La Princesse des airs/III/7
CHAPITRE VII
incidents et paysages
Il faisait un temps magnifique lorsque le Volga, de la compagnie russe de navigation à vapeur de la mer Noire, s’éloigna des jetées de Constantinople.
Les explorateurs avaient pris place sur la passerelle des premières et, commodément installés sur des pliants, regardaient disparaître au loin les maisons blanches de Soutari. À l’aide de lorgnettes marines, ils examinaient curieusement les côtes de la Turquie d’Asie, toutes couvertes de jardins, de villas et de minarets.
— Décidément, dit Mme Rabican qui, depuis le commencement du voyage, semblait avoir reconquis sa santé et sa gaieté, si notre exploration se continue toujours de la même façon, ce sera une véritable partie de plaisir.
— Ne te hâte pas trop de te réjouir, répartit le docteur, les périls de notre expédition ne commencent qu’à Samarkande. C’est alors seulement que nous serons livrés à nos propres ressources. Jusqu’à ce que nous soyons arrivés à l’ancienne capitale des conquérants tartares, nous allons voyager sur de bons paquebots et dans les confortables sleeping-cars du Transcaucasien et du Transcaspien.
— Ma foi, fit étourdiment Alberte, j’avoue que je ne serais pas fâchée de quelque aventure. Cette vie de chemins de fer, de paquebots et d’hôtels, deviendrait rapidement fastidieuse.
Le docteur ne répondit pas. Plus on avançait, plus il devenait soucieux, plus il regrettait la faiblesse de M. Bouldu qui avait consenti à emmener Jonathan.
Très perspicace observateur, le docteur était moralement certain que le Yankee ne s’était nullement amendé, et qu’il ne cherchait, probablement, qu’une occasion de se venger.
Mais, M. Bouldu était si insouciant et, en dépit de son tempérament coléreux, si naïvement optimiste, qu’il eût été inutile de lui adresser des observations.
Quant à Van der Schoppen, toujours plongé dans les nuageuses abstractions de quelque théorie médicale ou scientifique de son cru, il était indifférent à tout ce qui n’était pas science ; et il ne se préoccupait des dangers que lorsqu’il avait à les combattre d’une façon immédiate.
Tout ce qu’avait pu faire le docteur, c’était de faire part de ses appréhensions à Yvon, qu’il avait trouvé entièrement de son avis.
Le jeune homme s’était promis de surveiller plus que jamais les faits et gestes du Yankee, et de prévenir le docteur, s’il découvrait quelque chose de suspect dans sa conduite.
Jusque-là, il faut bien le dire, Jonathan s’était montré le modèle des serviteurs.
Le docteur se livrait à ses réflexions, tout en jetant, de temps à autre, un coup d’œil distrait sur les magnifiques panoramas que déroulaient les rivages de l’Asie Mineure, lorsque Alberte lui posa doucement la main sur l’épaule.
La jeune fille paraissait vivement contrariée.
Ses beaux yeux étaient humides de larmes.
— Père, dit-elle, nous avons commis un grave oubli. Depuis Paris, personne ne s’est occupé de nos chiens.
— Zénith et Nadir ?
— On a dû les laisser à Constantinople ! s’écria-t-elle avec dépit. Eux qui auraient été nos compagnons et nos défenseurs dans le désert !
Jonathan qui, à quelques pas de là, semblait absorbé par la contemplation de la mer, s’était approché tout doucement.
Il n’avait pas perdu un mot de la conversation.
— Pardon, mademoiselle, fit-il en saluant jusqu’à terre, sans le vouloir, il m’a semblé entendre que vous vous préoccupiez de Zénith et de Nadir ?
Le docteur Rabican avait froncé le sourcil à la vue de l’Américain.
Alberte semblait décontenancée par cette intervention inattendue.
Jonathan continua imperturbablement :
— Vous pouvez vous rassurer, mademoiselle, les deux fidèles danois sont en sûreté. J’ai veillé moi-même hier à leur transbordement de la gare au navire. Ils sont, à l’heure actuelle, dans l’entrepont, commodément installés dans une des grandes cages qui servent ordinairement au transport du bétail.
Alberte ne put s’empêcher de gratifier Jonathan d’un sourire, dont l’Américain la remercia par un salut aussi profond que le premier.
Après quoi, il se retira discrètement.
Ce qu’il s’était bien gardé de dire à la jeune fille, c’est que c’est Yvon qui, le premier, avait eu l’idée de penser aux chiens et lui avait ordonné de s’occuper d’eux.
Yvon n’était pas là pour raconter la vérité. À demi couché sur la banquette de velours du salon des premières, il avait commencé à déballer quelques-uns des lexiques des idiomes tartares qu’il avait apportés de Paris.
Il avait même, la veille, augmenté sa collection de quelques livres russes, achetés chez un bouquiniste arménien du faubourg de Galata.
À quelques pas de lui, Van der Schoppen se livrait à la même étude, et scandait à demi-voix, comme un écolier, les syllabes hirsutes du mandchou, du mongol et du thibétain.
