La Princesse des airs/I/5

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V


LÂCHEZ TOUT


Alban Molifer n’avait pas toujours porté ce pseudonyme théâtral.

Il était l’unique descendant d’une très ancienne famille du nord de la France ; et il aurait pu, sur ses cartes de visite, faire surmonter son véritable nom d’une couronne de vicomte.

Il s’appelait Jean-Guillaume-Robert La Hardye de Florizel.

Dans toute la Flandre, le mélange de la race espagnole et de la race germanique a produit un type bien spécial.

L’hispano-flamand est à la fois un rêveur et un homme d’action.

Il a, de l’Espagnol, la fierté, la bravoure et l’amour des aventures ; du Flamand il tient la patience, l’entêtement et le sens commercial.

La Hollande, la Belgique et le nord de la France doivent leur prospérité à cette alliance de deux éléments en apparence inconciliables.

Le père d’Alban, le vieux vicomte La Hardye, descendait directement d’un gentilhomme espagnol qui avait accompagné Pizarre lors de la conquête du Mexique.

Son fils avait été envoyé en Flandre par Charles Quint à la suite du duc d’Albe, et pourvu d’un fief considérable, récompense d’une victoire partielle remportée sur la démocratie flamande, en révolte contre l’autocrate espagnol.

Avec le temps, les Florizel ne s’étaient pas enrichis.

Un ancêtre d’Alban, armateur à Dunkerque, avait commencé la ruine de la maison.

Les navires qu’il possédait avaient été capturés par des corsaires anglais, à l’époque de la Révolution.

Le père d’Alban, que son orgueil et son insouciance tinrent éloigné des intrigues de la cour de Louis-Philippe, avait accentué encore le désastre de la maison.

Sans vouloir, avec son tempérament d’Espagnol, tenir compte des progrès déjà considérables de la science moderne, il s’était occupé d’alchimie, essayant de réaliser à la lettre les fantastiques expériences de Bombaste Paracelse, d’Albert Le Grand, de Raymond Lulle et de Van Helmont.

Une à une il avait dû vendre, pour acheter des substances chimiques coûteuses ou des appareils délicats, les quatre grandes fermes qui entouraient le château de Florizel.

Le vicomte, travaillant sans méthode, et s’obstinant à réaliser l’impossible, n’était, comme on le pense bien, parvenu à aucun résultat sérieux.

Mais il était arrivé à de curieuses découvertes de détail.

En appliquant certaines formules de la médecine et de la pharmacie du Moyen Âge, il guérissait, chez les paysans, des maladies que la science officielle considère, encore aujourd’hui, comme incurables.

Dans le pays, il était à la fois aimé et craint. Les uns le considéraient comme un saint, les autres comme un infâme sorcier.

Privé de bonne heure de sa mère, Alban avait été élevé un peu à la diable, par de vieux serviteurs, qui faisaient, pour ainsi dire, partie de la famille, dans le château poussiéreux et mélancolique dont l’ameublement n’avait pas été renouvelé depuis Louis XIV, et dont toutes les pièces étaient encombrées de bouquins et d’appareils bizarres.

De bonne heure, son père, l’avait initié à la chimie telle qu’il la comprenait ; mais Alban, d’une intelligence très précoce, avait promptement reconnu la vanité de ce fatras de formules contradictoires ; et sur les conseils d’un vieux gentilhomme du voisinage, M. de Liberges, qui avait connu l’illustre baron Thénard, il s’était mis à étudier, tout seul, les sciences, avec la rigoureuse méthode moderne.

Le père et le fils n’avaient pas tardé à se brouiller.

Le vieux vicomte, qui était un mystique, une sorte d’illuminé, ne pouvait admettre des théories qui renversaient ses projets les plus chers, et mettaient à néant des idées qu’il avait regardées, toute sa vie, comme des articles de foi.

De plus, il trouvait son fils trop tapageur, trop enclin à s’adonner aux exercices corporels.

Le jeune homme tenait de sa mère une robuste Flamande, un besoin de lutte, d’activité, de vie au grand air, que le vieux vicomte, toujours confiné dans sa bibliothèque, ne parvenait pas à comprendre.

Alban chassait, pêchait, montait à cheval comme un écuyer de l’Hippodrome, passait des nuits entières à l’affût, et allait dénicher, à la cime des sapins ou des peupliers, des nids de pies et de corneilles.

