La Princesse des airs/II/2

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II


UNE DÉPÊCHE DU MONT BLANC


Le docteur Rabican, dont l’abattement et la neurasthénie s’étaient dissipés comme par enchantement, prit la direction des recherches avec une ardeur et une sagacité toutes juvéniles.

Des milliers de photographies de l’aéroscaphe et de son équipage furent envoyées aux principaux journaux français et étrangers, accompagnées d’une notice promettant une forte récompense à ceux qui pourraient apporter quelques renseignements sur la Princesse des Airs.

Les récompenses offertes étaient graduées suivant l’importance du renseignement.

Comme M. Bouldu l’avait promis, il fit avertir, télégraphiquement, tous les postes météorologiques, presque tous installés sur des montagnes.

Il en reçut, au bout de quelques jours, des réponses négatives…

Personne n’avait vu l’aéroscaphe.

Le docteur et M. Bouldu, à qui leur réconciliation avait prêté une nouvelle force, ne se découragèrent pas.

Par l’entremise toute-puissante du ministre de l’Instruction publique, des dépêches furent envoyées aux gouvernements d’Allemagne et de Russie, sur le territoire desquels on supposait que la Princesse des Airs avait dû être entraînée.

M. Bouldu ne décolérait pas.

À chaque dépêche, à chaque lettre annonçant que l’on n’avait rien vu, il entrait dans de véritables accès de rage.

Il passait toutes ses journées au télégraphe, à la grande consternation des employés qui redoutaient son humeur bourrue, et dont la besogne se trouvait triplée par cette quantité de messages expédiés à tous les points du globe.

Quant au docteur Rabican, après huit jours de démarches infructueuses, il était retombé dans sa tristesse.

De nouveau, le désespoir, qui l’avait un instant quitté, l’envahissait.

– J’ai beau me faire illusion, se disait-il ; Bouldu a beau essayer de me donner de l’espoir, je suis persuadé, moi, qu’ils ont été entraînés au-dessus de l’Atlantique, et qu’ils y ont péri lamentablement. S’ils vivaient encore, il y a longtemps que nous en serions informés.

Une autre cause venait s’ajouter à la mélancolie du docteur.

Mme Rabican, dont les nerfs étaient devenus d’une excitabilité maladive, éprouvait, à la réception de chaque dépêche, de dangereuses crises. On fut obligé, dans l’intérêt de sa santé, de lui dire qu’on ne pourrait guère connaître le résultat définitif que dans un mois. Mais il était impossible de faire entièrement illusion à son instinct maternel. À la mine sombre du docteur, au visage encoléré de M. Bouldu, aux chuchotements d’Alberte et d’Yvon, elle devinait bien qu’on lui cachait la vérité. Plusieurs fois par jour c’étaient des scènes déchirantes entre elle et son mari.

– J’aime mieux tout savoir, s’écriait-elle, être certaine du trépas de mon pauvre Ludovic. Mais, du moins, ne me torture pas ainsi. Le doute me fait presque autant souffrir que la certitude de l’horrible vérité.

– Tu as tort, je t’assure, répliquait le docteur navré. Tu dois bien te rendre compte que des recherches du genre de celles que nous faisons sont longues et difficiles. Sois patiente. Je mentirais en te disant qu’à l’heure actuelle nous savons quelque chose de plus qu’au premier jour.

Mme Rabican fondait en larmes.

Son mari passait de longues heures à la consoler, à essayer de la persuader.

Puis, il s’échappait en hâte, pour continuer ses démarches ou visiter ses malades.

Il ne dormait plus maintenant que quelques heures par nuit.

Huit jours se passèrent ainsi, depuis les aveux de Jonathan, sans apporter aucun résultat. On recueillit seulement le témoignage de quelques paysans du département de l’Aisne, qui racontaient avoir vu planer, très haut, une espèce d’oiseau énorme, brillant comme de l’argent.

Ces témoignages, qui n’avaient d’autre importance que de justifier l’hypothèse de M. Bouldu sur la direction prise par l’aéroscaphe, permirent cependant au docteur de se rendre compte au moins en partie, de l’insuccès des recherches.

– Parbleu ! s’écria-t-il, je comprends maintenant qu’on ne nous ait apporté aucun renseignement. L’expression des paysans : un énorme oiseau, brillant comme de l’argent, me l’explique… À une très grande hauteur, l’aéroscaphe a dû être confondu avec un grand oiseau de proie : aigle ou gypaëte… Et voilà pourquoi la Princesse des Airs a pu traverser l’Allemagne et peut-être même la Russie, sans éveiller l’attention.