Le docteur Rabican parlait assez correctement le russe.
De cette façon, la petite caravane pourrait, dans la plupart des cas, se passer d’interprète.
Le docteur Van der Schoppen était tout entier à ses exercices de mémoire et de prononciation, lorsque Jonathan s’approcha de lui.
L’Américain avait compris de quelle importance allait être, pour ses projets, la connaissance de la langue des pays traversés.
— Monsieur le professeur, dit-il avec humilité, auriez-vous la bonté de me prêter un des lexiques dont vous ne vous servez pas ? Je possède une mémoire excellente et, dans l’intérêt général, il est bon que je sois au courant de la langue que parlent quelques-unes des peuplades avec lesquelles nous allons entrer en relations.
— Certainement, mon ami, répondit Van der Schoppen avec un sourire bénévole ; choisissez ce qu’il vous plaira, vous avez eu là une très bonne idée.
Jonathan s’empara avec vivacité des livres qui lui convinrent et se retira, non sans avoir chaleureusement remercié le professeur. L’Américain était ravi d’avoir trouvé le moyen d’employer utilement les loisirs de la traversée.
Quand il eut disparu dans la direction des cabines, Yvon murmura à demi-voix :
— Ne croyez-vous pas, monsieur le professeur, qu’il y a imprudence à donner à ce traître, ce bandit que mon père a emmené bien malgré moi, un moyen de plus de nous trahir ?
— Bah ! répondit Van der Schoppen, en haussant les épaules, je ne le crains pas. Et de cette façon, il nous rendra des services malgré lui. D’ailleurs n’est-il pas converti ?
Et le professeur poussa un formidable éclat de rire.
Il lui semblait plaisant, d’abord, que Jonathan Alcott fût converti ; en second lieu, qu’on eût quelque chose à craindre de lui.
Yvon Bouldu, qui trouvait fort intempestive l’humeur facétieuse du professeur, ne répondit pas un seul mot, et se replongea avec acharnement dans l’étude de l’alphabet thibétain.
Le voyage de Constantinople à Poti devait durer environ une semaine. La vie à bord s’organisa.
Le temps continua à se montrer parfaitement beau. Aussi M. Bouldu et les Rabican passaient-ils la majeure partie de leurs temps sur la passerelle.
De là, ils dominaient l’avant, où s’entassaient les passagers de seconde classe.
Jamais foule ne fut plus disparate.
Il y avait là des Turcs en redingote noire et en fez, des Arméniens en turban noir et en robe bleue, des Russes en touloupes graisseux, des Circasiens au profil d’une régularité admirable, des Persans coiffés d’un haut bonnet d’astrakan ou de feutre et aussi bon nombre d’Européens, entre autres une demi-douzaine de commis-voyageurs allemands, et toute une famille de Piémontais, embauchés pour des travaux du chemin de fer de Sibérie.
Au nombre des passagers de première classe, avec qui les explorateurs se trouvaient forcément en contact, deux fois par jour, à la table du bord, se trouvaient plusieurs officiers russes qui regagnaient leurs garnisons du Caucase, et un pacha qui retournait à Trébizonde après avoir été rendre compte de sa gestion au sultan.
Ce personnage ne quittait guère sa cabine, et il ne faisait pas un pas sans deux jeunes esclaves ou fonctionnaires attachés spécialement à sa personne.
C’était le chiboudji, chargé de nettoyer la pipe du pacha et de la lui présenter à la moindre réquisition, bourrée et allumée, et le cafedji, chargé de veiller à ce que son maître eût, à portée de sa main, une tasse toujours pleine de moka.
Ce pacha qui, à en juger par son costume à l’ancienne mode turque, devait appartenir au parti des « Vieux Turcs », regardait les Européens avec arrogance.
Pas une fois, il ne daigna descendre à la table d’hôte.
Heureusement qu’il se trouvait, au nombre des passagers, des compagnons plus aimables.
Entre autres, certains des officiers russes qui parlaient couramment le français, et n’avaient d’autre défaut que de se livrer à de fréquentes libations de Champagne et surtout de cette détestable eau-de-vie de grains qu’on appelle vodka.
Il y avait encore un Anglais nommé William Lubbock qui, tout en représentant en Asie une importante maison de cotonnades de Birmingham, se livrait aussi, pour son compte, à un commerce original.
Il achetait ou se faisait céder, le plus souvent à vil prix, tous les manuscrits et tous les livres en langue persane, arabe, syrienne, qu’il pouvait trouver ; et, de retour en Europe, les revendait, au poids de l’or, aux savants orientalistes de Paris ou de Londres.
William Lubbock, grâce à sa profession même, possédait une instruction au-dessus de la moyenne. Il était au courant de l’expédition du docteur Rabican, et il fournit aux voyageurs plusieurs renseignements pratiques très précieux sur les régions qu’ils avaient à traverser.
Comme beaucoup de ses compatriotes, M. Lubbock était d’une extrême obligeance chaque fois qu’il ne fallait rien débourser, et que cela ne lui faisait pas perdre de temps.