Sa force physique et son agilité lui avaient conféré une sorte de royauté parmi les jeunes gens du pays.

Alban avait vingt ans lorsque le vieux vicomte, qui était devenu de plus en plus sévère et de plus en plus maussade, mourut subitement.

Le jeune homme trouva des affaires très embrouillées.

Il dut passer à travailler une huitaine de jours avant d’y voir clair dans le monceau de paperasses que son père avait oubliées, insoucieusement, un peu partout, jusque dans les tiroirs du buffet de la salle à manger.

Tout compte fait, les créanciers les plus exigeants apaisés, les hypothèques remboursées, Alban se trouva à la tête de trois cent mille francs.

C’était peu, en comparaison de la fortune princière qu’avaient possédée les Florizel un siècle auparavant.

Mais le jeune homme n’avait aucun goût dispendieux.

La science et la chasse lui suffisaient. Il se fût trouvé très heureux dans son château, perdu au fond des bois, sans une circonstance qui lui révéla sa vocation, et décida de sa vie.

Dans un voyage qu’il fit à Lille, pour ses affaires, il assista par hasard, à une ascension aérostatique.

Il fut enthousiasmé, et regagna son château, en proie à une foule de désirs et de pensées.

Le vieux sang de ses ancêtres, qui avaient, découvert et conquis un nouveau monde, le vieil esprit d’aventures des Colomb et des Cortez se réveilla en lui.

Ses pères avaient doté l’univers de riches continents insoupçonnés ; lui, il voulait conquérir le royaume des airs, transformer la science aéronautique encore dans l’enfance, et rendre faciles pour tous l’étude et l’observation[1] des plaines éthérées.

De ce jour, avec une insouciante prodigalité, un parfait mépris de l’argent, il commença une série de coûteuses expériences.

Rien ne le rebuta.

Ses tentatives, mal dirigées, eurent d’abord un insuccès complet.

Plusieurs fois, il manqua de perdre la vie.

Un jour qu’il était parti de la cour du château de Florizel dans un ballon de son invention, l’aérostat, trop gonflé, fit explosion à une altitude de mille mètres.

Alban déploya son parachute.

Il eût sans doute atterri sans accident, si sa nacelle n’avait heurté violemment la cime d’un sapin.

Le choc fut épouvantable.

Alban fut lancé en dehors de la nacelle d’osier, et précipité dans le feuillage de l’arbre.

Il dégringola de branche en branche, et n’arriva à terre que meurtri et contusionné.

On le crut mort.

Des paysans le soignèrent pendant quinze jours.

Au bout de ce temps, il regagna son château, mal guéri, mais nullement découragé.

Une autre fois, il s’envola, à l’aide d’un appareil qu’il avait imaginé, par l’une des fenêtres du château.

Il fit une chute, à peine amortie par les ailes qu’il s’était adaptées aux épaules, et se démit un pied.

Rien ne pouvait le corriger.

Cependant, ces coûteuses expériences entamaient sa fortune.

Les dernières fermes, puis le parc durent être vendus.

Alban, réduit à la pauvreté, se trouva dans l’impossibilité d’entreprendre de nouveaux essais.

Il ne renonça pas, pour cela, aux ascensions.

Il s’était mis en rapport avec les principaux aéro-nautes français et étrangers.

Chaque fois qu’on devait lancer un ballon, il se proposait pour accompagner les ascensionnistes.

Comme on connaissait son expérience et son sang-froid, il n’essuyait guère de refus.

Dans les loisirs forcés que lui laissaient ses voyages aériens, il travaillait, avec acharnement, aux plans d’un dirigeable.

Quand il crut avoir trouvé la solution du problème, il risqua noblement, dans une suprême tentative, les derniers capitaux qui lui restaient.

La machine qu’il avait construite, le Florizel, eût certainement pu, par un temps calme, partir d’un point et y revenir, comme nos aéorostats militaires.

Malheureusement, Alban et le savant qui l’accompagnait furent pris par une rafale terrible.

Le ballon fut précipité dans la mer Baltique.

Des pêcheurs les sauvèrent.

Mais Alban était ruiné.

Il fut rapatrié par les soins du consul, et eut, peu après, la douleur d’assister à la vente du château.