– Vous oubliez cependant, mon cher ami reprit M. Bouldu, une autre circonstance très importante : la rapidité de translation des courants aériens. Nos amis ont pu se trouver transportés hors de l’Europe en moins de quarante-huit heures ; et ils peuvent être descendus dans un pays où ne se trouvent ni télégraphe ni journaux.

– Ce que ces témoignages ont de plus consolant, dit le docteur, c’est qu’ils apportent au moins la certitude que la Princesse des Airs n’a pas été entraînée dans la direction de l’ouest, au-dessus de la mer. Si faible que soit cet espoir, nous pouvons encore espérer.

Depuis les témoignages des paysans, qui s’étaient produits tout au commencement de l’enquête, aucun fait nouveau n’avait été recueilli.

Le docteur et M. Bouldu avaient dépensé, en télégrammes et en frais de toute sorte, une somme considérable.

De plus après le bon vouloir qu’ils avaient déployé à l’origine, les ministères et les administrations commençaient à trouver obsédante l’importunité des deux savants.

Tout le monde s’arrangeait maintenant pour les éconduire poliment.

– Se figurent-ils, répétaient à l’envi les chefs de bureau et même les simples employés, que nous ne pouvons penser qu’à leur ballon ! Nous avons, heureusement, des préoccupations plus graves.

Et ils se remettaient à tailler artistement des crayons de diverses couleurs, ou à recopier, en belle ronde, des communiqués insignifiants.

Après plusieurs démarches infructueuses, plusieurs voyages à Paris, M. Bouldu et le docteur Rabican comprirent qu’ils n’obtiendraient plus rien par la voie officielle.

Les journaux aussi se lassaient. On recevait froidement les deux savants dans les bureaux de rédaction ; et on leur donna bientôt à entendre que, désormais, leurs notes ne pourraient passer dans le journal qu’à titre d’insertions payées.

Force fut donc aux deux amis de se croiser les bras, de demeurer dans l’inaction.

Alors, l’espoir qui les avait soutenus tant qu’il y avait eu des démarches à faire, des dépêches à envoyer, de l’activité à déployer, les abandonna tout à fait.

Le docteur se reprit tristement à visiter sa clientèle, qu’il avait forcément un peu délaissée ; M. Bouldu se confina dans son laboratoire.

La cause de Ludovic parut, encore une fois, perdue.

Les deux savants voyaient rarement le professeur Van der Schoppen.

Lui aussi vivait retiré dans son cabinet de travail, et mettait en ordre des monceaux de notes et d’observations pour un immense Mémoire sur les conditions physiologiques de la vie humaine sous tous les climats du globe.

Il en avait déjà terminé la première partie, qui avait trait aux habitants de l’Europe ; et les deux cents pages qu’il avait écrites étaient un chef-d’œuvre de clarté, de concision et de documentation consciencieuse. L’Asie lui donnait beaucoup plus de mal. Il y avait là de vastes régions, des peuples entiers, sur lesquels il n’avait que des données tout à fait vagues, des racontars contradictoires de voyageurs, indignes de figurer dans un ouvrage d’une réelle valeur scientifique.

D’ailleurs, le professeur, après avoir partagé, au début, l’espoir de ses amis, semblait s’être découragé le premier.

Il paraissait avoir, sur le lieu de la retraite – ou du tombeau – des aéronautes, une opinion à lui, une idée de derrière la tête, qu’il ne trouvait pas encore bon d’exprimer.

Seuls, Alberte et Yvon avaient toujours la même confiance qu’aux premiers jours.

Le jeune homme s’était entêté dans l’hypothèse que ses amis avaient dû atterrir en un point quelconque du plateau central de l’Asie ; et il n’en démordait pas.

Il avait facilement persuadé Alberte.

Les deux jeunes gens formaient tous les jours mille projets de voyage en Asie.

– Il faudrait, s’écriait Yvon, organiser une expédition, explorer les déserts de la Mongolie et les montagnes du Thibet[1]… Je suis sûr que c’est là qu’ils sont ; ils ne peuvent être que là.

– Tu raisonnes comme un enfant, répondait M. Bouldu. En admettant que la Princesse des Airs ait été précisément emportée par le courant aérien qui passe au-dessus de ces régions, et non par celui qui se dirige vers le pôle, pourquoi veux-tu que ce courant les ait précisément déposés là, et ne les ait pas entraînés plus loin !…

– Oui, appuyait le docteur, pourquoi voulez-vous qu’ils ne soient pas arrivés en Chine, au lieu de choisir comme lieu de descente les glaciers inhospitaliers et les rocs arides des cimes de l’Himalaya ?

– Précisément, reprenait Yvon avec feu ; c’est parce qu’ils sont descendus dans ces déserts, ou sur ces sommets inhospitaliers, que nous ignorons leur sort. S’ils avaient pris terre dans un pays comme la Chine, il y a longtemps que nous aurions de leurs nouvelles.