Il y avait parmi les passagers un personnage dont l’aspect formait avec celui de M. Lubbock, qui était grand, froid, maigre et avare de ses paroles, un contraste parfait.
Il était français, et, comme l’indiquaient les cartes de visite rédigées en plusieurs langues, et dont il faisait cadeau aux premiers venus, il se nommait Philibert Dubois, et voyageait pour une grande maison de curiosités parisienne.
M. Dubois était bruyant, mal élevé et bavard.
Il tapait fréquemment sur son gousset où tintaient quelques pièces de cinq francs.
À table, il se servait le premier, buvait sec et faisait part à ses voisins du menu des meilleurs repas qu’il avait faits la semaine précédente.
Il plaisantait familièrement avec tout le monde et, malgré leurs grimaces et leur air renfrogné « blaguait », suivant son expression, les Turcs et même les Russes dans leur propre langue, dont il estropiait d’ailleurs la plupart des mots avec une désinvolture charmante.
Malgré tout cela, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.
Sous l’écorce déplaisante du farceur de table d’hôte, on lui reconnaissait vite de réelles qualités de franchise, de courage et de générosité.
Il n’avait d’ailleurs pas son pareil dans sa partie et son flair était tout spécial pour dénicher, dans des villages perdus, des cuivres ouvragés, des aciers du Korassan, des tapis de mosquées ou des faïences peintes de la bonne époque.
Au physique, M. Dubois était chauve, bedonnant, toujours vêtu d’un complet de coutil blanc et d’un panama à larges bords. Sa trogne enluminée, au nez en trompette, au regard gouailleur, s’agrémentait d’une superbe paire de moustaches.
Dès le second jour de la traversée, M. Philibert Dubois, qui était un répertoire vivant d’anecdotes et de calembours, était devenu indispensable à tout le monde.
Il avait eu deux ou trois querelles violentes avec M. Bouldu, qu’il avait fort intrigué en lui racontant que les Arabes possédaient des statues talismaniques qui non seulement indiquaient le beau temps et l’orage comme nos baromètres, mais encore l’approche des ennemis, la peste, la famine.
Monsieur Dubois n’était pas en moins bons termes avec l’anglais William Lubbock, auquel il avait fourni des renseignements sur certaines bibliothèques musulmanes.
L’Anglais et le Français étaient devenus les meilleurs amis du monde. Il n’y avait qu’un seul des passagers du « Volga » qui fût demeuré rebelle aux avances de M. Philibert Dubois.
Cette exception faite, il avait réussi à apprivoiser tout le monde, même l’arrogant pacha et ses deux fanatiques gardes du corps ; même deux marchands de thé, aux yeux bridés et à la face camuse, qui ne parlaient que le chinois et quelques mots de russe et qui semblaient, de prime abord, tout à fait insociables.
Ils revenaient de la foire d’Astrakan et retournaient en Sibérie après s’être arrêtés quelque temps à Constantinople pour leurs affaires.
Le personnage qui avait repoussé toutes les avances de M. Philibert Dubois était d’un âge imprécis, mais plutôt jeune que vieux.
Grand, flegmatique, il avait le visage émacié, les pommettes saillantes, la barbe et les cheveux complètement rasés.
De par le type de sa physionomie, il appartenait évidemment à la race mongolique, mais son front élevé, son sourire plein de finesse, la simplicité de ses manières indiquaient qu’on avait affaire à un prêtre ou à un lettré.
Prêtre, oui, mais de quelle religion ?
Lettré, mais de quelle littérature ?
Il s’était fait inscrire sur le livre de bord, sous le nom d’Okou.
— Ce n’est pas un missionnaire catholique, disait à M. Bouldu, Philibert Dubois, il ne parle aucune des langues européennes. Pas davantage un prêtre Arménien ou un rabbin, puisqu’il a le type de la race jaune. Ce n’est pas un uléma, puisqu’il n’observe aucun des rites mahométans. Décidément, nous nous trouvons en présence d’une énigme insoluble. Après tout, d’ailleurs, les affaires de cet homme ne nous regardent pas.
Au fond, le commis-voyageur, déçu dans sa curiosité, était très mortifié.
Le costume de l’abbé Okou — comme le dénommait plaisamment M. Bouldu — ne pouvait fournir aucun renseignement.
Ce costume se composait d’une longue robe de laine brune d’une coupe très simple, d’un bonnet de soie noire sans ornements et de grossières sandales de cuir de bœuf.
Une seule supposition restait vraisemblable : Okou était sans doute un bouddhiste fervent, un Lama du Thibet.
Mais, cette hypothèse n’expliquait guère sa présence dans une partie de l’Asie, si éloignée des régions bouddhistes, et où il est tout à fait exceptionnel de rencontrer un sectateur du Dalaï-Lama, le pape de H’Lassa, le chef tout-puissant de cent cinquante millions de fidèles.