Le jeune homme, malgré ses déboires, gardait une foi tenace en ses idées.

Sa ruine ne le toucha que médiocrement.

La ville de Bruges organisait alors de grandes fêtes.

Il s’entendit avec la municipalité, et s’éleva, devant des milliers de spectateurs ébahis, dans une nacelle simplement composée d’un filet.

Son succès fut considérable.

Depuis lors, le jeune vicomte de Florizel, sous le pseudonyme emphatique d’Alban Molifer, courut les fêtes, et vécut du produit de ses ascensions.

Malheureusement, les mortes-saisons sont longues et fréquentes, dans le métier d’aéronaute-exhibitionniste.

Alban, après avoir été dans la gêne, connut la misère dans toute son horreur.

Il manquait de relations. Sa franchise et sa fierté naturelles avaient écarté de lui certains protecteurs. Il ne sut que devenir.

C’est alors qu’un acrobate, que la hardiesse avec laquelle il faisait du trapèze au-dessous de la nacelle d’un ballon captif, avait rendu célèbre, proposa à Alban, auquel il s’intéressait, un engagement dans un cirque.

Abandonné de tous, désespéré, le jeune homme accepta.

Sa force et son agilité naturelles lui permirent bien vite de tenter les exercices les plus difficiles et de rivaliser brillamment avec les professionnels.

Cependant, le jeune homme n’avait nullement renoncé à sa chère aérostation.

Il faisait des ascensions chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Ce qui ne l’empêchait pas, dans ses heures de loisir, que ce fût dans l’écurie du cirque, ou dans la cellule roulante du nomade, de piocher, avec un acharnement inlassable, son projet de ballon dirigeable ; et il n’hésitait pas à sacrifier la majeure partie de ses maigres appointements en achats de traités spéciaux.

Dans le monde des forains, où Alban était très aimé et très respecté, on le considérait malgré tout un peu comme un maniaque.

C’est à cette époque qu’Alban fut engagé comme trapéziste par M. Stéphen Bunger, manager d’un grand cirque qui faisait le tour de l’Europe avec deux cents chevaux, quatre éléphants, treize lions, dix-huit tigres, un poney qui disait l’heure, deux ânes qui jouaient aux dominos, un chien parlant et valsant, six chats mandolinistes, une chèvre qui comptait jusqu’à cent – ex-comptable, assurait le clown en saluant, à la Banque royale d’Angleterre – deux dromadaires, trois chameaux, une girafe, un cochon qui, de son groin signait son nom sur le sable bien ratissé de la piste, aussi lisiblement que le clerc d’huissier le plus calligraphe, sans compter une foule de lapins, de hyènes, de singes, d’ours blancs et noirs et de chacals.

Alban gagna rapidement l’amitié du directeur.

Il n’avait pas son pareil pour jongler en équilibre sur la corde raide, avec une douzaine de poignards et des torches allumées, pour saisir au vol d’une seule main, le trapèze lancé à toute volée, de l’autre extrémité du cirque.

Grâce à ses connaissances scientifiques, il imagina même une attraction qui, pendant plusieurs mois, fît pleuvoir l’or dans la caisse directoriale.

Alban marchait littéralement la tête en bas et les pieds à un plafond disposé tout exprès, sur quatre poteaux, au centre de la piste.

Le truc employé était d’ailleurs des plus simples.

Alban portait des chaussures à semelles de fer doux qui communiquaient avec une pile minuscule qu’il portait sur lui, et qu’il pouvait actionner, sans être vu des spectateurs.

Le plafond, entièrement en acier était habilement machiné.

Pour y marcher, Alban désaimantait, d’abord la semelle de son pied gauche, la posait plus loin en la réaimantant, puis recommençait la même manœuvre pour le pied droit.

À force d’exercice, il était arrivé à marcher presque vite.

Mais, il eût suffi d’un instant de distraction, d’une erreur dans la manœuvre des électro-aimants, pour que les deux pieds de l’acrobate se détachassent en même temps, et qu’il fût précipité dans le vide.

C’est à cette époque que la fille du directeur, Mlle Ismérie, revint de l’institution où elle avait fait ses études.

