.

Elle est étrange.

HJALMAR.

Je ne l’aime pas.

ANGUS.

Moi, je la trouve admirable ; et je vais en parler à la princesse Uglyane. Il lui faut une suivante. Oh, comme vous êtes pâle ?

HJALMAR.

Je suis pâle ?

ANGUS.

Extraordinairement pâle ! Êtes-vous malade ?

HJALMAR.

Non ; c’est cette journée d’automne si étrangement chaude ; j’ai cru vivre tout le jour dans une salle pleine de fiévreux ; et maintenant, cette nuit froide comme une cave ! Je ne suis pas sorti du château aujourd’hui et cette humidité du soir m’a saisi dans l’avenue.

ANGUS.

Prenez garde ! Il y a beaucoup de malades au village.

HJALMAR.

Oui, ce sont les marais ; et voilà que je suis au milieu des marais, moi aussi !

ANGUS.

Quoi ?

HJALMAR.

J’ai entrevu aujourd’hui les flammes de péchés auxquels je n’ose pas encore donner un nom !

ANGUS.

Je ne comprends pas.

HJALMAR.

Je n’ai pas compris non plus certains mots de la reine Anne, mais j’ai peur de comprendre !

ANGUS.

Mais qu’est-il arrivé ?

HJALMAR.

Peu de chose ; mais j’ai peur de ce que je verrai de l’autre côté de mes noces… Oh ! oh ! regardez donc, Angus !

Ici l’on voit le Roi et la reine Anne qui s’embrassent
à une fenêtre du château.
ANGUS.

Attention ! ne regardez pas, ils vont nous voir.

HJALMAR.

Non, nous sommes dans l’obscurité et leur chambre est éclairée. Mais voyez donc comme le ciel devient rouge au-dessus du château !

ANGUS.

Il y aura une tempête demain.

HJALMAR.

Elle ne l’aime pas cependant…

ANGUS.

Allons-nous-en !

HJALMAR.

Je n’ose plus regarder ce ciel-là ; et Dieu sait quelles couleurs il a pris au-dessus de nous aujourd’hui ! Vous ne savez pas ce que j’ai entrevu cette après-midi dans ce château que je crois vénéneux, et où les mains de la reine Anne m’ont mis en sueur plus que ce soleil de septembre sur les murs !

ANGUS.

Mais qu’est-il donc arrivé ?

HJALMAR.

N’en parlons plus ! — où est-elle cette petite paysanne ?

Cris dans l’auberge du « Lion bleu ».
ANGUS.

Qu’est-ce que c’est ?

HJALMAR.

Je ne sais ; il y a eu toute l’après-midi une étrange agitation dans le village. Allons-nous-en, vous comprendrez un jour ce que j’ai dit.

Ils sortent.
UN BUVEUR,
ouvrant la porte de l’auberge.

Il est parti !

TOUS LES BUVEURS,
sur le seuil.

Il est parti ? — Maintenant nous pouvons voir ! — Comme ils doivent saigner ! — Ils sont peut-être morts !

ils sortent tous.

 


Scène IV


UN APPARTEMENT DU CHÂTEAU
On découvre la reine Anne, la princesse Uglyane, la princesse Maleine,
vêtue comme une suivante et une suivante.

ANNE.


Apportez un autre manteau. — Je crois que le vert siéra mieux.

UGLYANE.

Je n’en veux pas ; — un manteau de velours vert paon, sur une robe vert d’eau !

ANNE.

Je ne sais pas…

UGLYANE.

« Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » Vous ne savez jamais quand il s’agit des autres !

ANNE.

Voyons, ne te fâche pas ! J’ai cru bien faire en te disant cela ; tu vas arriver toute rouge au rendez-vous.

UGLYANE.

Je vais arriver toute rouge au rendez-vous ! Ah ! c’est à se jeter par les fenêtres ! Vous ne savez plus qu’imaginer pour me faire souffrir !

ANNE.

Uglyane ! Uglyane ! Voyons, voyons. — Apportez un autre manteau.

LA SUIVANTE.

Celui-ci, Madame ?


UGLYANE.

Oui ? — oh, oui !

ANNE.

Oui ; — tourne-toi ; — oui, oui, cela vaut infiniment mieux.

UGLYANE.

Et mes cheveux ? — ainsi ?

ANNE.

Il faudrait les lisser un peu sur le front.

UGLYANE.

Où est mon miroir ?

ANNE.

Où est son miroir ?

À Maleine.

Vous ne faites rien, vous ? Apportez son miroir ! — Elle est ici depuis huit jours et elle ne saura jamais rien ! — Est-ce que vous venez de la lune ? — Allons ! arrivez donc ! Où êtes-vous ?

MALEINE.

Ici, Madame.

UGLYANE.

Mais ne penchez pas ainsi ce miroir ! — J’y vois tous les saules pleureurs du jardin, ils ont l’air de pleurer sur votre visage.

ANNE.