Faute de pouvoir deviner ce qu’était en réalité le mystérieux Okou, on cessa de s’occuper de lui ; d’ailleurs il faisait tout pour passer inaperçu. Toujours silencieux, il prenait ses repas en hâte, et courait aussitôt se renfermer dans sa cabine, d’où il ne sortait plus.
Quoique plus curieux qu’une vieille femme, Philibert Dubois finit par laisser Okou tout à fait tranquille et par ne plus faire attention à lui.
Cependant, le Volga, superbe paquebot à hélice, livré l’année précédente à la Compagnie russe de navigation, par la société des Forges et Chantiers de la Méditerranée, continuait rapidement sa marche vers l’est, favorisé par un temps immuablement beau et par l’excellente installation de sa machinerie.
Dans l’après-midi du troisième jour, on était arrivé au large de l’antique ville de Sinope, où se trouvent d’admirables ruines, lorsqu’un grave incident se produisit à bord.
Il y avait, parmi les officiers russes de passage, un jeune capitaine d’artillerie nommé Ladislas Korewitch, qui regagnait son régiment en garnison dans une forteresse des environs de Tiflis.
L’Anglais, William Lubbock, eut l’imprudence de parler politique en sa présence et d’exprimer sans ménagement son opinion sur ce qu’il appelait les agissements tyranniques de la Russie en Extrême-Orient.
Le bouillant capitaine répondit sur le même ton et parla des empiètements de l’Angleterre dans toutes les parties du monde.
De courtoise, la discussion devint promptement aigre et haineuse.
Des allusions blessantes, on en vint bientôt aux paroles grossières.
M. Lubbock, offensé dans son orgueil national, essayait vainement de dissimuler son irritation sous un flegme apparent ; son visage s’était empourpré ; et ce fut d’une voix rauque qu’il déclara que les Russes étaient encore à demi-barbares, et que leur incomplète et factice civilisation n’aurait qu’un temps.
— Vous en avez menti ! s’écria l’officier en se levant impétueusement.
L’Anglais ne répondit qu’en poussant un formidable juron, et en s’élançant, les poings fermés, dans la direction de son adversaire.
Le docteur Rabican et M. Bouldu se précipitèrent entre les combattants, qu’ils eurent grand-peine à séparer.
Mais, l’affaire n’en demeura pas là.
Le Russe et l’Anglais, se déclarant mutuellement offensés, constituèrent des témoins. Une rencontre fut jugée inévitable.
Il fut décidé que les deux hommes se battraient à la première relâche, c’est-à-dire à Samsoun.
L’officier russe avait choisi pour témoins le professeur Van der Schoppen et M. Bouldu, qui n’avait jamais fait mystère de ses opinions antianglaises.
William Lubbock prit le docteur Rabican et le facétieux Philibert Dubois, qui s’était vanté, à maintes reprises, d’avoir assisté à une douzaine de rencontres, soit comme témoin, soit comme principal acteur.
Tous quatre se réunirent dans une cabine vide, mise à leur disposition par le capitaine, et l’on discuta les conditions du combat.
Le Russe avait déclaré choisir le sabre d’ordonnance.
L’Anglais ne voulait se battre qu’au pistolet.
Philibert, qui jusqu’alors n’avait pas dit une parole, alla s’assurer que Sa porte de la cabine était bien fermée, et que personne n’écoutait au-dehors.
— Vous comprenez, dit-il, en poussant un joyeux éclat de rire, qu’il est de notre devoir de ne pas laisser ces deux braves gens s’exterminer ainsi. Heureusement, ajouta-t-il, que je me trouve là à point pour arranger les choses.
— Et comment ? demanda Van der Schoppen, avec des yeux étonnés.
— C’est bien simple, monsieur le professeur.
— Sans doute en proposant aux adversaires de se battre simplement à coups de poing, ce qui serait d’une excellente hygiène ?
— Nullement, M. Van der Schoppen. Il ne faut pas mettre de la kinésithérapie partout. Je vais tout bonnement dire à mon Anglais que le Russe regrette énormément ses paroles ; vous, de votre côté, vous direz au Russe que l’Anglais lui fait des excuses. Voilà mon moyen. Pour être renouvelé de Molière, il n’en est pas moins infaillible.
— Très bien, cher Monsieur Dubois, dit en souriant le docteur Rabican ; mais permettez-moi de vous faire observer que vous faites bien peu de cas de notre dignité de témoins, et qu’une telle façon d’agir est en matière de duel, tout à fait incorrecte.
— L’humanité avant tout ! déclama solennellement Philibert, en se campant, les bras croisés, dans une pose à la Mirabeau.
— Parfaitement, l’humanité avant tout ! Et je me battrai avec le premier qui dira le contraire, affirma l’impétueux M. Bouldu, sans s’apercevoir de l’évidente contradiction que contenaient ses paroles.
— La manie homicide du duel, déclara sentencieusement à son tour, le professeur Van der Schoppen, est une folie bien caractérisée. Si les adversaires ne se réconcilient pas, je les classe dans la catégorie des malades, je quitte le rôle de témoin pour prendre celui de médecin, et je fais à mes duellistes, pris ensemble ou séparément, une sérieuse application de ma méthode !