– Je te dis que non, rugissait M. Bouldu.

Et la discussion se terminait toujours par un accès d’emportement de la part de l’irascible météorologiste.

Quant à Jonathan Alcott, sur lequel Yvon exerçait une surveillance minutieuse, il paraissait de plus en plus repentant et résigné à la singulière situation qui lui était faite.

Il avait même demandé en grâce à son ancien maître de lui confier la mise au net et la vérification d’un très important tableau de statistique, sur la hauteur des eaux de pluie en France depuis dix ans.

Il paraissait travailler avec plaisir, et ne laissait jamais échapper la moindre plainte sur sa séquestration.

Il était plein de politesse et même d’amabilité pour la vieille Marthe, qui lui apportait ses repas, et pour le cocher Jean.

Celui-ci, chaque soir, étendait son lit de sangle dans le couloir, en travers de la porte de la cellule, de façon à prévenir toute velléité d’évasion.

Jonathan, comme beaucoup d’Américains, avait une certaine quantité de sang Peau-Rouge dans les veines.

Il devait à cette hérédité une inlassable patience, une assurance et un flegme imperturbables.

Il s’était dit qu’à force de temps M. Bouldu, sans rancune, comme toutes les personnes très violentes, lui pardonnerait et lui rendrait même sa confiance.

Cette opinion était tellement ancrée dans son esprit, qu’il eût été très vivement contrarié si on lui eût offert la liberté sans condition.

Libre, il eût été obligé de passer à l’étranger, et sa vengeance lui aurait échappé.

Car il voulait se venger, et terriblement, d’Alban Molifer, d’abord, première cause de tous ses malheurs – si par hasard il avait échappé à la catastrophe probable de la Princesse des Airs – d’Yvon, qui l’avait humilié et qui avait tenu sa vie entre ses mains – et même de M. Bouldu, ainsi que du docteur Rabican, à qui il gardait rancune pour la générosité même qu’ils avaient déployée envers lui.

Il n’était pas jusqu’à l’inoffensif Van der Schoppen qui n’eût sa part dans la rancune du Yankee. Jonathan s’était promis de le punir du rôle qu’il avait accepté dans la comédie judiciaire où lui-même avait joué celai d’inculpé.

L’application kinésithérapique qui avait terminé la séance du jugement, n’était pas, comme on pense bien, pour peu de chose dans la haine du Yankee contre l’excellent professeur.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le commencement de l’enquête entreprise par le docteur Rabican et M. Bouldu, pour connaître le sort des aventureux voyageurs, lorsqu’un accident, gros de conséquences, vint modifier la face des choses.

Yvon Bouldu, qui parlait couramment l’allemand et l’anglais, et qui, depuis les derniers événements, s’était habitué à lire les principaux journaux et périodiques en ces langues, découpa, un jour, dans une gazette allemande, un entrefilet dont voici la traduction littérale :

CURIEUSE AVENTURE D’UN CHASSEUR

« Un sous-officier de Cosaques, du district de Semiretschensk (Sibérie méridionale), se trouvant à la chasse avec plusieurs hommes de son escouade, eut l’idée d’envoyer l’un d’eux dénicher un nid à la cime d’un cyprès géant.

« Quelle ne fut pas la surprise des chasseurs en découvrant que ce nid, un nid de milan, était entièrement capitonné avec un lambeau de toile, sur lesquels étaient tracés des caractères en langue française, malheureusement presque illisibles.

« La pluie, les excréments de l’oiseau et ses coups de griffe n’avaient laissé qu’un fouillis de caractères indéchiffrables.

« Le lambeau de toile fut porté, comme une curiosité, au capitaine de la sotnia, qui, comme la plupart des officiers russes, parlait couramment le français.

« Voici ce document, tel qu’il a été restitué par M. Nicolas Hanief :

….osca… Prince.. es.. Air…
…………… perdition
rassurez… eur… Rabi…
…………… dovic
……………………………
……………. secours
..………ban Moli…

« Les caractères ont été tracés avec de l’encre ordinaire.

« Nul doute que l’on ne se trouve en présence d’un document par lequel une mission en détresse essaie de demander du secours.

« Le mot perdition ne laisse aucun doute à cet égard.

« Mais il n’y a, en ce moment, aucune mission européenne, ni surtout française, dans l’Asie centrale.

« La mystérieuse missive trouvée dans le nid de l’oiseau n’est-elle qu’une plaisanterie de mauvais goût, ou nous trouvons-nous en présence d’un appel désespéré jeté par quelque Européen, perdu depuis de longues années dans les régions himalayennes, peut-être prisonnier des farouches tribus mongoles ou des lamas du Thibet ?