M. Bunger, qui malgré son nom et ses favoris britanniques était aussi français que possible et s’appelait tout simplement Étienne Plongeur, ne cacha pas le désir qu’il avait de marier sa fille avec le plus brillant de ses artistes acrobates.

Mlle Ismérie Bunger, en dépit de son prénom théâtral et démodé, était une jeune fille très instruite, très intelligente et moderne à souhait.

Comme la plupart des forains, M. Bunger avait des idées particulières sur l’éducation.

Il avait consenti à des sacrifices pour donner à sa fille la plus brillante instruction possible ; mais il n’entendait pas en faire, comme il disait, une bourgeoise, une fainéante.

Il voulait qu’elle fût en état, comme ses père et mère, de présenter au public un cheval de race savamment dressé, et de franchir, d’un bond plein d’élégance, pour retomber ensuite sur sa selle, les disques de papier et les cerceaux enflammés.

Alban fut séduit par cette jeune fille qui joignait à une rare beauté, des qualités de femme d’intérieur que ne possèdent pas beaucoup de modernes fiancées.

Alban n’eut pas une minute d’hésitation.

Malgré ses parchemins, il consentit à unir sa destinée à celle de cette jeune fille élevée en dehors des préjugés habituels du monde, mais dont l’honnêteté et la grâce étaient parfaites.

Les deux jeunes gens n’étaient encore que fiancés lorsque M. Bunger fut victime d’une terrible catastrophe.

Le cirque se trouvait alors à Poitiers.

La ville avait loué, pour une durée de deux mois, un vaste baraquement en planches construit sur la place de la Lamproie.

Soit malveillance, soit incurie, le feu prit dans la lampisterie ; et malgré tous les secours, l’incendie, activé par un fort vent d’ouest, eut bientôt dévoré le fragile édifice.

C’est à grand-peine que les pompiers et les soldats purent préserver les maisons voisines.

Malheureusement, les dégâts ne furent pas seulement matériels.

M. Bunger, qui s’était précipité au milieu des flammes, pour sauver au moins la caisse et la comptabilité, fut une des premières victimes.

On retrouva dans les décombres, son cadavre à demi carbonisé.

À part quelques chevaux, qui avaient réussi à briser leurs longes, et qui, fous de terreur, s’étaient précipités à travers la ville dans une galopade effrénée, tous les animaux furent brûlés ou asphyxiés.

On entendit, à une distance considérable, le rugissement des lions, le barrissement des éléphants qui se débattaient affolés au milieu des flammes.

Il ne resta rien de la ménagerie et des accessoires[2], qui représentaient un capital fort important.

Ismérie qui, la veille, aurait pu être considérée comme un brillant parti, se trouva du jour au lendemain, sans ressources.

Alban, qui pendant l’incendie, s’était signalé par sa bravoure, et qui portait, aux mains et au visage, les traces de nombreuses brûlures, reçut, dans la chambre d’hôtel où ses blessures le clouaient, la visite de la jeune fille.

Elle était pâle et ses yeux étaient rougis de larmes.

– Monsieur Alban, dit-elle, je suis orpheline et je ne possède plus rien maintenant. Je ne suis plus qu’une humble foraine, sans argent et sans amis. Voudrez-vous encore de moi dans ces conditions ?…

Alban, tout emmailloté de bandages, et à qui on avait recommandé l’immobilité la plus absolue, se redressa, dans un élan dont il ne fut pas maître.

– Mademoiselle, s’écria-t-il, si les sentiments que vous venez de m’exprimer n’étaient dictés par une délicatesse exagérée, comme je le crois, je serais en droit de m’en trouver gravement insulté… Vous avez ma parole, comme j’ai la vôtre… Le malheur qui vous frappe n’est qu’une raison de plus, pour moi, de vous aimer davantage.

– J’avoue que j’ai eu tort, répondit la jeune fille avec émotion. Je n’ai jamais eu, un instant, la pensée de mettre en doute votre générosité et votre noblesse de cœur. D’avance, j’étais sûre de votre réponse… Que ceci soit oublié.

– Je ne vous en veux point, dit Alban avec un faible sourire.

– Ah ! sanglota la jeune fille, si seulement mon père n’était pas mort !…

Elle était en proie à une violente crise de larmes.

Alban la consola, la rassura par de bonnes paroles, et l’exhorta à prendre courage.

Le désastre était irréparable.