Et le professeur Van der Schoppen, retroussant ses manchettes, mit en évidence deux poings si bien musclés qu’on eût pu, sans hyperbole, les comparer à des épaules de mouton.
— D’après la tournure que prennent les événements, dit le docteur Rabican, je crois qu’il ne fera pas bon être à la place de nos clients, le Russe et l’Anglais.
Le docteur, voyant l’allure héroï-comique que prenait l’histoire du duel, résolut de laisser aller les événements.
Il avait beaucoup de confiance d’ailleurs dans la finesse malicieuse de Philibert Dubois. Quelques instants après, ce dernier s’approchait de son ami l’Anglais.
— Mon cher monsieur Lubbock, dit-il en lui serrant affectueusement les mains, si votre adversaire se repentait des paroles qu’il a prononcées contre vous, je pense que vous n’exigeriez pas que le combat ait lieu, je vous crois trop humain pour cela.
— Assurément non, répondit M. Lubbock, je ne suis pas un tigre altéré de sang. D’ailleurs, je suis père de famille. Néanmoins, j’exige une réparation, je veux des excuses effectives.
— Vous les aurez. Votre adversaire regrette amèrement les paroles qu’il a prononcées. Tout ce qu’il demande c’est que, de votre côté, vous reconnaissiez vous-même que vous avez mis trop d’animosité dans la défense de vos opinions.
— J’en conviendrai volontiers, car c’est l’exacte vérité. Je tiens seulement à ce que l’on ne doute pas de la bravoure d’un citoyen anglais.
— Sur ce pied-là, l’affaire est arrangée. Je reviendrai dans un instant vous soumettre un projet de procès-verbal.
Pendant ce temps, M. Bouldu avait tenu au Russe un semblable langage.
L’officier, de même que son adversaire, reconnaissait avoir eu beaucoup de torts, mais exigeait, lui aussi, des excuses.
Philibert Dubois, rédigea donc, d’une façon habilement ambiguë, un procès-verbal, à la lecture duquel chacun des adversaires pouvait croire que l’autre lui faisait des excuses.
Le Russe et l’Anglais, d’un même mouvement, se donnèrent une cordiale poignée de mains qui compléta la réconciliation.
Au repas suivant, Philibert eut le soin de tenir le dé de la conversation, et il le fit avec tant de verve et d’abondance, que ni le Russe, ni l’Anglais n’eurent la possibilité de placer une parole qui pût dissiper la méprise causée par le procès-verbal.
Au dessert, les deux ennemis de la veille sablaient ensemble le Champagne et jetaient les bases d’une grandiose alliance anglo-russe, qu’ils déclaraient invincible.
Tout le monde félicita le commis-voyageur sur la maestria avec laquelle il arrangeait les affaires d’honneur.
Le silencieux Okou lui-même, quoique tout le monde fût convaincu qu’il n’entendait aucune langue européenne, montra, par quelques sourires discrets, qu’il avait admirablement compris toutes les péripéties du petit drame dont le Volga venait d’être le théâtre.
Le lendemain, on relâcha à Samsoun ; le paquebot ne s’y arrêta que le temps de remplir ses soutes de charbon et de renouveler ses approvisionnements d’eau et de vivres frais.
Samsoun, une petite ville turque à demi-ruinée, n’offre rien de curieux.
Aussi les explorateurs s’abstinrent-ils d’y descendre.
Le Volga, après avoir mis à terre nombre de passagers turcs, entre autres le pacha et ses deux acolytes, se remit en route vers le milieu de l’après-midi.
Il devait, le surlendemain matin, toucher à Trébi-zonde, d’où il n’y aurait plus, pour arriver à Poti, que douze heures de traversée.
Le temps continuait à être admirable.
Le voyage se poursuivit sans incident, égayé par les facéties de Philibert Dubois, la naïveté de Van der Schoppen et la bonne humeur de M. Bouldu, qui ne se mettait plus guère en colère que quatre ou cinq fois par jour.
Jonathan Alcott était devenu invisible ; il piochait assidûment ses grammaires et ses lexiques, comme le faisaient, d’ailleurs, avec non moins d’acharnement, Yvon Bouldu et Van der Schoppen.
Mme Rabican et Alberte avaient jusqu’alors admirablement supporté la traversée.
On fit escale à Trébizonde, l’ancienne ville grecque, pendant trois heures.
Il y a, dans les environs, d’admirables ruines. Tout le monde descendit à terre pour les visiter ; et Alberte profita de l’occasion pour faire prendre l’air à ses deux protégés, Zénith et Nadir, qui, depuis Constantinople, avaient témoigné, par leurs aboiements, du mécontentement qu’ils éprouvaient de se trouver prisonniers dans l’entrepont du Volga.
Ils montraient leur joie par mille gambades, et ce ne fut, au retour, qu’au prix de mille efforts et d’une quantité notable de morceaux de sucre, qu’on put leur persuader de prendre place dans les canots qui devaient les ramener à bord.