Oui, ainsi ! — mais laisse-les s’étaler sur le dos. — Malheureusement il fera trop noir dans le bois…

UGLYANE.

Il fera noir ?

ANNE.

Il ne te verra pas, — il y a de gros nuages sur la lune.

UGLYANE.

Mais pourquoi veut-il que je vienne au jardin ? Si c’était au mois de juillet, ou bien pendant le jour ; mais le soir, en automne ! il fait froid ! il pleut ! il y a du vent ! Mettrai-je des bijoux ?

ANNE.

Évidemment. — Mais nous allons…

Elle lui parle à l’oreille.
UGLYANE.

Oui.

ANNE.
À Maleine et à la suivante.

Allez-vous-en, et ne revenez pas avant qu’on vous appelle.

Sortent la princesse Maleine et la suivante.

 


Scène V


UN CORRIDOR DU CHÂTEAU
Entre la princesse Maleine.
Elle va frapper à une porte au bout du corridor.

ANNE.
À l’intérieur.


Qui est là ?

MALEINE.

Moi !

ANNE.

Qui, vous ?

MALEINE.

La princesse Ma… la nouvelle suivante.

ANNE.
entre-bâillant la porte.

Que venez-vous faire ici ?

MALEINE.

Je viens de la part…

ANNE.

N’entrez pas ! eh bien ?

MALEINE.

Je viens de la part du prince Hjalmar…

ANNE.

Oui, oui, elle vient ! elle vient ! un moment ! Il n’est pas encore huit heures, — laissez-nous !

MALEINE.

Un officier m’a dit qu’il était absent.

ANNE.

Qui est absent ?

MALEINE.

Le prince Hjalmar.

ANNE.

Le prince Hjalmar est absent ?

MALEINE.

Il a quitté le château…

ANNE.

Où est-il allé ?

UGLYANE,
— de l’intérieur. —

Qu’est-ce qu’il y a ?

ANNE.

Le prince a quitté le château !

UGLYANE,
par l’entre-bâillement de la porte.

Quoi ?

ANNE.

Le prince a quitté le château !

MALEINE.

Oui.

UGLYANE.

Ce n’est pas possible !

ANNE.

Où est-il allé ?

MALEINE.

Je ne sais pas. Je crois qu’il est allé vers la forêt ; et il fait dire qu’il ne pourra pas venir au rendez-vous.

ANNE.

Qui vous a dit cela ?

MALEINE.

Un officier.

ANNE.

Quel officier ?

MALEINE.

Je ne sais pas son nom.

ANNE.

Où est-il, cet officier ?

MALEINE.

Il est parti avec le prince.

ANNE.

Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

MALEINE.

J’ai dit que vous vouliez être seules.

ANNE.

Qui vous avait chargée de dire cela ? Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ? Allez-vous-en !

La porte se referme. Maleine sort.

 


Scène IV


UN BOIS DANS UN PARC

HJALMAR.


Elle m’a dit de l’attendre auprès du jet d’eau. Je veux la voir enfin en présence du soir… Je veux voir si la nuit la fera réfléchir. — Est-ce qu’elle aurait un peu de silence dans le cœur ? — Je n’ai jamais vu ce bois d’automne plus étrange que ce soir. Je n’ai jamais vu ce bois plus obscur que ce soir ; à quelles clartés allons-nous donc nous voir ? Je ne distingue pas mes mains ! — Mais qu’est-ce que toutes ces lueurs autour de moi ? Tous les hiboux du parc sont donc venus ici ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! au cimetière ! auprès des morts !

Il leur jette de la terre.

Est-ce qu’on vous invite aux nuits de noces ? Voilà que j’ai des mains de fossoyeur à présent. — Oh ! je ne reviendrai pas souvent ! — Attention ! elle vient ! — Est-ce que c’est le vent ? — Oh ! comme les feuilles tombent autour de moi ! — Mais il y a là un arbre qui se dépouille absolument ! Et comme les nuages s’agitent sur la lune ! — Mais ce sont des feuilles de saule pleureur qui tombent ainsi sur mes mains ! — Oh ! je suis mal venu ici ! — Je n’ai jamais vu ce bois plus étrange que ce soir ! — Je n’ai jamais vu plus de présages que ce soir ! — Elle est là !

Entre la princesse Maleine.
MALEINE.

Où êtes-vous, Seigneur ?

HJALMAR.

Ici.

MALEINE.

OÙ donc ? — Je ne vois pas.

HJALMAR.

Ici, près du jet d’eau. — Nous nous entreverrons à la clarté de l’eau. Il fait étrange ici ce soir.

MALEINE.

Oui ; — j’ai peur ! — ah ! je vous ai trouvé !

HJALMAR.

Pourquoi tremblez-vous ?

MALEINE.

Je ne tremble pas.

HJALMAR.