« Encore un mystère à éclaircir. »

Le journal qui faisait paraître cet entrefilet était une feuille de second ordre, publiée dans une ville de la frontière russo-allemande, et qu’Yvon ne recevait pas d’ordinaire. On la lui avait expédiée avec un paquet d’autres journaux.

L’article était imprimé en tout petit caractères, dans un coin du journal, lorsque le regard d’Yvon fut arrêté par la singulière disposition typographique du document.

Distraitement, d’abord, il le parcourut. Il eut comme un éblouissement. Le journal lui tomba des mains. Il le reprit, mais il tremblait de tous ses membres, tant son émotion était grande.

Malgré les efforts qu’il faisait pour se dominer, les caractères gothiques de la gazette allemande dansaient devant ses yeux.

– Mais oui, s’écria-t-il après une seconde lecture, en se levant tout d’une pièce pour courir porter la bonne nouvelle à M. Bouldu, ce sont eux !… Osca… prince… es… air, c’est l’aéroscaphe, la Princesse des AirsPerdition

Ici, le front du jeune homme se rembrunit.

– Ils sont en perdition ou y ont été… Heureusement qu’à la ligne suivante le mot rassurez laisse de l’espoir… Rabi… c’est évidemment le docteur Rabican… dovic, Ludovic !… Ce scélérat de Jonathan a donc dit vrai, pour une fois… Et la signature… ban Moli… évidemment Alban Molifer, ne permet de conserver aucun doute.

Yvon s’était précipité dans le laboratoire paternel. M. Bouldu, en ce moment occupé à collationner plusieurs cartes des vents dominants, reçut fort mal son fils.

– Tu ne pouvais pas, gronda-t-il, choisir un autre moment pour venir me déranger !…

Yvon, oubliant dans sa joie que son père ne connaissait pas la langue allemande, lui mit le journal sous les yeux.

– Tiens, s’écria-t-il, seras-tu convaincu, maintenant !

M. Bouldu entra dans une nouvelle colère :

– Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse, ton journal allemand ?… Traduis-le-moi, au moins… Et d’abord, qu’y a-t-il ?

– Il y a, clama Yvon impatienté à son tour, que la Princesse des Airs est retrouvée, ou près de l’être. Ce journal en donne des nouvelles… Jonathan avait dit vrai… Ludovic est parti avec Alban Molifer.

– Que diable ! il fallait me dire cela plus tôt, fit M. Bouldu en exagérant son attitude grondeuse pour dissimuler sa joie et son émotion.

Quand le jeune homme eut traduit fidèlement le bienheureux article, M. Bouldu donna cours à toute sa satisfaction.

Il serra énergiquement la main de son fils.

– Tu ne peux pas t’imaginer, s’écria-t-il, le plaisir que tu me fais. Je suis aussi heureux que le jour de ma réconciliation avec Rabican… C’est ce pauvre ami qui va être content !

Je vais, sans perdre un instant lui porter la bonne nouvelle.

Yvon disparut en faisant claquer joyeusement les portes, et en brandissant toujours la fameuse gazette. Resté seul, M. Bouldu réfléchit. Une idée venait de lui traverser la cervelle.

– Il résulte de tout ceci, se dit-il, que ce coquin de Jonathan a dit la vérité au sujet du petit Ludovic… Je lui ai promis la liberté ; il faut que je tienne parole… Je cours le délivrer, comme je m’y suis engagé.

M. Bouldu, qui avait pour habitude, d’exécuter immédiatement tout ce qu’il avait résolu, grimpa, en toute hâte, à la logette du prisonnier.

Il s’arrêta pour souffler, au dernier palier. Il fallait parler avec dignité au serviteur infidèle.

Jonathan Alcott ne put réprimer un haut-le-corps de surprise à la vue de son maître.

– Rassurez-vous, dit M. Bouldu, majestueusement. Je viens vous remettre en liberté, comme je me suis engagé à le faire, si vos assertions, au sujet du fils de mon ami, monsieur Rabican, se trouvaient confirmées… Un honnête homme n’a qu’une parole. Vous êtes libre.

Jonathan Alcott ne bougea pas.

– Eh bien, entendez-vous ce que je vous dis ?… Vous pouvez partir. Je ne plaisante pas.

L’Américain poussa une sorte de grognement. Il se trouvait très contrarié, et au fond très embarrassé de cette liberté dont il ne savait que faire. Il avait beau réfléchir, il ne découvrait aucun moyen d’éviter son renvoi.

À la fin, il se hasarda à demander à M. Bouldu comment il avait eu des nouvelles de l’aéroscaphe.

En quelques phrases brèves, car il commençait à s’impatienter, le météorologiste le mit au courant.