Ils allaient, désormais, être obligés de ne plus compter que l’un sur l’autre.

Mais, les temps de malheur ne dureraient pas toujours.

Alban avait espoir dans un avenir meilleur, et il se sentait la force de tout braver, de tout entreprendre pour le bonheur de celle qu’il aimait.

Le mariage eut lieu quelque temps après.

Puis, les époux durent se mettre en quête d’un engagement dans un autre cirque.

Ils l’eurent vite trouvé et continuèrent dès lors à mener l’existence hasardeuse et nomade des artistes forains.

Alban avait promptement fait partager à Ismérie sa passion pour les voyages aériens.

Ils exécutèrent ensemble plusieurs ascensions, et la jeune femme devint une aéronaute de première force.

C’est deux ans après l’incendie du cirque que naquit la petite Armandine, qui fut, de bonne heure, habituée aux exercices acrobatiques.

Dès l’âge de sept ans, elle avait déjà fait sa première ascension.

Après de longues années d’épreuves, Alban touchait enfin à la récompense de ses efforts.

Il allait dépouiller la défroque étincelante du banquiste pour redevenir, aux yeux de tous, le gentilhomme et le savant qu’il n’avait pas cessé d’être.

Mme Ismérie, qui allait avoir trente-cinq ans, n’annonçait en rien, par ses allures et sa toilette, la bohémienne des cirques et des champs de foire. À la voir, on ne se serait guère douté que cette silencieuse personne, aux traits réguliers et graves, au regard calme et limpide, était l’audacieuse gymnasiarque, l’ascensionniste intrépide dont, chaque année, à intervalles réguliers, les journaux parlaient avec éloge.

Toujours vêtue de noir, elle ressemblait bien plus à la femme d’un fonctionnaire ou d’un industriel qu’à une écuyère en renom.

D’ailleurs, c’était, par excellence, une femme pratique.

C’est elle qui, par une constante économie, par une comptabilité rigoureuse, réparait les écarts d’imagination d’Alban, et l’empêchait de glisser sur la pente fatale des prodigalités.

Mme Ismérie Molifer paraissait très jeune.

Grâce à sa vie passée tout entière au grand air, elle jouissait d’une robuste santé.

Alban prétendait même, d’accord avec les théories du docteur Rabican, que les nombreuses ascensions qu’elle avait faites, avaient eu, sur sa santé, la plus bienfaisante influence.

La petite Armandine tenait de sa mère de grands yeux bruns, très doux, et de superbes cheveux blonds cendrés.

Elle avait la même imagination rapide que son père, la même vivacité d’intelligence, le même défaut d’esprit pratique.

L’éducation singulière, qu’elle avait reçue, avait mis dans son cerveau un fatras de notions disparates.

Elle connaissait la barre fixe et la formule de l’hydrogène, et mélangeait curieusement, dans sa conversation, l’acrobatie et les mathématiques.

D’ailleurs, elle avait pour ses parents, qui l’avaient toujours surveillée de très près et lui avaient évité toute fâcheuse fréquentation, une affection et une reconnaissance sans bornes.

Alban n’eût pu se faire à l’idée de se séparer, même pour un seul jour, de sa femme et de sa fille ; et il trouvait tout naturel qu’elles partageassent les périls qu’il courait, qu’elles fussent les collaboratrices de ses expériences les plus audacieuses.

Grâce à la force de l’habitude, Mme Ismérie et sa fille n’avaient jamais eu la pensée qu’il pût y avoir quelque danger à monter en ballon.

Aussi, se réjouissaient-elles sincèrement de prendre place à bord de la Princesse des Airs et de participer à la gloire et au succès d’Alban. Armandine, surtout, laissait éclater une exubérante joie.

– C’est ma première ascension sérieuse, disait-elle avec la gravité d’une petite femme.

– Oui, répondait Alban, ton nom va prendre place, désormais, dans les annales de la science.

– Espérons que ce ne sera pas dans le martyrologe, fit gaiement Mme Ismérie.

Alban dormait encore à poings fermés, tant les veilles des nuits précédentes l’avaient fatigué, lorsque, vers six heures, sa fille vint le réveiller.

– Allons, père, s’écria l’enfant en battant des mains… Debout ! Vite ! Tu es bien paresseux aujourd’hui !… Le grand jour est arrivé !… Maman et moi nous sommes déjà prêtes.