Parmi les passagers, deux seulement n’étaient pas descendus à terre : Jonathan, acharné à l’étude, et le mystérieux Okou.
Depuis l’incident du duel, celui-ci n’avait pas reparu à la table d’hôte des passagers. L’on apprit qu’il se trouvait souffrant dans sa cabine.
Le capitaine craignait même, tant l’état du malade était grave, qu’il ne trépassât avant qu’on fût arrivé à Poti.
Le docteur Rabican, que la physionomie méditative d’Okou avait impressionné, et qui, d’ailleurs, prenait au sérieux les obligations de sa profession de médecin, jugea de son devoir d’aller visiter l’inconnu.
Okou était en proie à un violent accès de fièvre.
Il bégayait des paroles sans suite, et tout son corps était agité de crispations nerveuses.
Le docteur lui tâta le pouls, lui fit prendre des cachets de quinine et fit composer, par le cuisinier du bord, une tisane rafraîchissante.
Le lendemain, Okou allait déjà mieux.
Il serra affectueusement la main de son médecin et, à la grande surprise de celui-ci, balbutia quelques mots de mauvais français mêlés de latin.
Le docteur Rabican avait été, quelque vingt ans auparavant, ce qu’on appelle au lycée un fort en thème ; la conversation put donc avoir lieu sans trop de difficultés.
Après avoir formulé d’emphatiques remerciements, Okou se dressa sur son séant et demanda, avec inquiétude, au docteur :
— N’ai-je rien raconté pendant mon délire ? Vous m’obligerez fort (ero gratissimus) en me répétant les paroles que j’ai pu prononcer.
— Cela me serait absolument impossible… Vous avez, il est vrai, beaucoup parlé, mais c’était dans un langage mélangé de tant d’idiomes divers et inconnus de moi, que je n’ai pas compris un traître mot de ce que vous avez dit.
Devant cette déclaration catégorique, dont la franche et loyale figure du docteur ne permettait pas de mettre en doute la véracité, Okou parut soulagé d’un grand poids.
— Je suis heureux de ce que vous me dites, déclara-t-il. Je suis chargé d’affaires importantes, confident de secrets qui ne sont pas les miens ; je redoutais de les avoir involontairement trahis.
Le docteur Rabican avait inspiré, sans nul doute, une grande confiance à son malade, car celui-ci daigna le mettre au courant d’une partie de son histoire.
Tout enfant, Okou avait été élevé dans le palais que le chef de la religion bouddhique occupe aux environs de H’Lassa, et il n’avait pas tardé à obtenir la confiance des lamas dont le grand conseil assiste le Dalaï-Lama, toujours très jeune, quelquefois même encore enfant, dans l’administration de son vaste royaume spirituel.
Plus tard, Okou s’était trouvé en rapport avec des missionnaires européens qui lui avaient appris le latin, et l’avaient initié aux sciences et aux langues de l’Europe.
Les bouddhistes, surtout les plus instruits, sont généralement fort sociables et vivent en excellents termes avec les missionnaires catholiques ou protestants que l’Europe envoie dans leur pays.
Ceux que le jeune lama avait connus, avaient essayé, d’ailleurs inutilement, de le convertir, mais ils étaient restés ses amis, et il avait gardé, de cette fréquentation, un grand respect pour les sciences, les religions et la politesse de l’Europe.
Okou n’en dit pas davantage.
Mais à ses réticences, le docteur Rabican crut comprendre qu’il n’avait été envoyé à Constantinople, et peut-être en Russie, que pour mener à bien une négociation diplomatique, ayant trait à la situation politique du Dalaï-Lama et de ses partisans.
Le Thibet, placé sous le protectorat plus nominal qu’effectif de la Chine, situé entre les Indes et la Sibérie, est à la fois convoité par les Anglais et par les Russes.
Mais, le Dalaï-Lama a une grande crainte des Anglais et penche plutôt du côté de l’influence russe.
En se rappelant ces détails, qu’il avait lu autrefois, le docteur Rabican crut avoir deviné la véritable cause de la présence d’Okou en Europe.
Évidemment, le lama venait de Saint-Pétersbourg ou de Moscou par la voie de Constantinople.
Le docteur Rabican était sûr d’avoir deviné juste, et il était trop discret pour faire à son malade des questions dont celui-ci évitait d’ailleurs de faire naître l’occasion, avec un machiavélisme tout oriental.
Le lama était d’une intelligence très vive et très ornée ; sa conversation latine enchanta le docteur, qui regretta vivement qu’on fût arrivé à Poti, où Okou avait annoncé qu’il séjournerait quelque temps.
Comme le Volga entrait dans les jetées du port, Okou dit au docteur Rabican qui l’avait mis au courant du but de son voyage dans l’Asie centrale :
— Je vous dois beaucoup de reconnaissance ; mais je sais, comme le disent nos livres saints, qu’aussi bien que celle du religieux, la patrie de l’homme de bien est partout ; permettez-moi de faire ce qui est en mon pouvoir pour le succès de votre entreprise. Il se peut que vous ayez à traverser les régions thibétaines. Voici une recommandation à laquelle on aura égard dans toutes les lamasseries et dans tous les pays de religion bouddhique.