– Et c’est sur d’aussi faibles preuves, sur d’aussi futiles indices, soupira aussitôt Jonathan, que vous avez la générosité de me pardonner mes crimes, et d’ouvrir les portes de ma prison ! Je ne le souffrirai pas. Je resterai ici jusqu’à ce que vous soyez bien sûr que je n’ai pas voulu vous tromper.

– Restez, si vous voulez, déclara avec indifférence, M. Bouldu ; mais personne ne vous surveillera plus.

– D’ailleurs, fît observer doucereusement l’Américain, il faut que je termine le grand tableau météorologique dont vous avez bien voulu me confier l’exécution.

– Je vois, conclut M. Bouldu avec un rire sonore, que je serai obligé de vous mettre à la porte !… Le voilà, le voilà bien, le prisonnier par persuasion !

Fort de cette espèce de consentement tacite, Jonathan se remit tranquillement à son travail.

Quant à M. Bouldu, qui avait descendu l’escalier en sifflotant comme un collégien, il se jura bien d’expulser cette canaille d’Américain, sitôt qu’on aurait des nouvelles plus précises de l’aéroscaphe, ce qui ne saurait tarder.

Jonathan était ravi.

– Décidément, murmura-t-il, je ne croyais pas le père Bouldu aussi naïf. J’aurai beaucoup moins de peine que je ne l’avais pensé à regagner sa confiance. Il finira bien quelque jour, par me donner son coffre-fort à garder !

En arrivant à l’institut, Yvon eut la chance de rencontrer le docteur Rabican, qui se préparait à sortir.

À la surprise du jeune homme, le docteur, qui avait d’abord manifesté une grande joie, parut soudainement devenir soucieux.

On eut dit que le plaisir qu’il éprouvait était gâté par quelques pénibles préoccupations.

Il n’en remercia pas moins chaleureusement Yvon Bouldu.

– Je n’oublierai jamais, mon cher enfant, s’écria-t-il, que vous avez été le premier à m’annoncer que mon fils vivait encore. Je vais donc pouvoir redonner un peu d’espoir à Alberte et à sa mère.

Le docteur avait prononcé ces paroles d’un ton de tristesse et de mélancolie qui n’échappa point à Yvon.

– Que peut donc avoir le docteur ? s’écria-t-il. Il y a, dans sa tristesse, un mystère que je ne m’explique pas.

Yvon observa plus attentivement son interlocuteur. Évidemment, il faisait des efforts pour échapper à une obsédante pensée.

La conversation languissait lorsque Yvon, sans calculer la portée de ses paroles :

– Nous sommes maintenant, dit-il, moralement certains que la Princesse des Airs a pris terre dans quelque contrée de l’Asie centrale. Il ne reste plus maintenant qu’à organiser une expédition, et à nous lancer, nous-mêmes, à la recherche de nos amis.

À ces paroles, le docteur pâlit et balbutia :

– Oui, oui, en effet, vous avez raison… une expédition… Il faudrait une expédition.

Yvon Bouldu comprit, sans en deviner la raison, qu’il venait, involontairement, de froisser son vieil ami.

Il se retira tout rêveur, se demandant, avec anxiété, la cause des soucis du docteur.

Comme il traversait la cour de l’institut maintenant envahie pas les hautes herbes, il se frappa brusquement le front.

– Suis-je assez simple, s’écria-t-il… J’aurais dû comprendre cela du premier coup !…

Yvon venait d’avoir une bonne idée.

Il retourna chez son père beaucoup plus tranquille. Il croyait avoir trouvé le moyen de dissiper la tristesse du docteur, et il se proposait de supplier son père de l’aider dans cette tâche.

Il trouva M. Bouldu dans son laboratoire.

Le météorologiste était d’excellente humeur.

Il se promenait de long en large, en se frottant les mains avec tant de vigueur que l’on eût pu croire, à première vue, qu’il voulait allumer du feu, comme font les sauvages, en frottant énergiquement deux bâtons de bois sec l’un contre l’autre.

– Tu sais, cria-t-il à son fils, d’une voix sonore, que j’ai mis Jonathan en liberté… Du moment où il nous avait dit la vérité, nous ne pouvions pas le transformer en petit Latude domestique.

Yvon ne put réprimer un mouvement de dépit.

– Vous avez fait là de la belle besogne, mon père, grommela-t-il… Mais nous en reparlerons… Pour le moment, il ne s’agit pas de cela… J’ai vu le docteur Rabican.

– Eh bien ?… il doit être enchanté.

– Oui et non… Il est d’une tristesse mortelle.

– Par exemple, s’écria M. Bouldu, déjà prêt à entrer en effervescence, voilà qui est singulier… Comment ! tu viens lui apprendre que son fils est peut-être vivant, et il n’est pas content ! Que lui faut-il donc de plus ?