Avec la rapidité propre aux hommes d’action, Alban se leva et s’habilla en un clin d’œil.

Un déjeuner de thé et de viande froide était déjà servi sur la table de la salie à manger.

Mme Ismérie et sa fille avaient déjà revêtu la culotte de cycliste qu’elles avaient adoptée, comme plus commode pour les ascensions.

Elles étaient coiffées de casquettes blanches et plates à large visière, au-dessus desquelles on lisait : Princesse des Airs en lettres d’or.

– Je vois que mon équipage est au complet, dit Alban, qui lui-même se coiffa d’une casquette semblable et revêtit un veston de cuir, intérieurement doublé de fourrure.

Il jeta sur ses épaules un ample caban en étoffe imperméable, dont il avait éprouvé l’utilité dans la traversée des masses nuageuses, au cours de ses précédentes ascensions.

Il se chargea, en outre, de couvertures de voyage pour les deux femmes, prit à la main une petite valise. Puis, on se mit en marche.

– Je crois, dit Alban, que je puis fermer la porte à double tour… Nous voilà partis ; qui sait quand nous rentrerons ?

– Voilà qui ne me préoccupe guère, fit Arman-dine en haussant les épaules avec insouciance.

– Vous avez tort tous les deux, fit gravement remarquer Mme Ismérie. La Princesse des Airs étant vraiment dirigeable, peut revenir exactement, à la minute précise, au point d’où elle est partie. Nous rentrerons donc quand nous voudrons.

– Pour que notre expérience soit véritablement décisive répondit Alban, notre voyage doit être d’une longue durée. Je veux, par exemple, aller atterrir en Allemagne ou en Russie, repartir de là, et revenir ensuite aux ateliers mêmes où a été construit l’aéroscaphe… En agissant ainsi, personne ne pourra me contester ma découverte. L’ascension de la Princesse des Airs doit avoir pour but un véritable voyage circumterrestre. Notre tentative ne doit pas être confondue avec les essais de certains dirigeables qui progressent de quelques mètres dans une enceinte fermée, où l’air est absolument calme, mais qui sont hors d’état de diriger leurs mouvements au sein des tourbillons atmosphériques.

– Bravo ! père, s’écria Armandine. Nous allons nous élever au-dessus de la région des orages, narguer la tempête et voir à nos pieds la cime des plus hautes montagnes.

Les aéronautes étaient arrivés à peu de distance des ateliers.

La foule, une foule silencieuse et grave, vêtue de noir, y était déjà nombreuse.

Une escouade de soldats du génie, sous la direction d’un sous-lieutenant, avait établi, dans l’avenue, une sorte de barrage, et ne laissait approcher de l’aéroscaphe que les personnes munies de cartes d’invitation.

Une équipe d’ouvriers, sous la direction de Ro-bertin, achevait de démolir les murailles de bois de l’atelier.

La Princesse des Airs, éblouissante aux rayons du soleil matinal, apparaissait ainsi qu’un fabuleux oiseau de métal, avec sa longue coque d’aluminium étincelante et ses vastes ailes d’une couleur plus sombre.

Le docteur Rabican, au centre d’un groupe de personnages chamarrés de décorations, paraissait radieux.

Il avait peine à répondre aux félicitations et aux compliments, et serrait énergiquement toutes les mains qui lui étaient tendues.

L’arrivée des trois aéronautes fut saluée par de longs vivats.

Alban Molifer, dont une flamme illuminait le regard, remercia modestement ses amis, franchit l’enceinte, et se mit en devoir de procéder à la préparation du « lévium » qui devait gonfler l’aérostat disposé au-dessus de la coque de la Princesse des Airs.

La préparation de ce gaz n’était, heureusement, ni longue ni difficile.

Quelques bonbonnes d’acide, quelques kilos de rognures métalliques, et c’était tout.

Une effervescence se produisit dans les cuves de porcelaine, et le gaz commença à se dégager.

Le ballon se gonfla lentement, et les soldats, gracieusement mis à la disposition du docteur Rabican par la Direction de l’artillerie, se saisirent des cordages qu’ils ne devaient abandonner qu’au moment du suprême : « Lâchez tout. »

Parmi les spectateurs, Alban remarqua le terrible M. Bouldu, dont les autres assistants s’écartaient prudemment.