Et il tendait, au docteur, une enveloppe fermée.
Sitôt arrivés à terre, pendant que Jonathan s’occupait du débarquement des chiens et des bagages, que Van der Schoppen veillait aux formalités de passeport et de douane, le docteur, demeuré sur le quai avec M. Bouldu, près de Mme Rabican et d’Alberte, eut la curiosité d’ouvrir l’enveloppe.
Elle ne renfermait qu’un petit carré de papier couvert de caractères orientaux, au-dessous desquels s’étalait, au lieu de signature, un large cachet de cire.
Le docteur, sans savoir si cette espèce de sauf-conduit lui serait d’une sérieuse utilité, le serra soigneusement dans son portefeuille. Puis, il n’y pensa plus.
Le train pour Tiflis, capitale de la province du Caucase, et Bakou, tête de ligne de chemin de fer et port sur la mer Caspienne, devait partir dans une heure.
Les voyageurs, qui avaient dit adieu à tous leurs compagnons du Volga, n’avaient que juste le temps de prendre un léger repas.
Ils avaient eu, au débarcadère, la satisfaction de voir William Lubbock et son ex-adversaire, le capitaine russe, s’éloigner bras dessus, bras dessous, suivis à peu de distance, du joyeux Philibert Dubois, qu’ils avaient invité à un somptueux déjeuner d’adieu.
Le docteur et ses compagnons avaient été l’objet d’une semblable invitation, qu’ils avaient dû décliner.
De l’office postal de Poti, où le docteur Rabican s’était rendu en toute hâte, il ne rapporta qu’une volumineuse missive, adressée par Mme Van der Schoppen à son mari, et qu’elle avait dû mettre à la poste le lendemain même de son départ, ainsi qu’un paquet de journaux français.
Dans la salle d’attente de la gare de Poti, les voyageurs rencontrèrent Philibert Dubois, qui surveillait l’embarquement d’une véritable montagne de malles noires à coins de cuivre. Ce diable d’homme semblait avoir le don de l’ubiquité. Ils l’avaient laissé, une heure auparavant, en train de se rendre à un plantureux déjeuner, ils le retrouvaient, bousculant les employés du train, les menaçant de l’amende, de la prison et même de la Sibérie et du knout s’ils avaient le malheur d’égarer une de ses précieuses malles à coins de cuivre.
Une fois rassuré sur le sort de ses colis, Philibert Dubois s’épongea le front avec un ample mouchoir de batiste, et alla serrer la main de M. Bouldu et présenter ses respects aux dames.
— Mais, dit le docteur, avec une pointe de malice, je vous croyais arrêté à Poti pour quelques jours, mon cher Monsieur Dubois. Quel heureux hasard nous procure de nouveau l’avantage de votre société ?
— C’est bien simple, répondit Philibert, en tapant harmonieusement sur le gousset aux pièces de cent sous, nous en étions au café lorsque le jeune kalmouck, qui nous servait de garçon d’hôtel, est venu m’apporter un télégramme de mon correspondant de Samarkande. J’ai laissé mon Russe et mon Anglais s’enivrer à loisir du vin du Caucase et de politique… Et me voilà.
— De vin du Caucase ? s’étonna M. Bouldu.
— Mais oui, il y en a, et même d’excellent…
Et avec un gros rire, Philibert, déboutonnant son paletot-sac, laissa entrevoir, un instant, deux flacons aux cols entourés de papier.
— Décidément, fit le docteur Rabican, vous êtes un homme admirable… Pourriez-vous, ajouta-t-il à voix basse, en le tirant un peu à l’écart, vous qu’on ne trouve jamais à court, me dire ce que c’est que ceci ?
Le docteur avait tiré de son portefeuille le sauf-conduit du mystérieux Okou. Philibert Dubois n’y eut pas plutôt jeté un regard, qu’il se recula de trois pas en esquissant un salut cérémonieux.
— Sapristi, excusez du peu !… Vous vous mettez bien, vous autres, comme on dit !
— Eh bien ?
— Le papier que vous venez de me faire voir est revêtu du sceau du Dalaï-Lama, ni plus, ni moins !
— Mais alors, c’est une excellente recommandation ?
— Une recommandation de premier ordre, et qui vous vaudra mieux, dans plus d’une occasion, qu’une escorte de cent Cosaques.
— C’est parfait. J’en suis ravi.
— Tenez, sans être très habile, parions que je devine d’où vous vient cette recommandation ? Ce doit être de ce mystérieux personnage que j’appelais l’abbé Okou, et à qui vous avez donné vos soins entre Trébizonde et Poti ?
— Peut-être bien, dit le docteur en laissant son interlocuteur dans le doute.
À ce moment, le signal du départ fut donné. Le docteur Rabican et Philibert Dubois se précipitèrent vers le compartiment où leurs compagnons avaient déjà pris place.