– Le docteur est certainement très heureux de la nouvelle que je lui ai apportée ; mais vous n’avez peut-être pas réfléchi que, pour retrouver Ludovic, il faut organiser une expédition…

– Eh bien, Rabican organisera une expédition.

– Oui ; mais une expédition est très coûteuse. Pour explorer des pays tels que le massif de l’Himalaya, il faut une escorte nombreuse, des vivres, des armes, des chevaux, des munitions… À moins que le docteur n’obtienne une mission du gouvernement, ce qui n’est guère probable, puisque ses récentes démarches ont épuisé tout son crédit dans les ministères, jamais il ne sera en état de subvenir à des frais aussi considérables. La construction de la Princesse des Airs, d’après ce que tu m’as raconté, a fortement entamé sa fortune. L’institut est vide de pensionnaires ; et l’opinion publique considère le docteur comme à peu près ruiné… Où veux-tu donc qu’il prenne les fonds nécessaires à un voyage d’exploration dans l’Asie centrale ?

M. Bouldu réfléchit un instant.

– Si Rabican n’est arrêté que par le manque d’argent, répondit-il enfin, la question n’est pas insoluble… Je serai heureux, pour ma part, de mettre ma fortune à la disposition de mon vieil ami. En somme, n’y a-t-il pas beaucoup de ma faute, dans cette série de désastres ?

Yvon sauta au cou de son père.

– Je savais bien, s’écria-t-il, que tu serais le premier à faire cette généreuse proposition. Nous allons retrouver Ludovic et Alban ; et nous allons faire un merveilleux voyage dans le pays le plus intéressant, celui que je désirerais le plus connaître.

– Ne t’enthousiasme pas si vite, bougonna M. Bouldu ; tu ne sais pas encore si le docteur Rabican va accepter mon offre. Il est d’une telle fierté, et quelquefois de tels scrupules, qu’il est bien capable de refuser.

– C’est impossible… Jamais il n’hésitera à employer le seul moyen qu’il ait de retrouver son fils… D’ailleurs, je sais comment le persuader ; c’est de lui donner à entendre que le sauvetage de l’aéroscaphe et le retour d’Alban vous dédommageront amplement des avances que vous allez faire pour l’expédition.

– C’est cela, approuva joyeusement M. Bouldu, j’achète à Rabican la moitié de sa part de commanditaire dans l’affaire de la Princesse des Airs. Il ne pourra pas me refuser ; il me l’a proposé lui-même.

– Oui, murmura Yvon pensif. Il vous l’a proposé au moment où il se croyait sûr du succès ; il a trop de délicatesse pour ne pas refuser maintenant.

Le père et le fils étaient là de leur conversation, lorsqu’un coup discret fut frappé à la porte du laboratoire.

– Entrez, cria M. Bouldu.

Jonathan Alcott fit son apparition, les yeux hypocritement baissés, et salua gravement.

– Que désirez-vous ? demanda rudement Yvon.

– Excusez-moi de venir vous déranger, fit le Yankee sans quitter son attitude humble et compassée ; mais puisque Monsieur Boulin m’a, tantôt, autorisé à reprendre ma liberté, j’ai cru me rendre utile en compulsant les journaux étrangers. Je viens malheureusement de mettre la main sur un article qui contredit entièrement celui sur lequel vous fondiez l’espérance de retrouver vos amis,

– Alors, pourquoi nous l’apportez-vous ? rugit M. Bouldu. Vous agissez contre vos intérêts !

– Je sais que la preuve de ce que j’ai avancé se trouve ainsi remise à plus tard ; mais j’ai cru qu’il était de toute loyauté de vous avertir. L’avenir démontrera certainement, d’une autre façon, que je n’ai pas menti.

Cependant Yvon, qui avait arraché, des mains du Yankee, un exemplaire du journal russo-allemand dont le lecture, la veille, leur avai t causé tant de bonheur, lut avec désespoir :

CURIEUSE AVENTURE D’UN CHASSEUR
(Suite).

« Nous sommes heureux d’offrir, aujourd’hui, à nos lecteurs, une restitution plausible et probablement exacte du mystérieux document en langue française découvert par les chasseurs du district de Sémiretschensk.

« Comme nous le croyions, il ne s’agit pas d’un appel adressé par des explorateurs européens en péril. Un officier russe, qui a beaucoup voyagé dans tout l’Empire, nous adresse l’explication suivante.

« Le document se lirait ainsi :

La Tosca, Prince des Arts a été mis en répétition Rassurez directeur Rabichac Succès au Prado. Victoire. Avons reçu secours du public. Bancs démolis.