Quelle ne fut pas la surprise de l’aéronaute, d’apercevoir à ses côtés Jonathan Alcott, dont un mauvais sourire plissait les lèvres minces.

– Vous avez vu, docteur, dit Alban… Ce maudit Yankee a eu l’impudence de venir nous braver ici !… C’est véritablement du cynisme. Mais, comment se fait-il qu’il ait pu pénétrer dans l’enceinte réservée !

– La faute vient de moi, répondit le docteur. J’ai cru devoir envoyer deux cartes à Bouldu ; mais je destinais la seconde à Yvon, qui est un camarade de mon fils, et non pas à ce maudit Américain.

– Cela n’a guère d’importance, interrompit Mme Ismérie. Je me réjouis même que M. Bouldu et son aide se trouvent ici. Ils auront la déception d’assister à notre triomphe…

– Ce pauvre Bouldu est capable de s’en faire mourir de colère, dit le docteur en souriant… Il gesticule comme un pantin, et sa face est aussi rouge qu’une pivoine. Je crains pour lui l’apoplexie.

– Votre conscience peut être en repos à ce sujet, répliqua Alban Molifer. Je vois arriver, là-bas, le professeur Van der Schoppen et sa belliqueuse famille. Si M. Bouldu se trouve mal, ils ne lui ménageront pas les coups de poing.

Les Van der Schoppen avaient revêtu, pour cette solennité scientifique, les costumes les plus brillants de leur garde-robe.

Le professeur était coiffé d’un immense chapeau de feutre gris, qui s’harmonisait assez mal avec une cravate rouge, une immense houppelande verte à gros boutons de nacre, des souliers vernis et une énorme canne à pomme d’ivoire.

Le jeune Karl avait arboré un chapeau haut de forme beaucoup trop grand pour son crâne, et qui, sans les oreilles qui l’arrêtaient, heureusement, lui fût venu jusqu’aux yeux.

Il portait un veston beaucoup trop court, et il était chaussé de souliers jaunes.

Une énorme chaîne de montre en argent, des gants beurre frais et une badine complétaient son équipement.

Mais Mme Van der Schoppen éclipsait toutes les personnes présentes par la somptuosité de sa toilette.

Pour honorer la capitale expérience scientifique qui allait avoir lieu, elle avait sorti de ses tiroirs une magnifique robe en soie bleue ornée de rubans vert-pomme.

Son corsage, de la même couleur, que la robe, représentant des couronnes de chêne et de laurier agréablement entrelacées, elle eût pu, très vraisemblablement, symboliser, dans une revue de fin d’année, l’Agriculture française ou la Cuisine nationale.

Quand à son chapeau, c’était un véritable poème.

Le professeur Van der Schoppen, qui avait la prétention d’innover en toutes choses, avait retrouvé, à l’usage de Mme la Professeur, la formule des chapeaux dramatiques autrefois inventés par Champ-fleury.

Sur le devant du chapeau, trois cigales s’enfuyaient, poursuivies par un merle empaillé.

Mais l’oiseau devait être bientôt châtié de sa voracité, car la tête d’une couleuvre, émergeant d’un énorme buisson de roses-choux, annonçait clairement aux moins avertis la punition prochaine de l’insectivore.

Les chapeaux de Mme Van der Schoppen étaient légendaires dans la ville de Saint-Cloud.

On les expliquait aux petits enfants, comme des fables de La Fontaine. Souvent, ils avaient donné lieu à des attroupements, que le professeur mettait naïvement sur le compte du bon goût et de l’admiration des passants.

Ajoutons que Mme la Professeur avait cru devoir exhiber tous ses diamants et tous ses bijoux.

Les officiers, que cette somptuosité amusait fort, déclarèrent la dame éblouissante.

De fait, au moindre mouvement, elle lançait des feux de toute part.

Les autres membres de la famille étaient tous habillés avec autant de richesse et d’élégance.

Aussi, les Van der Schoppen obtinrent-ils un véritable succès.

M. Bouldu lui-même en demeura stupide.

Il oublia, un moment, ses rancunes et sa colère, et poussa un long et strident éclat de rire, qui fit se retourner[3] toutes les personnes présentes.