Je ne vous vois pas. — Venez ici ; il fait plus clair, et renversez un peu la tête vers le ciel. — Vous êtes étrange aussi ce soir ! — On dirait que mes yeux se sont ouverts ce soir. — On dirait que mon cœur s’est entr’ouvert ce soir… — Mais je crois que vous êtes vraiment belle ! — Mais vous êtes étrangement belle, Uglyane ! — Il me semble que je ne vous aie jamais regardée jusqu’ici. — Mais je crois que vous êtes étrangement belle ! — Il y a quelque chose autour de vous ce soir… — Allons ailleurs, à la lumière ! Venez !

MALEINE.

Pas encore.

HJALMAR.

Uglyane ! Uglyane !

Il l’embrasse ; ici le jet d’eau, agité par le vent,
se penche et vient retomber sur eux.
MALEINE.

J’ai peur !

HJALMAR.

Allons plus loin…

MALEINE.

Quelqu’un pleure ici…

HJALMAR.

Quelqu’un pleure ici ?…

MALEINE.

J’ai peur.

HJALMAR.

Mais n’entendez-vous pas que c’est le vent ?

MALEINE.

Mais qu’est-ce que tous ces yeux dans les arbres ?

HJALMAR.

OÙ donc ? Oh ! ce sont les hiboux qui sont revenus ! Je vais les chasser.

Il leur jette de la terre.

Allez-vous-en ! allez-vous-en !

MALEINE.

Il y en a un qui ne veut pas s’en aller !

HJALMAR.

Où est-il ?

MALEINE.

Sur le saule pleureur.

HJALMAR.

Allez-vous-en !

MALEINE.

Il ne s’en va pas !

HJALMAR.

Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Il lui jette de la terre.
MALEINE.

Oh ! vous avez jeté de la terre sur moi !

HJALMAR.

J’ai jeté de la terre sur vous ?

MALEINE.

Oui, elle est retombée sur moi !

HJALMAR.

Oh ! ma pauvre Uglyane !

MALEINE.

J’ai peur !

HJALMAR.

Vous avez peur auprès de moi ?

MALEINE.

Il y a là des flammes entre les arbres.

HJALMAR.

Ce n’est rien ; — ce sont des éclairs, il a fait très chaud aujourd’hui.

MALEINE.

J’ai peur ! oh ! qui est-ce qui remue la terre autour de nous ?

HJALMAR.

Ce n’est rien ; c’est une taupe, une pauvre petite taupe qui travaille.

MALEINE.

J’ai peur !…

HJALMAR.

Mais nous sommes dans le parc…

MALEINE.

Y a-t-il des murs autour du parc ?

HJALMAR.

Mais oui ; il y a des murs et des fossés autour du parc.

MALEINE.

Et personne ne peut entrer ?

HJALMAR.

Non ; — mais il y a bien des choses inconnues qui entrent malgré tout.

— Un silence. —

Uglyane ! regardez-moi…

MALEINE.

Oui.

— Un silence. —
HJALMAR.

À quoi songez-vous ?

MALEINE.

Je suis triste !

HJALMAR.

Vous êtes triste ? à quoi songez-vous, Uglyane ?

MALEINE.

Je songe à la princesse Maleine.

HJALMAR.

Vous dites ?

MALEINE.

Je songe à la princesse Maleine.

HJALMAR.

Vous connaissez la princesse Maleine ?

MALEINE.

Je suis la princesse Maleine.

HJALMAR.

Quoi ?

MALEINE.

Je suis la princesse Maleine.

HJALMAR.

Vous n’êtes pas Uglyane ?

MALEINE.

Je suis la princesse Maleine.

HJALMAR.

Vous êtes la princesse Maleine ! Vous êtes la princesse Maleine ! Mais elle est morte !

MALEINE.

Je suis la princesse Maleine.

HJALMAR.
Ici la lune passe entre les arbres et éclaire la princesse Maleine.

Oh ! Maleine ! — Mais d’où venez-vous ? et comment êtes-vous venue jusqu’ici ? Mais comment êtes-vous venue jusqu’ici ?

MALEINE.

Je ne sais pas.

HJALMAR.

Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! d’où me suis-je évadé aujourd’hui ! Et quelle pierre vous avez soulevée cette nuit ! Mon Dieu ! mon Dieu ! de quel tombeau suis-je sorti ce soir ! — Maleine ! Maleine ! qu’allons-nous faire ? — Maleine !… Je crois que je suis dans le ciel jusqu’au cœur !…

MALEINE.

Oh ! moi aussi !

Ici le jet d’eau sanglote étrangement et meurt.
TOUS DEUX,
se retournant.

Oh !

MALEINE.

Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

HJALMAR.

Ne pleurez pas ; n’ayez pas peur. C’est le jet d’eau qui sanglote…

MALEINE.

Qu’est-ce qui arrive ici ? qu’est-ce qui va arriver ? Je veux m’en aller ! je veux m’en aller ! je veux m’en aller !

HJALMAR.

Ne pleurez pas !

MALEINE.

Je veux m’en aller !

HJALMAR.

Il est mort ; allons ailleurs.

Ils sortent.


— fin du deuxième acte —