« L’auteur de cette version, M. Gobelet, a très intimement connu, à Moscou, un imprésario français, M. Rabichac, qui fait encore, à l’heure actuelle, des tournées artistiques, à la tête d’une troupe d’opéra, dans le sud de la Russie.

M. Rabichac qui est très connu, a eu, au cours de ses voyages théâtraux, d’innombrables aventures.

« Maintes fois, ses accessoires ont été démolis par les paysans, et les artistes de sa troupe malmenés.

« Il est exact que M. Rabichac soit allé donner des représentations jusque dans les régions les plus sauvages du Caucase.

« Vérification faite, M. Rabichac est toujours à la tête de sa troupe, et donnait encore, il n’y a pas un mois, une représentation à Nijni-Novogorod. Il y a donc tout lieu de croire que l’explication de M. Gobe-lef est la vraie.

« Le fameux document a dû être expédié à l’imprésario par un de ses artistes, dans une des nombreuses circonstances où la troupe s’est trouvée en détresse dans les steppes. »

Yvon ne prit même pas la peine de finir l’article, et froissa le journal avec dépit.

Ainsi tout était remis en question.

Ludovic, retrouvé, quelques heures auparavant, était maintenant perdu de nouveau.

Il allait falloir annoncer la déchirante vérité au docteur Rabican, qui devait, maintenant, croire au salut de son fils.

Yvon baissa la tête avec découragement, pendant que Jonathan, congédié d’un mot, par M. Bouldu furieux, se retirait en riant sous cape.

Entre le père et le fils, la soirée se passa tristement.

D’un commun accord, ils s’étaient donné jusqu’au lendemain pour aller remplir la cruelle mission d’informer le docteur Rabican de cette déconvenue.

Vers dix heures, le timbre électrique de la porte d’entrée retentit soudainement.

M. Bouldu et Yvon en reçurent comme un coup en plein cœur.

Sans nul doute, c’était le docteur Rabican qui venait s’entretenir avec ses amis, de ses projets d’expédition, et qu’il allait falloir désespérer.

Si cruelle que fût cette tâche, on devait la vérité au docteur.

C’était bien le docteur Rabican ; mais il paraissait en proie à une exaltation tout à fait en dehors de ses habitudes et de son tempérament.

– Mes amis, s’écria-t-il, dès l’entrée, je vous apporte une grande et heureuse nouvelle.

M. Bouldu et son fils, se méprenant sur le sens de ses paroles, firent appel à tout leur courage pour le détromper.

– Oui, continua le docteur, l’entrefilet que vous avez lu est confirmé de tout point. Alban Molifer vient de m’envoyer une dépêche.

– Une dépêche ! s’écrièrent à la fois M. Bouldu et Yvon, en proie à l’étonnement le plus profond.

– Oui ; et une vraie dépêche. Mais elle m’arrive par une voie peu ordinaire. Elle vient de l’Himalaya, en passant par le Mont Blanc.

– Mais il n’y a pas de ligne télégraphique dans l’Himalaya ! objecta Yvon.

– Non, répliqua victorieusement le docteur… Mais vous oubliez la télégraphie sans fil !… Du lieu où ils se trouvent, c’est-à-dire probablement d’un des hauts sommets de l’Himalaya, Alban Molifer a trouvé le moyen d’installer, avec les machines électriques de l’aéroscaphe, les appareils, d’ailleurs extrêmement simples, qui servent à la transmission des ondes électriques, sans l’intermédiaire d’aucune espèce de conducteur métallique. Il a télégraphié, sans savoir où sa dépêche aboutirait, ni même sans savoir si elle aboutirait quelque part. Les employés du télégraphe sans fil du Mont Blanc, ont été fort surpris, la nuit dernière, d’entendre vibrer, d’une façon tout à fait irrégulière et inusitée, la sonnerie de l’avertisseur. Ils se sont mis immédiatement à enregistrer le message de leur correspondant inconnu ; mais malheureusement, soit défectuosité des appareils construits par Alban, soit pour tout autre cause, ils n’ont pu recueillir que les mots suivants, qui viennent de m’être fidèlement transmis… Le message, quoique incomplet, est suffisamment explicite… Lisez plutôt…

M. Bouldu prit des mains du docteur le télégramme qu’il lui tendait. Il lut :


« Docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Prière de transmettre, contre récompense, cette dépêche d’aéronautes perdus dans les monts de l’Himalaya, à docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Sommes en bonne santé… Princesse… préservée malgré avaries… Ludovic avec nous…………… »

– Le message est inachevé, fit remarquer Yvon.

– Oui, répondit le docteur… Les employés ont eu beau lancer, dans la direction approximative d’où était venue la dépêche, leur courant le plus puissant, Alban n’a pas répondu… Mais cela n’a pas d’importance. Nous en savons assez. Je vais immédiatement me mettre à la recherche de mon fils, dussé-je entreprendre seul ce voyage.