– Vous êtes bien gai, mon bon ami, dit le professeur Van der Schoppen… Pourquoi donc riez-vous ?

– Je ris, répondit M. Bouldu, en reprenant aussitôt son sérieux, de la déconvenue qui attend nos adversaires… C’est de la folie ! Unir un ballon ordinaire à une machine plus lourde que l’air ! C’est, permettez-moi de le dire, un accouplement monstrueux, antiscientifique… La carpe et le lapin !… Cela ne marchera pas !

– Nous allons le savoir tout à l’heure, se contenta de répondre Van der Schoppen avec son sang-froid coutumier.

– Mais moi, je le sais d’avance que cela ne marchera pas, rugit M. Bouldu… Je n’ai même pas besoin de le voir ; j’en suis sûr.

Quand à Jonathan Alcott, il demeurait silencieux, et dissimulait de son mieux les angoisses qu’il éprouvait.

Il savait fort bien que si les avaries qu’il avait causées étaient constatées avant le départ de l’aéroscaphe, il serait, lui, Jonathan, soupçonné le premier, et arrêté séance tenante.

Le cœur lui battait à grands coups pendant qu’il suivait, d’un œil anxieux, les détails de l’opération du gonflement.

Qu’Alban eût l’idée de visiter une dernière fois, les organes de la machine, et Jonathan serait perdu, abandonné de son maître, livré au mépris et à la risée de ses adversaires.

Puis, il y avait l’enfant, le petit Ludovic…

– Il m’a peut-être entendu, se disait l’Américain… Peut-être même m’a-t-il vu et reconnu ! Peut-être va-t-il se montrer au dernier moment, et tout raconter !

Jonathan ne se rassura qu’en voyant le ballon, entièrement gonflé, soulever à quelques mètres de terre l’aéroscaphe, qui maintenant n’était plus retenu que par les amarres sur lesquelles tiraient les soldats.

Alban, entouré d’un groupe de savants, qui l’assaillaient de questions, ne songeait guère à visiter, de nouveau, l’aéroscaphe, de la parfaite solidité duquel il se croyait sûr.

Peu à peu, le soleil s’était élevé au-dessus de l’horizon.

La foule augmentait de minute en minute.

Les soldats avaient grand-peine à la maintenir.

Après une chaleureuse poignée de mains au docteur, les trois aéronautes se hissèrent jusqu’à la passerelle qui faisait le tour de la coque.

À ce moment, les applaudissements éclatèrent.

Un jeune homme, qui n’était autre que le jeune Karl Van der Schoppen, fendit la foule en brandissant un énorme bouquet de fleurs multicolores, et bizarrement composé, par le jeune naturaliste, de plantes rares et de corolles potagères.

Il le tendit à Mme Ismérie.

Ce fut la petite Armandine qui le prit, et qui remercia gentiment le public avec une profonde révérence, ainsi qu’elle l’avait vu faire, autrefois, au cirque, à ses grandes camarades.

Alban venait de pousser la porte d’aluminium qui donnait accès dans l’intérieur de la coque.

Il avait rattaché le chaînon mobile de la balustrade.

Tout était prêt.

Debout sur la passerelle, d’une voix ferme, Alban donna le signal du : lâchez tout !

Jonathan poussa un immense soupir de satisfaction, tandis que M. Bouldu laissait échapper un rugissement de colère, que d’ailleurs personne n’entendit, dans l’immense clameur d’enthousiasme qui s’éleva de toutes les poitrines, au moment où l’aéroscaphe quittait la terre.

Le vent était, ce jour-là, à peu près nul, dans les basses régions atmosphériques.

La Princesse des Airs monta presque en droite ligne.

Le docteur Rabican, et tous les savants qui l’accompagnaient, attendaient avec émotion, l’instant où Alban, parvenu à une altitude suffisante, allait dégonfler l’aérostat et faire usage des ailes et des hélices de son aéroscaphe.

À la grande surprise des assistants, à la consternation profonde du docteur, rien de semblable ne se produisit.

La Princesse des Airs devenue maintenant à peine visible, et sans doute emportée par un courant aérien impossible à maîtriser, disparaissait avec une vitesse vertigineuse dans la direction[4] de l’est…

Bientôt ce ne fut plus qu’un point noir qui finit par devenir imperceptible dans le ciel…


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