Les wagons étaient extrêmement confortables.
Beaucoup plus hauts et beaucoup plus larges que nos wagons français, ils étaient munis, à la mode américaine, d’un couloir central.
Des passerelles de communication pourvues de balustrades extérieures, permettaient aux voyageurs de circuler d’un bout à l’autre du train, et de contempler commodément les beautés du paysage.
Le trajet de Poti à Bakou est d’environ deux jours.
En prévision des nuits à passer en chemin de fer, le wagon peut aisément se transformer en dortoir.
Il suffit de retourner chaque banquette, pour trouver, au-dessous, les éléments d’un véritable lit, avec draps, couvertures et oreillers, le tout de la plus grande propreté.
Les explorateurs s’extasièrent à l’envi sur les avantages pratiques de cette installation.
Philibert Dubois, qui avait remplacé son panama par une calotte de voyage, se promenait d’un bout à l’autre du convoi, une cigarette à la bouche, s’arrêtant de temps à autre pour lier conversation avec les voyageurs dont la physionomie lui revenait.
Sur le train, de même que sur le paquebot, il ne tarda pas à devenir populaire.
D’ailleurs, comme c’était la septième ou huitième fois qu’il traversait le Caucase, il possédait, sur le pays, un inépuisable trésor de renseignements et d’anecdotes.
Il raconta à ses compagnons, sans leur faire grâce d’un seul détail, l’histoire du Caucase, depuis Prométhée qui, pour avoir dérobé le feu du ciel, fut enchaîné par Jupiter sur le mont Kashek, jusqu’à l’iman Schamyl, qui défendit si courageusement, contre les Russes, l’indépendance de sa patrie.
Le paysage était magnifique, mais un peu monotone.
La voie du chemin de fer suit presque en ligne droite la vallée du Kour.
Il en résulte que le voyageur a toujours devant lui la même plaine, coupée çà et là de bouquets d’arbres et de petits villages tartares, au premier plan, avec les sommets neigeux du Caucase, à l’horizon, comme une immuable toile de fond.
En somme, le voyage se faisait dans des conditions très supportables.
Le train était muni d’un wagon-restaurant, où Philibert Dubois eut le plaisir de faire goûter à ses compagnons le célèbre vin de Kislar, que récoltent des vignerons arméniens, et que l’on vend dans toute la Russie sous le nom de Bordeaux ou de Bourgogne.
Il les initia aussi au schislick, le mets national du Caucase.
— Pour faire le schislick, expliqua complaisamment le commis-voyageur gastronome, on prend un morceau de mouton, du filet autant que possible, on le découpe en fragments de la grosseur d’une noix, et l’on met ces fragments à mariner pendant dix ou douze heures dans du vinaigre avec du sel, du poivre, des oignons et du sumac. Quand la marinade est à point, on enfile tous ces petits morceaux de mouton dans une brochette, et on les fait rôtir devant un feu vif. Bien préparé, le schislick est, comme vous pouvez le voir, un mets délicieux.
Dans le Caucase, comme dans tout l’Orient, le mouton forme, pour ainsi dire, la base de l’alimentation.
On se procure difficilement du bœuf, même dans les villages d’une certaine importance, mais il n’est guère de bourgade tartare, d’aoul perdu dans la montagne, où l’on ne puisse trouver, à des prix très raisonnables, du mouton d’excellente qualité.
Dans cette contrée encore à demi-sauvage, le gibier est aussi très commun, surtout la perdrix et le pluvier.
L’art culinaire n’était pas la seule spécialité de Philibert Dubois. Il connaissait aussi, admirablement, les mœurs et les coutumes de pays traversés. À Koutaïs, la première station importante après Poti, il apprit à ses compagnons à quelles différentes races appartenaient les personnages vêtus d’oripeaux voyants dont se composait la foule qui encombrait la salle d’attente de la station.
Il y avait là des Juifs, des Arméniens, des Tatars, des Kalmoucks, des Nogaïs et des Cosaques.
Dans tout le Caucase, le commerce, l’industrie et l’agriculture sont entre les mains des Arméniens.
Les objets de leur commerce se composent, d’abord, du fameux vin de Kislar et de l’excellente eau-de-vie qu’on en extrait, enfin, des soieries, du riz, du sésame et du safran.
En dehors des Arméniens et des Juifs, la population se divise en Russes, tous officiers, employés ou fonctionnaires du gouvernement, en Cosaques, tous soldats, et en montagnards indigènes, pasteurs, chasseurs ou bandits.
Ces montagnards, mahométans fanatiques, ont fourni à Schamyl ces terribles soldats dont la Russie n’a pu venir à bout qu’en les massacrant systématiquement.
Encore aujourd’hui, on n’a jamais pu empêcher les montagnards du Caucase de ne sortir qu’armés jusqu’aux dents et de se livrer à de nombreux actes de brigandage.
Tels furent les principaux renseignements que Philibert Dubois fournit à ses compagnons de voyage. Grâce à lui, le temps s’écoulait sans ennui, en conversations joviales et en discussions intéressantes.