– Vous ne l’entreprendrez pas seul, mon vieil ami, s’écria M. Bouldu en serrant les mains du docteur. Nous tenons absolument Yvon et moi, à faire partie de l’expédition.

Le docteur, ramené à ses préoccupations pécuniaires, avait repris brusquement sa mine soucieuse.

Avec mille précautions, M. Bouldu fit ses offres de service. Le docteur finit pas accepter, même sans trop s’être fait prier.

– Du moment que mon fils vit, qu’Alban et sa famille existent encore, que la Princesse des Airs est intacte, je suis sûr de pouvoir vous rembourser… D’ailleurs n’êtes-vous pas, mon cher Bouldu, le seul ami à qui je puisse m’adresser en cette occasion !

– Ce n’est pas un service que je vous rends, répliqua M. Bouldu. Je ne fais que vous accorder la réparation que je vous devais, pour mon injustice et ma méchanceté à votre égard.

Cette importante question d’argent une fois réglée, Yvon jugea bon de mettre sous les yeux du docteur, le second entrefilet du journal allemand.

Personne n’ajouta foi à l’explication fantaisiste de l’officier russe.

La dépêche reçue par le docteur, confirmait trop bien les termes du document trouvé dans la basse Sibérie, pour qu’il subsistât le moindre doute sur le salut de Ludovic.

Le docteur demeura, fort avant dans la soirée, avec ses amis.

Yvon se fit expliquer par son père le fonctionnement du télégraphe sans fil.

Le télégraphe sans fil, inventé par l’ingénieur italien Marconi, et perfectionné par l’inventeur Telsa, ne transmettait d’abord les dépêches qu’à une très faible distance : quelques centaines de mètres.

Maintenant on peut correspondre d’un bout à l’autre de la terre.

M. Telsa espère même entrer en communication avec les planètes.

Les appareils de télégraphie sans fil sont extrêmement simples et peu coûteux. Un employé quelconque peut les mettre en mouvement, après les avoir vu fonctionner une seule fois…

Grâce à l’oscillateur Telsa, les ondes électriques les plus faibles sont amplifiées des millions de fois, et peuvent se transmettre à travers le sol ou la terre, avec une rapidité presque égale à celle de la lumière.

Ces ondes, d’ailleurs, se comportent comme les rayons X et traversent les eaux ou les rochers aussi facilement que l’air.

Dans un avenir très prochain, chaque maison particulière, chaque établissement public aura sa tour.

Pour les villes qui ne se trouvent pas situées sur des hauteurs, les postes de télégraphie sans fils seront installés sur des ballons captifs retenus par des câbles métalliques, et lancés à une très grande hauteur, de manière à atteindre les couches supérieures d’air raréfié, à travers lesquelles les ondes se transmettent plus facilement…

– Quand le télégraphe sans fil sera installé partout, conclut M. Bouldu, la solidarité humaine aura fait un grand pas. Les idées se répandront avec une rapidité inconcevable ; les journaux seront informés instantanément des événements et les opérations commerciales pourront se traiter sans déplacement.

M. Bouldu donna rendez-vous au docteur pour le lendemain, afin de fixer la date du départ et de combiner les préparatifs de l’expédition.

Yvon nageait dans une joie sans bornes.

Un seul détail contrariait le jeune homme.

Pourquoi donc son père, après avoir remis en liberté Jonathan Alcott, ne s’en était-il pas débarrassé, ne l’avait-il pas envoyé se faire pendre ailleurs !

L’Américain, dont l’arrivée subite du docteur Rabican avait éveillé la curiosité, avait pu, en collant son oreille à la porte du salon, entendre une partie de la conversation.

Il était allé se coucher, très mécontent de la tournure que prenaient les événements.

– Si M. Bouldu part en expédition, s’était-il dit, on me renverra certainement, et je perdrai ma vengeance, en même temps que ma situation.

Il réfléchit une partie de la nuit aux moyens de parer à cette éventualité.

Il n’en trouva pas de meilleur que d’aller se jeter aux pieds de M. Bouldu et du docteur Rabican, et de les supplier de l’emmener avec eux dans leur voyage.

Jonathan Alcott se rendait compte du peu de succès qu’aurait sans doute sa demande ; mais c’était la seule chance qui lui restât de ne pas voir échapper la vengeance que son âme haineuse mûrissait depuis si longtemps.

– Ce sont de braves gens si naïfs, murmura-t-il en s’endormant, qu’ils sont, après tout, bien capables de me pardonner et de m’emmener… Alors, ce sera tant pis pour eux !


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  1. WS : Tibet -> Thibet comme dans le reste du livre